Un Printemps libertaire à La Havane

Le Printemps libertaire de La Havane a été un moment bref mais intense. Les anarchistes de cette ville ont décidé que cet évènement avait le droit d’exister, malgré un climat tropical dont les spécialistes disent que nous n’avons que deux saisons : une période sèche et une période humide.

Le 3e Printemps libertaire de La Havane vient nous prouver qu’il y a d’autres saisons, d’autres cycles qui sont moins visibles, mais qui font également partie de ce monde où nous habitons. Un point est à mettre en évidence sur le Printemps de cette année, ça a été le soutien, la croissante présence, l’accompagnement et l’interaction fraternelle de compagnons venant d’autres lattitudes, qui sont venus renforcer  nos rencontres depuis l’année dernière.

Il était encourageant de voir le matin de la première session, le 7 mai, la galerie Christ Sauveur complètement remplie, dans le même espace où en mai 2013 il n’y avait que seulement dix personnes heureuses malgré tout d’initier quelque chose qui nous semblait pleine de sens malgré le vide existant autour de nous.

Les sessions ont commencé avec les mots d’ouverture d’un compagnon de la Fédération Anarchiste Gaucha, du Brésil, comme l’avait fait l’an dernier une compagne de la Fédération Kiskeya libertaria de la République Dominicaine. Il le fit en plaçant la réunion dans une perspective régionale et en mettant en interrelation nos regards d’un point de vue local et global.

Deux espaces de dialogue ont été ouverts. Le premier pour fournir les éléments nécessaires à une caractérisation de la situation cubaine au moment où se déroulait le VIIe congrès du Parti communiste cubain. L’autre concernant l’état actuel de la réalité anti-capitaliste à Cuba, du point de vue de cinq compagnons impliqués dans des luttes de cette nature à La Havane, où non seulement les anarchistes sont impliqués, mais aussi des féministes, des marxistes, des indépendants et des militants de la Jeunesse communiste. Tous avec un agenda militant particulier. C’est la démonstration de notre volonté de dialogue sans sectarisme entre des gens différents… pour pouvoir faire face à nos adversaires.

Il est devenu évident qu’à mesure où avance à Cuba et ce qu’on appelle la “Mise à jour du modèle économique cubain” nous marchons vers des territoires militants propres à une agitation sociale de type capitaliste. Dans ce scénario, des possibilités d’action s’ouvriront où les apparentes “vieilles discussions déjà dépassées par l’histoire” seront de nouveau d’actualité, et dans ce contexte nous les anarchistes nous devrons harmoniser nos héritages et nos connaissances.

Des compagnons du Mexique du le Brésil ont apporté des contributions très importantes et très précieuses à cet égard, en introduisant des lignes d’analyse qui rompent le blocus médiatique de l’Etat cubain par rapport aux niveaux extrêmement élevés de conflictivité sociale qui ont été générés dans ces pays. Pays dont les gouvernements avec des différences immenses sont les alliés du gouvernement de l’île. Les compagnons du Mexique ont fait référence à la forte répression que génère l’État mexicain et les niveaux de violence quotidienne qui sont atteints dans ce pays, où de nombreux facteurs ont conduit à une désarticulation sur une grande échelle du tissu de solidarité sociale, ce qui a atteint le propre mouvement anarchiste.

Pour sa part, le compagnon du Brésil fit un exposé sur l’évolution de la forte polarisation politique en cours entre gauches et à droites et en raison de l’avancée des organisations de cette dernière. Il expliqua l’usure d’une organisation comme le Parti des travailleurs, un parti qui a négocié avec les forces politiques les plus réactionnaires du pays pour gouverner, brouillant ainsi le profil de cette organisation. En même temps, le compa a évoqué les progrès significatifs du mouvement anarchiste dans presque toutes les régions du Brésil et l’émergence d’expériences différentes dans la gestion de l’espace, des luttes sociales sectorielles, comme cela a été prouvé dans les grèves de masse qui ont éclaté contre les plans d’urbanisme spéculatif lors du mondial de football, où les anarchistes jouèrent un rôle prépondérant.

Le dimanche, le session porta sur un panel d’expériences des communautés sans État, en prenant en référence le cas du mouvement zapatiste et les communautés autonomes des peuples de la frontière turco-syrienne. Deux thèmes, en particulier ce dernier, totalement passé sous silence par le monopole médiatique d’État cubain, parce que ce sont des peuples qui luttent contre les pratiques d’impunité autoritaire de deux États ayant de bonnes relations avec l’État cubain comme le syrien et le turc.

Deux compagnons cubains, malgré le black-out de médias nationaux, se décidèrent à organiser deux présentations avec une analyse historique et juridique sur la question des communautés autonomes du Rojava et un compagnon brésilien qui a travaillé directement avec les communautés indigènes du Chiapas prirent en charge cet espace, ils générèrent un dialogue qui a fait ressortir les circonstances défavorables dans lesquelles se déroulent ces processus de création de communautés sans État, mais aussi les contributions pratiques précieuses que nous donnent ces communautés.

À cela, il faut ajouter la contribution visible qu’est en train de faire la pensée et la solidarité des anarchistes dans ces espaces. Le compagnon qui a abordé l’expérience des communautés indigènes du Chiapas gauche l’a démontré avec un enregistrement d’une intervention du subcomandante Marcos où il exprime que, bien qu’il ne se considère pas comme un “anarchiste”, le mouvement dont il fait partie reconnaît la contribution unique qu’au sein de la gauche contemporaine font les anarchistes pour penser les réalités qu’ils sont en train de vivre.

Un compagnon provenant des médias de la contre-culture du Pays Basque, spécifiquement de la ville de Gasteiz relata une expérience intéressante d’autogestion dans un quartier ouvrier qui est sur le point d’entrer dans l’histoire en raison des plans de réaménagement urbain que le grand capital impose. Ce qui a conduit à un mouvement organisé autour de l’occupation et la défense de l’espace autonome qu’ils ont acquis dans ce contexte. Ce qui a servi à unir les compagnons de différents courants anti-capitalistes qui habituellement ne convergent pas.

Ce furent des sessions que j’oserai cataloguer d’uniques dans le contexte cubain, en prenant consciemment le risque d’être à un moment pompeux ou auto-indulgent, mais les échanges, les interventions des présents avec des questions, des observations, des commentaires qui furent d’une qualité bien au-dessus de ce que l’on vit d’habitude dans les espaces à Cuba. Tous  monopolisés par la gauche anti-impérialiste avec lss zones de silence, ses manichéismes, ses demi-teintes et l’opportunisme qui les caractérisent.

Le mercredi après-midi, le 11 mai, fut divisé en trois temps sur le thème “Espaces et expériences anarchistes internationales”, “Problèmes et perspectives des mouvements anti-capitalistes  et anti-impérialistes aux Etats-Unis” et “Aperçus (en question) de la globalisation”.

Le premier thème comprenait une importante, vivante et intéressante présentation de groupes qui apportèrent leurs expériences et leurs points de vue sur leurs réalités à la lueur de leurs pratiques. Les compagnons de Santiago de los Caballeros, nos voisins de la République dominicaine présentèrent leur nouveau siège social, un local où dans de très bonnes conditions ils mènent de nombreuses activités, parmi elles l’animation d’une bibliothèque. Ils ont développé depuis plusieurs années une initiative réussie en créant un Café philosophique. Aujourd’hui, ils animent un  jardin intensif, ainsi qu’un espace de discussion ouvert à d’autres compagnons.

Le moment était propice aussi pour rendre compte du travail que nous effectuons dans le cadre de l’engagement fédéral  des anarchistes caribéens à travers la Fédération Anarchiste de la Caraïbe et d’Amérique centrale, avec l’objectif difficile à articuler de créer une fédération des tendances anarchistes de toute la région.

Un compagnon de la Fédération anarchiste gaucha du Brésil présenta un projet d’organisation sud-américaine, il évoqua son histoire et les relations existants à l’origine avec le mouvement anarchiste d’Uruguay, il évoqua sa conception d’un anarchisme spécifique d’insertion sociale, qui a atteint une considérable diffusion dans la région en se connectant avec les mouvements des travailleurs sans emploi, les organisations de quartier et avec les initiatives socio-culturelles populaires, sans pour autant négliger la propre organisation des anarchistes.

Du quartier historique de Lavapiés à Madrid, l’un des derniers rescapés au niveau de l’Union européenne de la destruction massive du tissu populaire urbain aux mains du capital, est venu jusqu’à nous un compagnon du Centre social La Magdalena. Un espace de sociabilité anti-autoritaire dans le quartier, a été créé par des compagnons anarchistes qui, depuis deux générations de militants sont parvenus à mettre en place des projets. Ces projets ont reconstitué le tissu social populaire, ils ont  permis l’autogestion d’initiatives populaires dans différents domaines thématiques tels que l’auto-production de médias de contre-information et à travers eux la solidarité avec les camarades anarchistes emprisonnés, de plus en plus nombreux dans l’État espagnol.

La Magdalena, ainsi que Aurora Despierta ou le Centre social du quartier de Villaverde et au sein de celui-ci le groupe Albatros, créé par des militants de l’historique syndicat anarchiste CNT et de la Fédération anarchiste ibérique, font partie du remarquable réseau d’espaces et projets anarchistes qui existent à Madrid. Nous avons eu le plaisir de les avoir avec nous durant ce troisième Printemps.

La longue expérience des compagnons d’Aurora Despierta est un patrimoine inestimable avec lequel nous pouvons compter sous nos  latitudes aussi, et c’est une sympathique compagne qui a assisté aux rencontres qui nous l’a fait connaître. Patrimoine détenu aussi par les compagnons du groupe Albatros.

Un autre moment important fut la présentation par un compagnon australien du Centre social Wasteland de Sydney, dans le contexte de la scène anarchiste de cette ville. Une réalité largement inconnue à Cuba, le compagnon a décrit les dynamiques d’action, les axes thématiques face à une société australienne dominée par un rigide colonialisme interne concernant les peuples indigènes, face à la destruction capitaliste de l’environnement ou face à la renaissance du nationalisme conservateur et les politiques d’exclusion contre l’immigration interne croissante en provenance d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud.

Malheureusement, la présentation “Expressions populaires et aide mutuelle dans l’histoire de Guanabacoa” n’a pas pu se réaliser à Guanabacoa et nous avons décidé de transférer la session au populaire Parc Almendares, très proche de l’endroit où nous nous réunissions, et c’est là où se terminèrent les rencontres avec un pique-nique de clôture.

La décision prise collégialement avec les participants s’est révélée judicieuse, avec l’intervention “L’aide mutuelle, l’action directe et la vie quotidienne dans certains moments du débat anarchiste”, intervention développée par un compagnon de l’Atelier libertaire Alfredo López.

Il fut aussi discuté du fait que le meilleur véhicule pour promouvoir l’entraide est de la pratiquer, comme une forme de communication plus puissante, avec les autres tendances anti-autoritaires. Par ailleurs, il est clair que les anarchistes cubains ont été les bénéficiaires directs de cet esprit fraternel de la part des compagnons de tous les pays, même si durant des décennies le lien international a été rompu.

La fraîcheur du soir sous l’ombre protectrice des grands arbres qui couvrent le parc Almendares, créa un environnement propice pour le pique-nique de fermeture, en dégustant des friandises et des apéritifs très appropriés pour apprécier les vins et les fromages qu’avaient amené plusieurs compas.

Nous pouvons dire que ce 3e Printemps libertaire nous a laisser différents messages : les anarchistes qui habitons cette île, nous avons la claire volonté de faire revivre à Cuba l’espace de dialogue et la reconnaissance mutuelle entre les compagnons de la région et du reste du monde. Nous pouvons organiser ici des espaces et créer des formes d’agir sans “tutelles”, ni permis d’instances éloignées de nos idées anti-autoritaires et anti-capitalistes. Et tout cela avec un esprit d’auto-critique actif qui permet de surmonter nos insuffisances et nos limites organisationnelles, pour ne pas intoxiquer notre action locale avec un manteau d’auto-complaisance, de victimisations, d’auto-mystifications, d’arrogances, ce qui a été typique de la majorité des efforts contre-culturels, au moins jusqu’ici à la Havane, nous ont précédé au cours des vingt dernières années.

Les défis, comme toujours, sont énormes et les certitudes de victoires significatives très réduites, mais le désir de vivre et d’avoir des relations humaines est à la hauteur de ce que nous rêvons et c’est une bonne raison de faire ce que nous faisons. L’intensité du désir de vivre dans un autre monde, nous permet déjà de l’habiter, malgré les énormes obstacles conçu les gestionnaires du système pour nous empêcher de vivre ce rêve. Ce système avec ses juges, ses tortionnaires, ses professeurs, ses poètes, ses policiers, ses philosophes,  ses voleurs, ses urbanistes, qui sont les produits de cet ordre malade et triomphant.

Face à tout cela, et pour nous, de La Havane, Santé et anarchie compagnons !

Marcelo “Liberato” Salinas

Traduction : Daniel Pinós


Enrique   |  Politique, Société, Solidarité   |  05 24th, 2016    |