Le drame monétaire de Cuba et un gouvernement avide de dollars

Le ministère de l’Intérieur enquête sur Humberto Julio Mora Caballero, originaire de Camagüey et résident de Miami, accusé d’avoir organisé un réseau dédié au trafic illégal de devises.

Décembre aurait dû être le meilleur mois pour Javier depuis qu’il a commencé à travailler comme coursier de transferts de fonds. C’est maintenant une inconnue.

Ses collègues plus expérimentés dans l’entreprise lui avaient parlé des mois de décembre précédents, où les envois avaient augmenté de manière exponentielle, et par conséquent, ses gains en tant que coursier également. Cette année aurait dû être encore meilleure, spéculait Javier, se basant sur le fait que de nombreux émigrés ne viendraient probablement pas rendre visite à leurs familles par crainte de l’épidémie de Chikungunya qui sévit sur l’île, et des politiques migratoires de l’administration actuelle de la Maison Blanche. Pour compenser, leurs transferts de fonds seraient plus généreuses, a-t-il raisonné.

Comme la plupart des entreprises dédiées à l’envoi d’argent à Cuba, dans celle de Javier, les coursiers reçoivent un pourcentage de l’argent liquide qu’ils distribuent. Dans son cas, 0,5 %. Pour une livraison de 100 000 pesos, le paiement sera de 500, et ainsi de suite. Après une journée moyenne, Javier rentrait chez lui avec 1 500 à 2 000 pesos. Ce salaire augmentait à l’approche des fêtes, comme la fête des mères et des pères, en fonction de l’augmentation des transferts.

Javier a travaillé pour la dernière fois le samedi 22 novembre. Il s’en souvient sans hésiter car ce matin-là, alors qu’il effectuait sa tournée du jour, les journaux et les chaînes de télévision du gouvernement ont annoncé l’arrestation de 13 membres d’un « réseau de trafic de devises ». Il s’agissait d’une entreprise très similaire à celle dont il faisait partie. Il n’a appris la nouvelle que plusieurs heures plus tard, lorsqu’un collègue a partagé des publications à ce sujet, et a informé que les patrons demandaient de compléter les dernières livraisons et de prendre le reste du week-end libre. Depuis, Javier a à peine travaillé un ou deux jours par semaine, avec la crainte constante de tomber dans une rafle policière.

« J’espère que les choses s’amélioreront d’ici la fin de l’année, car la vérité est que maintenant je ne gagne même pas de quoi couvrir mes dépenses quotidiennes. La police passe son temps à chercher les coursiers de transferts de fonds, et ceux qui achètent et vendent des devises. Il semble que le gouvernement se soit donné pour objectif de reprendre le contrôle de tout l’argent qui entre à Cuba, comme à l’époque où Western Union fonctionnait ici », a estimé Javier.

L’étrange combinaison du poulet et des transferts de fonds

Jusqu’à l’arrivée de la Covid-19, l’économie cubaine reposait sur trois sources fondamentales de devises : l’exportation de services professionnels (surtout de santé), le tourisme et les transferts de fonds familiaux. Malgré le secret officiel, des économistes indépendants et des organismes internationaux estimaient que ces trois secteurs fournissaient au pays entre 80 et 90 % de ses revenus en monnaie étrangère. Ce calcul incluait les bénéfices obtenus par la revente de pétrole vénézuélien, qui était payée par le biais de la collaboration médicale.

La pandémie a mis fin à cet ordre des choses. Près de six ans plus tard, le tourisme accueille un peu plus d’un quart des visiteurs qu’en 2018 et ne génère qu’un cinquième de ses bénéfices d’alors, et la collaboration médicale vit ses heures les plus sombres, au milieu d’accusations de l’administration Donald Trump de « trafic de personnes » et de la fermeture de programmes aussi rentables que ceux qui étaient maintenus en Bolivie et au Brésil dans les années 2010. Parallèlement, l’approvisionnement en pétrole vénézuélien atteint difficilement une moyenne de 50 000 barils par jour, bien en deçà des besoins nationaux et de ce qui arrivait sur l’île à d’autres époques.

Les transferts de fonds familiaux sont restés la dernière grande source de devises à la portée de La Havane, du moins à court terme. Cela explique l’acharnement des autorités à les accaparer.

Auparavant, la majeure partie des transferts entrait dans le pays par l’intermédiaire de Fincimex, une société anonyme filiale du Groupe d’administration des entreprises, GAESA. Ce conglomérat de compagnies militaires contrôle plus de la moitié de l’économie productive de Cuba et a été la cible des principales sanctions décrétées par Trump au cours de ses deux mandats. Fincimex, qui servait d’entrepreneur à Western Union, gère également des cartes comme Visa et MasterCard. Plus récemment, elle s’est concentrée sur la promotion d’une nouvelle carte appelée Clásica (avec des dépôts en dollars), dont la fonctionnalité est limitée au territoire cubain mais qui permet de recevoir des transferts depuis l’étranger.

Même après le premier retrait de Western Union de Cuba en novembre 2020, Fincimex et Orbit SA (une autre entreprise créée par GAESA comme « écran » pour contourner les sanctions américaines) ont réussi à ce que la majeure partie des envois familiaux continue de passer par leurs mains. À cette époque, les « cartes MLC (1) » étaient à leur apogée, permettant au segment le plus favorisé de la population cubaine d’accéder à de meilleurs services et produits, et à leurs familles et employeurs à l’étranger de leur envoyer des transferts.

Mais les décisions gouvernementales arbitraires concernant la MLC (par exemple, le refus de l’échanger contre des dollars, bien que sa valeur soit théoriquement comparable à celle de la monnaie américaine) l’ont fait perdre en acceptation. Aujourd’hui, elle se négocie à un peu plus de la moitié du billet vert et les perspectives indiquent qu’elle ne cessera de se déprécier.

Le flux de devises transitant par les « canaux officiels » s’est encore raccourci après l’autorisation des micro, petites et moyennes entreprises (MiPyMes), dans le cadre du processus de réformes limitées imposé par les manifestations du 11 juillet 2021. Ni le système bancaire ni les entreprises du gouvernement n’étaient préparés à la nouvelle réalité.

« L’État ne dispose pas d’un mécanisme légal pour que les MiPyMes échangent leurs bénéfices en pesos contre des dollars et d’autres devises, et puissent ensuite les transférer pour payer leurs importations. Ce problème n’a pas été résolu même en octobre 2024, lorsque des normes ont été édictées obligeant les MiPyMes à engager des importateurs étatiques pour effectuer leurs achats à l’étranger. Les importateurs eux-mêmes se heurtaient au fait que les banques – également étatiques – refusaient de leur vendre des devises ou de les transférer en leur nom à des banques et des entreprises en dehors de Cuba. S’ils avaient suivi aveuglément ce qui était réglementé par le gouvernement, les MiPyMes se seraient retrouvées débordées de pesos en quelques semaines qui ne leur auraient pas servi pour le plus important : reconstituer leurs stocks. C’était un système si insoutenable qu’il n’y a pas eu d’autre choix que de l’abroger il y a quelques jours », a expliqué un professeur de la faculté d’Économie de l’Université de Camagüey.

Parallèlement à ses responsabilités académiques, il exerce en tant que comptable pour une MiPyMe de commerce de gros, ce qui lui a permis d’apprécier de première main les contradictions entre les politiques du gouvernement cubain et les mesures qui, selon la théorie économique, conviendraient d’adopter face à la crise profonde que traverse l’île. « Une étape fondamentale serait d’établir un marché des changes officiel, régi par un taux de change réaliste, “flottan”. Dans les conditions actuelles, les entreprises d’État se voient interdire l’accès aux devises, et les entreprises privées sont obligées d’opérer en permanence dans l’illégalité, recourant à des ‘financiers’ pour disposer de capitaux en dehors de Cuba », a-t-il ajouté.

Comme Javier, le professeur universitaire a également demandé que son nom ne soit pas mentionné dans ce reportage, par crainte fondée de la répression officielle. Bien que le Premier ministre, Manuel Marrero Cruz, et d’autres hauts fonctionnaires annoncent l’ouverture du marché des changes officiel depuis des mois, la vérité est que cet événement semble aussi éloigné de sa concrétisation qu’il y a un an. Au lieu de cela, le gouvernement a intensifié la persécution contre ceux qui participent au commerce informel de devises ; en premier lieu, contre la plateforme numérique El Toque, qui publie quotidiennement le taux de référence de ce marché.

L’opération policière contre le « réseau de trafic de devises » démantelé par la police fin novembre, qui a contraint l’entreprise de Javier à ralentir son rythme d’opérations, n’est qu’un chapitre de la vague de répression actuelle.

Selon la presse officielle, à la tête de la structure se trouvait un Cubano-Américain nommé Humberto Mora Caballero, originaire de la ville de Camagüey, d’où il avait établi une vaste entreprise qui, rien qu’entre février et septembre de cette année, a réalisé des opérations d’une valeur de 1 milliard de pesos et 250 000 dollars. Mora Caballero a été présenté comme le « financier » par le ministère de l’Intérieur cubain.

Le schéma fonctionnel de ce type d’entreprise est généralement simple : avec l’argent déposé par les émigrés aux États-Unis, on achète les articles commandés par les MiPyMes de Cuba. Celles-ci paient ce service et l’envoi des cargaisons avec les pesos qu’elles obtiennent de leurs opérations, évalués par rapport au dollar selon le taux de change informel. Enfin, c’est cette monnaie nationale qui est livrée aux destinataires des envois familiaux sur l’île.

L’arrestation des employés de Mora Caballero a été présentée par les autorités cubaines comme un succès dans leur « lutte contre le trafic de devises », mais cette opération ne représentait qu’une fraction du marché des changes et d’importation des MiPyMes dans son ensemble. Les 1,5 à 2 milliards de dollars qu’on estimait il y a une décennie que les émigrés envoyaient chaque année à leurs familles sur l’île pourraient servir de référence. Il s’agit de trop d’argent pour que le gouvernement n’essaie pas d’en prendre au moins une part.

« La faute leur en incombe [aux autorités], qui ont créé la méfiance en dévaluant la MLC et en refusant la possibilité de retirer l’argent de la banque. Maintenant, les gens n’utilisent des cartes comme la Clásica que parce que c’est le seul moyen d’acheter du carburant. Pour tout le reste, les gens veulent leur argent en espèces. Et seul l’ont les entreprises privées qui reçoivent et distribuent les remises », pense Javier.

Amado Viera

Publié sur Havana Times le 7 décembre 2025

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1. Le MLC (« Moneda Libremente Convertible ») est la monnaie numérique officielle de Cuba , dont la valeur est fixée à 1 US dollar. Du fait de cette valeur fixe, on l’appelle souvent simplement « dollar ».


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