La liberté, la peur, et la folie

La censure a toujours existé à Cuba depuis la victoire, en 1959, de la révolution impulsée par Fidel Castro. La mort du dictateur en 2016 et l’installation de son frère Raúl à la tête de l’Etat ont pu faire croire un moment aux naïfs qu’une certaine ouverture allait s’opérer sur l’île. Il n’en fut rien, et la censure a continué de plus belle. Mais le secteur artistique demeure néanmoins, avec celui du journalisme indépendant, l’un des foyers majeurs de contestation du régime totalitaire communiste.

L’un de ces artistes censurés est le cinéaste Miguel Coyula, dont les films sont interdits à Cuba et ne peuvent être vus que lors de rencontres privées, chez l’habitant, du moins quand la police politique ne s’en mêle pas.
Dans un article publié sur le blog « Havana Times », Miguel Coyula évoque le désir de liberté de création, la peur qui tenaille nombre de Cubains devant la répression qui menace toute manifestation d’indépendance par rapport au régime castriste, et la « folie » dont on accuse ceux qui, malgré cette répression, osent défier le pouvoir et sa flicaille.

Floréal Melgar

https://florealanar.wordpress.com/2018/03/13/la-liberte-la-peur-et-la-folie/

Je ne peux me souvenir du moment où je me suis rendu compte que j’étais libre. Ce ne fut pas une révélation soudaine, ni grandiose. Quand je pense à la prison, ou même à la mort, comme conséquence de mon travail, sans en éprouver de préoccupation, je sais qu’il ne s’agit pas de courage. C’est simplement le fait que ma vie ne vaut rien si je ne peux faire ce qui me plaît et dire ce que je pense. L’erreur chez une majorité de personnes est de penser que leur vie est très importante.
A l’issue du récent festival de cinéma, je déambulais dans l’hôtel National et quelques collègues évitaient mon regard, d’autres saluaient de façon fuyante. C’est la norme. Ce pays est un pays de lâches. On a beaucoup parlé de la façon dont le gouvernement a installé la peur chez le Cubain. Mais les plus grands coupables ont été le peuple, les artistes et la presse.
En ce qui me concerne, les ennuis, qui avaient commencé avec Memorias del desarollo* (« Mémoire du développement »), se sont accentués avec, en 2017, la censure gouvernementale de Nadie et de la pièce de théâtre Les ennemis du peuple (1). Ce fait m’a permis de distinguer les personnes qui m’intéressent. Elles sont peu nombreuses, mais la qualité m’a toujours intéressé davantage que la quantité. D’autres collègues disent que je suis un fou, un cinéaste qui a franchi les limites et qui est désormais un dissident. Il s’agit d’une justification de la lâcheté. Les intellectuels du pays s’affirment publiquement contre la censure quand un organisme artistique l’exerce envers un artiste auquel ils sont liés d’une certaine manière. Mais lorsqu’ils voient la Sécurité d’Etat (2) et la police réprimer un artiste qui travaille de façon totalement indépendante, ils se réfugient dans un commode « il est devenu fou ».
Au début, ils me donnaient des conseils : « Pourquoi t’exposer autant ? » ou « Il ne faut pas trop tirer sur la ficelle ». Ensuite, plusieurs acteurs ont quitté le tournage de mon nouveau film, Corazón azul (« Cœur bleu ») et j’ai été obligé de les tuer (les personnages qu’ils interprétaient). J’ai été répudié par certains collègues. D’autres ont honte ; il y a peu de temps, un critique m’a approché pour me dire qu’il avait écrit un article sur un de mes films, mais il n’a pas osé le publier, pas même sous pseudonyme, car ils le jetteraient de son travail.
La peur ne s’étend pas seulement dans l’île, mais aussi chez des Cubains qui vivent à l’extérieur et qui craignent de ne plus pouvoir rentrer à Cuba, comme c’est le cas d’un autre critique cubain résidant à Miami, qui souhaitait d’abord écrire un article pour le Herald sur le film Nadie, mais qui, informé de la censure opérée par la police et la Sécurité d’Etat, s’est ensuite rétracté car il voyageait fréquemment à Cuba et ne voulait pas avoir de problèmes.
On peut donc dire que pour les Cubains il n’existe de liberté d’expression ni à Cuba ni à l’extérieur, au moins publiquement, sauf pour quelques-uns, le « petit groupe », comme dit le poète Rafael Alcides. Les autres manœuvrent et ont appris à naviguer « intelligemment » ou « à travers les canaux appropriés ». Je ne fais pas de différence, mon discours serait le même pour Granma (3) que pour Diario de Cuba (4). Je présenterais aussi bien Nadiedans la maison-galerie El Círculo que pour un groupe de généraux du comité central.
« Il est douloureux de vivre dans la peur… C’est ce qui rend esclave », dit Rutger Hauer dans Blade Runner. En extrapolant sur Cuba, je me demande parfois si cette majorité de gens parvient à dormir tranquille ; les plus intelligents savent qu’ils ne sont pas totalement libres. Mais non, les cuirasses se forgent, c’est une attitude défensive pour survivre, et il est évident que nombre d’entre eux se croient libres et que cela ne les empêche pas de dormir.
Par ailleurs, j’ai pu constater, au travers d’institutions et de festivals internationaux, que ce que je croyais être seulement une question de censure de mon œuvre à Cuba est en fait un problème qui s’étend au-delà du pays, dû aux intérêts politiques et économiques en lien avec le gouvernement cubain. En 2011, l’ambassade cubaine a demandé instamment au directeur du Festival de cinéma latino-américain du Liban de retirer de la programmation Memorias del desarollo, quelques jours seulement avant sa projection, et ainsi fut fait. Ensuite, l’Icaic (5) a exigé que le film soit déprogrammé d’un festival de cinéma cubain en Corée du Sud. Par ailleurs, aucun de mes longs-métrages n’a bénéficié d’une diffusion en exclusivité à Cuba, mais seulement de projections privées.
Cette année, mon documentaire le plus récent, Nadie, avait été accepté par le Festival de Mar del Plata puis refusé un peu plus tard, avec un étrange argument : la copie destinée à la projection n’avait pas été envoyée dans le format requis. Bien qu’il restait encore plusieurs mois avant le début du festival, ils ont refusé de recevoir une nouvelle copie, conforme à ce qu’ils demandaient, et ont mis fin de manière tranchante à toute discussion. Cela se passait très peu de temps après l’opération policière (5) déployée pour éviter la projection de mon film dans la maison-galerie El Círculo, à La Havane, incident qui fut commenté par la presse de langue espagnole.
Le gouvernement de Raul Castro et de ses proches doit se terminer prochainement. Mais je pense que ce pays ne changera pas, même si son gouvernement change. Il faudra un processus très long pour éliminer les dommages causés à plusieurs générations. C’est une vision pessimiste, mais la majorité des Cubains, tant la classe ouvrière que les intellectuels, ont une idée assez claire de leurs limites et des alliances possibles. Et cela est vrai pour les milieux officiels comme chez ceux qui se prétendent neutres. Je ne sais si une société où l’on ne peut mentionner publiquement les noms des dirigeants politiques, de manière directe et critique, leur semble normal. Le problème fondamental est qu’ils ne souhaitent pas rompre le rachitique cordon ombilical qui les lient aux institutions cubaines.
Je n’aspirerai jamais à un poste dans un nouveau gouvernement, car j’ai toujours détesté le jeu politique. C’est un terme confisqué par Fidel Castro qui l’a converti en quelque chose de péjoratif. Et le peuple l’a intégré ainsi. Ceux qui disent : « La politique ne m’intéresse pas » disent en réalité « Ça ne m’intéresse pas de dire du mal du gouvernement ». Je ne suis pas un politique, mais un art qui critique les politiques m’intéresse. C’est pour cela qu’il est important de dire que mes films sont politiques. Il y a beaucoup d’autres artistes cubains qui sont dans le même cas, mais ils persistent à dire que leur œuvre n’est pas politique. Il y a là une relation directe avec la question économique. Il ne s’agit pas d’idéologie, mais de plus en plus d’une société de consommation au sein d’un capitalisme à faible budget que nous vivons déjà dans l’île.
Il y a quelque temps, je discutais avec un ami qui me disait : « Moi aussi je veux faire du cinéma indépendant, mais je veux également avoir la possibilité d’aller au restaurant, dans une boîte, c’est-à-dire vivre, être heureux. » Ce à quoi je lui répondis : « Tu ne peux pas faire les deux à Cuba, et si tu crois pouvoir le faire, alors tu feras des compromis d’une manière ou d’une autre. Et donc, quelle est ta priorité ? »
Pour moi cette indépendance est la seule façon de créer en toute véritable liberté. Et au cas où je serais fou, je suis heureux de ne pas assumer ce que la majorité considère comme étant la « normalité ».

Miguel Coyula
(18 décembre 2017)
Traduction : Floréal Melgar
Source : « Havana Times ».

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(1) Voir ci-dessous la vidéo sur l’intervention policière pour empêcher des invités de pénétrer dans le lieu où devait être présentée la pièce Les ennemis du peuple. En bonus, une autre vidéo, pour les lecteurs hispanisants, où Miguel Coyula parle de la censure dans son pays.
(2) La Seguridad de Estado (Sécurité d’Etat) : police politique cubaine.
(3) Granma : quotidien du Parti communiste cubain.
(4) Diario de Cuba : blog d’opposants au régime cubain.
(5) Icaic : Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographiques.

https://www.youtube.com/watch?v=DXX_B6YPYB4

https://www.youtube.com/watch?time_continue=243&v=kZRCvLtMEJg



Enrique   |  Actualité, Politique, Répression   |  03 14th, 2018    |