Lectures. “Leila Latrèche, Cuba et l’URSS. 30 ans d’une relation improbable”

L’ouvrage de Leila Latrèche repose sur une enquête fouillée, qui combine une analyse d’archives russes et cubaines, 80 entretiens formels, de nombreuses conversations informelles et le maniement de sources de seconde main. À partir de cette enquête, l’auteur soutient que Cuba n’a pas été un satellite de l’URSS, mais que le gouvernement révolutionnaire a au contraire maintenu une certaine autonomie face à son allié – notamment en matière de politique extérieure. Cette thèse s’appuie sur une démonstration en trois temps.

La première partie de l’ouvrage s’attache à rendre compte de l’émergence du parti communiste cubain dans un contexte politique troublé par les grèves insurrectionnelles de 1933, qui entraînent l’exil de Gerardo Machado – président de 1925 à 1933. Le parti communiste est présenté comme fortement inféodé au Komintern, ce qui serait l’une des causes principales de sa ligne incohérente vis-à-vis des gouvernements cubains successifs. Ses dirigeants pratiquent en effet tour à tour l’opposition radicale et l’opportunisme (pactes avec Machado en 1933 et avec Batista en 1938, participation au gouvernement de Batista après 1940 puis soutien à la guérilla de Fidel Castro), ce qui isole le parti des autres forces militantes d’opposition sans empêcher la répression périodique de ses cadres. Ces errements n’empêchent cependant pas le parti communiste d’être associé à la prise du pouvoir par les révolutionnaires en 1959 et de jeter des ponts avec l’URSS, rapidement conviée à négocier avec les Cubains qui demandent un soutien matériel et financier en échange de leur insertion dans le monde communiste.

La seconde partie de l’ouvrage soutient que la crise des missiles d’octobre 1962 a largement déterminé les relations cubano-soviétiques du fait des perspectives divergentes de Khroutchev et Castro sur le rôle des missiles. Alors qu’il s’agissait pour le premier de renforcer la position internationale du camp socialiste, l’installation des missiles signifiait pour le second que l’URSS était prête à tout pour défendre Cuba. La résolution de la crise est comprise par Fidel Castro comme un lâchage, qui serait l’un des motifs pour lesquels le gouvernement cubain chercherait alors à construire une politique extérieure autonome, notamment en soutenant les guérillas en Amérique latine (notons ici que l’engagement cubain ultérieur en Afrique et en Amérique centrale est toutefois interprété comme étant plus ambigu par l’auteur, ne relevant ni complètement d’une indépendance stratégique vis-à-vis de l’URSS ni d’un positionnement en tant que bras armé de celle-ci). Cette autonomie est cependant soumise à des revirements à partir de la fin des années 1960, la dépendance économique croissante de Cuba envers l’URSS ne permettant pas à Fidel Castro de s’opposer trop visiblement à la doctrine et à la politique extérieure définies à Moscou.

La troisième partie, qui met en regard le « processus de rectification des erreurs et des tendances négatives » lancé dans une perspective anti-marché par Fidel Castro en 1986 et la perestroïka soviétique mise en œuvre par Mikhail Gorbatchev l’année précédente, est la plus instructive de l’ouvrage. On regrette que les éléments de compréhension de la relation Cuba-URSS qui y sont apportés n’aient pas été présentés plus tôt et n’aient pas fait l’objet d’une analyse plus approfondie. On apprend par exemple que le soutien au gouvernement de Fidel Castro a fait l’objet de conflits politiques dans le milieu fermé des dirigeants soviétiques, entre pro-cubains d’un côté et ceux qui estimaient que l’île faisait l’objet d’un traitement de faveur peu nécessaire. Si la ligne de ces derniers finit par s’imposer, il est particulièrement intéressant d’observer comment les dirigeants soviétiques ont diversement apprécié la révolution cubaine du fait de ses nombreuses hétérodoxies et n’ont finalement que très peu exercé de pression pour que le gouvernement cubain s’engage dans des réformes de type perestroïka. Enfin, la conclusion rappelle utilement ce que la notoriété du socialisme cubain doit à sa situation géopolitique entre les États-Unis et l’URSS.

La principale critique qu’on peut formuler à l’encontre de cet ouvrage est qu’il est essentiellement constitué d’une longue narration d’autant moins analytique que les débats historiographiques sur les questions traitées ne sont pas discutés. Il n’est donc pas évident de saisir ce qui distingue les travaux de l’auteur de ceux, déjà anciens, de Michael Erisman, Raymond Duncan ou Peter Shearman. Dans certains cas, cette absence de positionnement dans les débats historiographiques se transforme en véritable oubli de moments fondamentaux de la consolidation ou de la transformation du parti communiste à Cuba. Quel rôle joue les communistes dans l’écriture de la constitution de 1940 ? Où étaient-ils lors du coup d’État de Batista en 1952 ? Que s’est-il passé entre 1952 et 1957, moment où ils décident de soutenir la guérilla de Castro (1) ? L’analyse de ces moments historiques clés aurait pu apporter des éléments de compréhension de la place prise par le parti communiste dans le gouvernement révolutionnaire en 1959, ainsi que dans les négociations futures avec l’URSS.

Enfin, les réponses apportées à l’interrogation centrale de l’ouvrage – à savoir la « relation improbable » entre Cuba et URSS sans d’ailleurs que cette idée d’improbabilité ne soit jamais explicitée – demeurent à l’état de pistes éparses dans l’ouvrage puisqu’aucune conclusion consolidée ne vient les rassembler. Nous en avons toutefois identifié quelques-unes : a) le choix de Fidel Castro de se ranger du côté de l’URSS serait la conséquence de l’hostilité des États-Unis face à son gouvernement (2) ; b) L’intérêt de l’URSS pour Cuba est la résultante de sa position géostratégique et du fait que l’île constituait un exemple pour de nombreux pays du tiers-monde ; c) Les sanctions contre Fidel Castro ont finalement été limitées du fait de la volonté des dirigeants soviétiques de protéger l’unité du bloc socialiste et de l’existence à Moscou d’un « lobby pro-cubain » à Moscou. Si les premiers éléments ont déjà été étudiés ailleurs, cette dernière piste nous apparaît comme la plus originale et la plus pertinente en ce qu’elle suggère qu’il existait des dissensions au plus haut niveau du gouvernement soviétique sur la façon de traiter avec le régime cubain. Après de nombreux développements sur « Cuba » et « l’URSS » comme s’il s’agissait de blocs monolithiques, la fin de l’ouvrage offre donc au lecteur une idée forte – bien que celle-ci demeure trop peu explorée – qui va dans le sens des analyses actuelles sur l’existence d’une certaine diversité politique au sein des régimes autoritaires et totalitaires.

Marie-Laure Geoffray

Texte publié dans les Cahiers des Amériques latines. N° 70, 2013.

Leila Latrèche, Cuba et l’URSS. 30 ans d’une relation improbable, Paris, L’Harmattan, 2011, 299 p.

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Notes

1. L’auteure lie par ailleurs l’avènement du Parti communiste cubain à des faiblesses du courant anarchiste cubain qui serait « apolitique » et incapable de « concevoir une stratégie organisée à long terme ». Or, une meilleure prise en compte de la force et des orientations politiques de ce courant tout à fait politique aurait peut-être permis de mieux saisir ce qui se joue dans les conflits politiques de la décennie 1930-1940. Voir Frank Fernandez, L’anarchisme à Cuba, Paris, Éditions CNT, 2004 ; Miguel Chueca, Daniel Pinos, Karel Negrete (dir.), Cuba : révolution dans la révolution, Paris, Éditions CNT-RP, 2012.

2. Pourtant, des travaux sur l’ancrage social et politique de la révolution cubaine ont mis en avant l’existence de consignes de propagation d’une vulgate marxiste dès la fin de la première année de gouvernement révolutionnaire. Voir Richard Fagen, The Transformation of Political Culture in Cuba, Stanford, Stanford University Press, 1969; Luis Salas, Social Control and Deviance in Cuba, New York, Praeger, 1979.


Enrique   |  Histoire, Politique   |  10 26th, 2014    |