Les rappeurs cubains reconstruisent une société solidaire

INTERVIEW

Par François-Xavier Gomez

Interview publié sur libération.fr

Léa Rinaldi, réalisatrice du passionnant documentaire «Esto es lo que Hay», dialogue avec la chercheuse Marie-Laure Geoffray sur le hip-hop contestataire de Los Aldeanos et la censure au pays des frères Castro.

Pendant six ans, la documentariste Léa Rinaldi a suivi les pas de Los Aldeanos, groupe emblématique du rap cubain des années 2000. Concerts clandestins, battles, répression policière et tracasseries administratives, mais aussi scènes intimes et voyages à l’étranger rythment Esto es lo que hay, chronique d’une poésie cubaine, sur les écrans ce mercredi.

Pour parler de ce film passionnant, nous avons réuni la réalisatrice et la chercheuse en sciences politiques Marie-Laure Geoffray, maîtresse de conférences à l’Institut de hautes études sur l’Amérique latine (IHEAL-Sorbonne nouvelle Paris-III). Sa thèse de doctorat, publiée sous le titre Contester à Cuba (1), traitait des formes de contestation artistiques sur l’île, notamment le rap.

Marie-Laure Geoffray, comment vous êtes-vous intéressée au rap à Cuba ?

M.-L.G. Je me suis approchée des rappeurs pour comprendre comment certains jeunes Cubains se retrouvent pour contester, pour franchir certaines limites sans aller jusqu’à remettre en cause le régime socialiste, ou tenir un discours politique. A travers ma thèse, je voulais montrer que le rap cubain n’est pas sectoriel, ni racial, ni dissident, mais un mélange où se retrouvent une volonté d’émancipation, un rapport à l’autorité propre à la jeunesse, et une volonté de critiquer sans renier les idéaux de la révolution. J’ai ainsi rencontré Los Aldeanos en 2005, deux ans après leurs débuts.

Et vous, Léa Rinaldi ?

L.R. J’ai une formation littéraire, avec des études à Cuba. Pas du tout spécialiste du hip-hop, j’avais été attirée par le maniement de la poésie de Los Aldeanos, et par leur statut de porte-voix de la jeunesse. C’est en 2009, comme journaliste-reporter, que j’ai rencontré Aldo et Bian, les deux membres fondateurs, pour un sujet vidéo commandé par Habana Cultura (2). J’ai été impressionnée par Aldo, et peu à peu je me suis introduite dans la Aldea, leur communauté.

Comment définir cette Aldea («le village»), espace auquel se réfèrent constamment Los Aldeanos ?

M.-L.G. C’est une communauté dont l’objectif est de recréer des liens sociaux qui se sont cassés. Quand j’ai commencé à travailler à Cuba au milieu des années 2000, les jeunes de moins de 30 ans se levaient chaque matin dans un monde en déliquescence, ou toute norme et tout principe avaient disparu. Je l’ai constaté pour Los Aldeanos comme avec des collectifs artistiques tels que Omni Zona Franca ou La Catedral : ils veulent reconstruire une société solidaire, au niveau de la famille et du voisinage, de «la esquina del barrio» (le coin de rue du quartier). Cette forme d’action à dimension citoyenne et civile s’approprie l’héritage de la révolution, ce n’est pas la contestation des dissidents qui met en cause le régime ni celle, plus subtile, des intellectuels. Même si le message de Los Aldeanos peut être politique, leur but n’est en aucun cas de créer un espace politique. Quel est le meilleur gouvernement, ou comment va se passer la transition, ils n’en parlent jamais, ça ne les intéresse pas.

L.R. La dimension familiale de La Aldea est essentielle. L’intime sert de fil rouge au film, pour lui donner une portée plus universelle et dépasser le cadre d’un strict documentaire musical. D’autant que la famille d’Aldo, comme beaucoup à Cuba, est déchirée : la mère sur l’île, le père aux Etats-Unis. Les liens à l’intérieur de La Aldea sont très étroits, ses membres s’appellent «hermanos» (frères) entre eux. Et par un curieux hasard, Aldo, Bian et leur complice inséparable Silvito portent le même patronyme, Rodriguez, sans avoir aucun lien de parenté.

Les textes de Los Aldeanos sont virulents sur la corruption, l’hypocrisie du discours officiel ou la trahison des idéaux. Sont-ils un cas unique ?

M.-L.G. Non, il y a d’autres rappeurs underground. Et des artistes dont le propos est encore plus violent, comme le chanteur Gorki Aguila avec son groupe Porno para Ricardo, une formation punk harcore. Qui déconstruit le discours officiel et met en cause le régime. Mais l’esthétique punk les condamne à une audience confidentielle, alors que Los Aldeanos sont écoutés partout, et pas seulement par les jeunes.

Drapeaux, slogans : Los Aldeanos reprennent beaucoup l’imagerie et la rhétorique officielles…

L.R. Ne serait-ce que dans la longueur des chansons, qui ressemblent à des discours de Fidel Castro !

M.-L.G. Dans leurs textes, les métaphores guerrières sont légion, sans parler de leurs tatouages : «Le rap, c’est la guerre», «La trahison, c’est la mort». Un autre groupe s’appelle Escadron patriote, et ce n’est pas vraiment de l’ironie. Aldo avait lui-même réuni un collectif de rappeurs qui refusaient d’entrer dans l’Agence cubaine du rap, créée par les autorités. Il l’avait appelée «Commission d’épuration». Quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu : «Nous faisons comme le Che Guevara qui, au début de la Révolution, a éliminé les malfrats.»

Le film montre un groupe confronté à la répression policière. Quelles ont été les conditions de tournage ?

L.R. J’ai souvent été embarquée par la police. Après une attente au poste souvent très longue, tout s’arrangeait quand je sortais mon passeport français. Curieusement, on n’a jamais ouvert ma caméra pour voir ce que j’avais filmé. Peut-être parce que, parmi les policiers, on trouve de nombreux fans de Los Aldeanos. Au début du film, Aldo fait le récit d’une nuit au commissariat, où les flics se font tous photographier avec lui. J’ai été surveillée, mes conversations téléphoniques étaient sur écoute, mais on ne m’a pas empêché de travailler. La pression a en revanche été très forte sur les propriétaires des «casas particulares», les maisons d’hôtes où je logeais. En mon absence, on allait voir les propriétaires pour les menacer : s’ils continuaient à me louer une chambre, ils risquaient de perdre leur permis, donc leur gagne-pain. J’ai dû déménager des dizaines de fois.

(1) Editions Dalloz, 2012

(2) Structure de mécénat du rhum Havana Club, distribué dans le monde par Pernod-Ricard.

François-Xavier Gomez

Enrique   |  Culture, Politique, Société, Solidarité   |  09 3rd, 2015    |