Che Guevara au-delà du mythe

LES CARNETS DE VOYAGE, film du réalisateur brésilien Walter Salles, récemment présenté au Festival de Cannes, retracent le voyage effectué à travers l’Amérique latine, en 1953, par un jeune bourgeois argentin nommé Ernesto Guevara de la Serna (1). Ce long-métrage évoque quelques mois de la vie du jeune Guevara. Les bases de l’oeuvre de Walter Salles reposent sur les carnets de Guevara et de son compagnon de route Alberto Grenado (2). L’odyssée racontée par les deux jeunes aventuriers argentins dévoile l’impact qu’eut sur Guevara la découverte des problèmes de pauvreté et d’injustice de son continent. Pourtant, le jeune Guevara du film de Walter Salles est très éloigné du mythe du Che. Salles traite du sujet avec lyrisme et humanité, plutôt que de se focaliser sur les choix politiques ultérieurs de Guevara.Nous connaissons tous Che Guevara, le guérillero héroïque qui fit sacrifice de sa vie au service de la révolution. Nous connaissons sa participation aux avant-postes de la révolution cubaine, ses responsabilités ministérielles sur l’île du Caïman vert et sa mort tragique en Bolivie. Mais au-delà du mythe, de l’icône révolutionnaire qu’il est devenu aujourd’hui, quel fut son itinéraire et quels furent ses choix politiques ?

Les années avant la révolution cubaine

Guevara participa dès l’âge de 26 ans à la révolution nationaliste du président Arbenz, en 1954, au Guatemala. Son titre de médecin en poche, il pensait être utile dans un pays qui tentait d’installer une série de réformes sociales. Mais la CIA renversa le gouvernement d’Arbenz, qui se rendit sans combattre. Guevara dût quitter le Guatemala pour le Mexique. L’échec d’Arbenz marqua profondément le jeune Guevara. Il venait de découvrir la misère du continent américain, c’est alors qu’il se radicalisa et qu’il remit en question la gauche non communiste, qu’il rendit responsable de cet échec.

C’est au Guatemala qu’il rencontra un groupe d’exilés cubains après l’échec de la prise de la caserne de la Moncada, à Santiago de Cuba en 1953, par les premières troupes de Fidel Castro. Il les retrouva en 1955 au Mexique, où ils le présentèrent à Castro qui sortait de prison. Castro et Guevara sympathisèrent et furent d’accord sur un point: la lutte armée, seul chemin pour la révolution. Le Che était devenu marxiste et il l’affirmait, alors que Fidel Castro faisait beaucoup de déclarations publiques où il parlait de démocratie et de nationalisme. Très vite le Che accepta que Castro devienne le chef de l’expédition cubaine qui devait mettre fin à la dictature de Batista.

Lorsque les survivants de l’expédition ratée à bord du Granma (3) en 1956, au cours de laquelle Guevara fut blessé, se furent enfoncés dans la Sierra Maestra, le Che décida d’opter pour le rôle de soldat au service de la cause révolutionnaire cubaine. Avec quelques hommes venus en renfort des villes, il forma le deuxième front de guérilla en soutien à Castro.

De la guérilla au pouvoir

Quelques mois plus tard, Guevara avait fait preuve de son audace et de son courage au combat. Si bien qu’un jour Castro lui dit de rajouter comandante devant son nom. Dans les mois qui suivirent, Guevara, deuxième comandante de la guérilla, entreprit toute une série d’actions audacieuses : il créa un territoire libre à El Hombrito, où il tenta d’installer une communauté civile, avec école, hôpital, atelier de fabrication d’armes, boulangerie, journal et, plus tard, la Radio rebelde.

Le Che trouvait à cette époque la direction clandestine du Mouvement du 26 juillet (4) insuffisamment révolutionnaire, simplement anti-impérialiste. Castro sollicita l’aide de tous, pas seulement celle des Soviétiques. Un pays lui apporta son soutien : les États-Unis. Le 31 mars 1958 arriva à la Sierra Maestra un gigantesque chargement d’armes provenant du Costa Rica. Son président, José Figueres, proche des Etats-Unis, collabora avec la CIA. Ces armes rendirent possible l’extension de la guérilla vers le centre de l’île. Depuis, les archives de la CIA ont parlé, mais La Havane et Washington restent muets.

Guevara fut chargé seul de défendre une zone de la Sierra, rôle certes important, mais plus anonyme que spectaculaire. Ce qui confirma sa position de deuxième comandante de la révolution fut l’invasion de l’île et sa foudroyante avancée vers Cuba.

Plus spectaculaire encore que le siège et la bataille de Santa Clara fut la prise du train envoyé en renfort par Batista, et que Guevara attaqua, obligeant les militaires à se rendre. Par ces actions, Guevara devint, grâce aux caméras de télévision et à la presse américaine, la figure décisive de la révolution, projetant au second plan Castro.

La prise de Las Villas fut dramatique pour les partisans de Batista. Durant la bataille, un groupe de militaires, retranchés dans un hôtel, se rendit. Les prisonniers furent exécutés sommairement et sans jugement, en présence de photographes, journalistes et cameramen, Les victimes étaient pour la plupart de jeunes paysans, chômeurs, récemment engagés dans l’armée.

Un des objectifs de Guevara et de Castro fut de contrôler le deuxième front de l’Escambray, front très important du point de vue militaire et politique, car se trouvant dans le centre de Cuba où opéraient les forces indépendantes du commandant Gutiérrez Menoyo (5), et celles du Directoire révolutionnaire. Guevara, désirant la collaboration du vieux Parti communiste, signa un pacte avec le Directoire révolutionnaire, puis marginalisa les forces de Menoyo en dégradant les commandants du Mouvement du 26 juillet.

Directeur de prison et président de la Banque nationale

Après la fuite de Batista, Fidel Castro rétabli son pouvoir en ordonnant à Camilo Cienfuegos de prendre la caserne de La Columbia, ce qui revenait à prendre La Havane. Il envoie le Che à la caserne de Cabaña, position secondaire aux portes de la capitale. Il interdit aussi aux troupes du Directoire révolutionnaire d’accompagner les rebelles lors de leur entrée dans la capitale. Guevara avait voulu marginaliser Menoyo; Fidel, de son côté, réduisit l’influence du Directoire et celle de Guevara.

La forteresse de La Cabaña, sous la direction de Guevara, le guérillero historique devint une prison et un centre d’exécutions.

Guevara et Raul Castro étaient préoccupés par la renaissance d’un mouvement ouvrier étudiant indépendant, et par la popularité certains commandants et ministres non communistes. Guevara déclara alors : « Il faut finir avec tous les journaux, on ne peut faire une révolution en maintenant la liberté de la presse. Les journaux sont des instruments de l’oligarchie. » Dans les mois qui suivirent la presse cubaine fut interdite, et ne subsista que l’organe du Comité central du communiste cubain, le quotidien Granma. Toute opposition au rapprochement avec l’Union soviétique fut sévèrement réprimée. Les anarchistes furent arrêtés, torturés, condamnés à de longues peines de prison contraints à l’exil (6).

Contrairement à Fidel, souhaitant « gagner du temps », Guevara et Raùl Castro désiraient affronter ouvertement les États-Unis et pactiser avec les communistes.

En mars 1959, la tension entre Raul Castro, Guevara, les vieux communistes, d’un côté, et Fidel Castro, de l’autre, s’exacerba à propos de la réforme agraire ; les premiers étant partisans d’investir les terres des latifundistes (7), tandis que Fidel souhaitait une loi.

Lors de sa nomination, en novembre 1959, comme président de la Banque nationale et responsable de l’économie cubaine, le Che émerge à nouveau comme deuxième personnage officiel de la révolution cubaine. En 1960, il devint l’un des protagonistes de la crise du pétrole, lors de la mise sous contrôle des raffineries américaines et anglaises, puis lors de la signature des accords avec Mikoyan (8). Raul Castro contrôlait désormais le pouvoir militaire et policier ; Guevara, l’économie, et l’industrie à partir de 1961. Quant à Castro, il dirigeait la réforme agraire, et la politique en général.

Guevara, qui s’inspirait du plus rigide des modèles soviétiques, croyait aveuglément à la centralisation, à la planification, à la destruction de toute forme de propriété, grande ou petite. Il croyait aussi que, du haut du pouvoir; il était possible de détruire le capitalisme et construire le socialisme. Castro et Guevara ordonnent l’étatisation de 80 % de la richesse cubaine : terres, mines, commerces, usines, transports, banques, industries. Le premier symptôme de crise surgit dans l’agriculture lors de l’assemblée de production de 1961, quand fut décrété le rationnement des produits nationaux et étrangers.

Le 26 juin 1961, le Che déclara « que les travailleurs cubains doivent petit à petit s’habituer à un régime de collectivisme. En aucune manière les travailleurs n’ont le droit de faire grève ». En effet, des grèves avaient éclaté pour protester contre la baisse des salaires décrétée par le pouvoir. La CTC (9) fut purgée d’une partie de ses dirigeants. Les communistes s’emparèrent de l’appareil syndical.

Guevara rêvait d’une industrialisation rapide de Cuba, en oubliant ses petites dimensions, sa faible population, son manque de sources d’énergie, de capitaux. Et, surtout, que le plus urgent était de conserver, et non de détruire l’industrie existante, en activité depuis plus d’un siècle. Celle du sucre, par exemple, avec ses cent cinquante usines, son réseau de transport, de magasinage, de transformation et de fabrication de produits dérivés, était de type capitaliste, comme les industries du textile, du tabac, des alcools, du cuir et de l’alimentation. Le pays, avec tous ses problèmes structuraux de monoculture, de latifundium, de marché unique, avait une économie qui permettait à 70 % de la population d’avoir un niveau de vie de type occidental, et aux 30 % qui restaient un niveau de pauvreté typique du tiers monde.

Guevara détruisit sans rien construire

Cuba produisait des cuirs tannés et des chaussures de bonne qualité. Guevara nationalisa les grandes usines et les petits ateliers ; supprima les échoppes de cordonniers qui existaient partout et envoya la majorité des ouvriers de la chaussure aux champs. Très rapidement, il n’y eut plus ni cordonnier ni chaussures, et il en allait de même avec les boulangeries, les tissus, les dentifrices, les tabacs et les allumettes.

Sa foi dans les « pays frères », Tchécoslovaquie, Pologne, Roumanie, Bulgarie, le poussa à acheter – et eux, à lui vendre – toutes les vieilles machines improductives et inutiles qu’ils conservaient.

La rupture avec Fidel Castro

Cuba est une des grandes réserves de nickel du monde: Avec de bons investissements, vingt-cinq mille ouvriers du nickel pouvaient produire autant de devises que le demi-million de travailleurs de l’industrie du sucre, toujours très chère et presque toujours non rentable. Fidel Castro, d’anti-canne devint pro-sucre, et lors de ses voyages à Moscou, en 1963 et 1964, vendit le sucre cubain aux Soviétiques.

Faisant pour la première fois preuve de sa mégalomanie, il déclara : « Je produirai dix millions de tonnes de sucre, ce sera la récolte la plus grande de toute l’histoire de Cuba, je développerai à cent pour cent l’industrie sucrière, Khrouchtchev m’enverra ces machines à couper la canne qu’on appelle des “libératrices”. »

Cet objectif ne fut jamais atteint. La réforme agraire déposséda les paysans de tout pouvoir, la gestion des coopératives agricoles passa totalement aux mains des bureaucrates nommés par le pouvoir en place (10). Cuba s’endetta de plus de un milliard de dollars en Europe. Cette somme consacrée au nickel devait permettre de développer l’industrie et toute l’économie cubaine. Mais le sucre et le socio-fidélisme dévorèrent implacablement le milliard de dollars empruntés, provoquant ainsi la ruine de la production de nickel. Guevara, déçu, abandonna l’économie et l’industrie ; ayant une vision clinique de la réalité, il ne la déguisait pas ni ne l’idéalisait comme Fidel. Son problème n’était donc pas la vision de la réalité, mais son dogme, c’est-à-dire le socialisme étatique, dont on ne pouvait douter. Guevara, grâce à ses relations économiques avec les pays de l’Est et l’URSS, commençait à découvrir le socialisme « réel ». Il se rapprocha politiquement de la Chine, du Vietnam et de la Corée du Nord. Fin 1964, son sort est joué, et le ministère de l’Industrie est absorbé par l’INRA (11). Son rêve d’industrialiser Cuba s’évanouissait. La révolution s’enfonçait dans la bureaucratisation et la militarisation.

Sachant qu’il ne pourrait s’écarter de la norme soviétique et qu’il était condamné à un avenir de bureaucrate, il choisit de s’investir dans la guérilla africaine latino-américaine avec le projet plus lointain de créer une alliance intercontinentale qui réunisse l’Afrique, l’Amérique latine et l’Asie.

Guevara, au départ meilleur soutien des vieux communistes cubains et de l’URSS, devint avec le temps de plus en plus critique vis-à-vis du système soviétique et du « caudillisme » (12) de Castro. Les méthodes de Fidel lui semblaient inaptes à créer l’homme nouveau et la nouvelle conscience sociale capable de construire le socialisme. Lors d’un séminaire à Alger, en 1965, il accusa l’URSS de néocolonialisme (13) ? À son retour à Cuba, Guevara fut accusé par Fidel, Raul Castro et le président Dorticos d’indiscipline, d’irresponsabilité et d’avoir compromis les relations de Cuba avec l’URSS. Guevara accepta les reproches.

La fin tragique du guérillero

Il disparaît alors de la circulation, et la presse mondiale commence à tisser le mystère guévariste. Où est passé le comandante argentin ? Que lui est-il arrivé ? En réalité, comme on l’apprendra plus tard, Guevara entreprend un voyage en Afrique.

En 1966, il revient à Cuba après son échec africain, puis repart pour la Bolivie, allant au devant de la défaite et de la mort. Pourquoi Castro ne fit-il pas pour Guevara ce qu’on avait fait pour lui ? Pression soviétique, jalousie ou machiavélisme (14) ?

Le Che fut-il un instrument entre les mains de Fidel Castro (15) ? Il ne sut ou ne put agir indépendamment de Fidel Castro. Che Guevara était plus un utopiste qu’un réaliste. De qui fut-il la victime, de la CIA, du KGB ou de Castro ? Sans doute le pire ennemi d’Ernesto Guevara fut le Che. Dans un monde dominé par Washington et Moscou, il s’attaqua aux deux puissances à la fois. Don Quichotte internationaliste, Robespierre tropical, idéaliste et cruel à la fois. Personnalité complexe, représentative probablement des illusions et des confusions de son temps, l’histoire gardera de lui l’image d’un aventurier, d’un personnage pathétique vivant cette époque violente, idéaliste, inhumaine et pragmatique, appelée la Guerre froide.

Daniel Pinós

Le Monde libertaire hors-série n°25 du 8 juillet au 8 septembre 2004

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1. Sortie du film en septembre 2004.

2. Publié en français sous le titre de Latinoamerica. Journal de voyage, par Ernesto Guevara et Alberto Grenado, préface de Ramon Chao, éditions Austral.

3. « Granma » signifie en anglais argotique « grand-mère », nom du yacht qui aborda sur l’île de Cuba, le 11 novembre 1956. Sur les 86 hommes embarqués, il n’y eut que 12 survivants.

4. Attaque de La Moncada, à Santiago de Cuba.

5. Le commandant Eloy Gutiérrez Menoyo était fils de républicains espagnols réfugiés en France en 1939 et frère d’un résistant des maquis français. II abandonna Cuba en 1961. Quelques années après, il organisa une expédition armée qui débarqua à Cuba pour renverser le pouvoir castriste. Il fut capturé et condamné à 20 ans de prison.

6, À paraître fin 2004, Cuba libertaire. L’anarchisme à Cuba, de Frank Fernàndez, suivi de Témoignages sur la révolution cubaine d’Augustin Souchy, aux éditions CNT.

7. Les gros propriétaires.

8. Anastas Ivanovitch Mikoyan (1895-1978), bolchevique prototype du stalinien servile.

9. Centrale des travailleurs de Cuba.

10. Sur l’échec de cette réforme, lire les Témoignages sur la révolution cubaine d’Augustin Souchy, à paraître prochainement aux éditions CNT

11. Institut national de recherche agronomique.

13.Domination d’un chef.

14. Sur la remise en question de la domination soviétique, lire Che Guevara de jean Cormier aux éditions du Rocher, 1995.

15.Lire à ce sujet Fidel de Cuba de Jean-Pierre Clerc aux éditions Ramsay, 1988.


Enrique   |  Histoire, Politique   |  06 29th, 2017    |