Que se passe-t-il à Cuba en ce moment ?

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Nous publions aujourd’hui ce texte du réalisateur Ernesto Daranas publié sur le blog « La Cosa » de l’universitaire Julio César Guanche. Il nous permet de comprendre la situation à Cuba après la grève de la faim menée par les artistes du Mouvement San Isidro et la manifestation du 27 novembre devant le ministère de la Culture. Que nous disent ces événements ?

Ernesto  Daranas  Serrano  est  né en  1961 à La  Havane.  Il  termine  des études  de pédagogie et de géographie en 1983. Il commença tôt à écrire et travailler pour la radio: biographies,  chroniques,  pièces de théâtre, nouvelles,  jeux  radiophoniques.  A  la télévision, il fut auteur de scénarios et développa quelques intrigues pour des téléfilms. En 2004, il conçut et réalisa le documentaire Los últimos gaiteiros de La Habana (Les derniers joueurs de cornemuse de La Havane) avec lequel il obtint le prestigieux prix international du journalisme « Rey de España ». La même année, Daranas réalisa le téléfilm La vida en rosa (La Vie en rose) dont il écrivit également le scénario. Avec sa critique sociale incroyablement surréaliste, l’oeuvre se plaça rapidement au rang de film culte et se vit offrir de nombreuses récompenses dans les festivals. L’oeuvre de Daranas tourne toujours, sous une forme ou une autre, autour des soucis des gens de La Havane, avec des thèmes comme la prostitution, la misère ou encore l’absence du père, qui imprègnent la société cubaine.

Parmi ses films récents figurent Los dioses rotos (Les dieux brisés), Conducta (Conduite) et Sergio y Serguei (Serge et Seguei).

Un jeune homme sort une banderole qui dit : « Liberté. Plus de répression. #free-Denis (1). » Il l’agite devant des dizaines de personnes alignées sur le boulevard San Rafael. Les flics qui passent n’interviennent pas. Certaines des personnes présentes sortent leur téléphone portable et filment pendant quelques minutes jusqu’à ce que les flics, avec des renforts, décident d’arrêter le garçon. Puis, plusieurs des personnes présentes, surtout des femmes, commencent à exiger sa libération, à laquelle s’ajoutent d’autres cris s’opposant à l’arrestation.

De la même manière, j’ai vu Luis Manuel Otero Alcántara marcher seul dans les rues de mon quartier. Certains voisins le saluent et d’autres qui ne le connaissent pas personnellement chuchotent dans son sillage. Personne ne le traite de traître, de terroriste ou de mercenaire.

À Las Tunas, les gens protestent contre l’ouverture d’un nouveau magasin en dollars. Dans les réseaux, l’universitaire et juriste Julio Antonio Fernandez est défendu par des collègues, des amis et des citoyens après avoir été publiquement interrogé pour avoir offert des conseils juridiques au groupe 27N (2). Dans un centre d’études du pays, des jeunes hésitent à chanter les harangues en faveur du régime proposées par un de leurs pairs. L’essayiste et critique de cinéma Joel del Río est censuré dans le journal Juventud Rebelde pour avoir interrogé – sur Facebook – le journaliste Humberto López (3).

Nos médias ne reflètent rien de tout cela, mais ils ne peuvent éviter de faire référence à ces deux nuits blanches où des Cubains de l’île et du monde entier ont partagé les images en direct des femmes du Mouvement San Isidro, suivies par les images des jeunes devant le ministère de la Culture.

Que nous disent ces événements ? Quelles sont les raisons de cette crise, au-delà du Mouvement San Isidro et du 27N ? Pourquoi tant de gens, commencent-ils à réagir différemment ? Quelle est la relation que les citoyens commencent à avoir avec les médias et comment ces médias définissent-ils l’image que les gens ont de l’État ? Que se passe-t-il réellement à Cuba en ce moment ?

Je n’ai pas le temps d’organiser mes idées. Je sais que nous avons tous nos propres réponses à ces questions, mais je ne veux pas cesser de partager quelques impressions vagues :

– les demandes présentées au ministère de la Culture sont l’expression des sentiments d’un nombre croissant de Cubains. C’est de cela qu’il s’agit en réalité, bien au-delà du Mouvement San Isidro et des artistes. Le pays ne peut être divisé sur ce point et les différences doivent être traitées immédiatement. Partager la même vision politique ou idéologique ne peut être une condition sine qua non du dialogue.

– soutenir toute personne soumise à la répression pour le libre exercice de ses idées ne signifie pas nécessairement qu’elle pense comme eux. Ce qui se passe, c’est que le poids de l’État ne peut pas retomber ainsi sur tous ceux qui ne sont pas d’accord. À Cuba, il y a des procès sommaires et des personnes qui sont emprisonnées, détenues, assiégées ou expulsées de leur travail uniquement à cause de leurs idées. Cela doit cesser. Il y a des droits fondamentaux qui doivent être respectés, présents dans cette même Constitution dont Granma, dans son éditorial du 1er décembre, ne cite que l’article 4 relatif à la trahison.

– le gouvernement n’est pas la Patrie ; penser différemment du gouvernement n’est pas être un traître à Cuba et céder aux intimidations, c’est se soumettre aux intransigeants qui ont freiné les changements que le socialisme cubain a exigés. Ils peuvent également être considérés comme des contre-révolutionnaires, auteurs d’un interminable « coup d’État soft  ». Les gouvernants sont également responsables de cette crise.

– la stratégie consistant à discréditer impunément tout dissident est épuisée, surtout lorsque le droit de réponse des personnes accusées est refusé. Les réseaux ont définitivement changé la façon dont les citoyens, en particulier les plus jeunes, interagissent avec les médias. C’est une génération habituée à accéder aux sources, à les contraster, à émettre ses critères et à reconnaître ceux des autres.

– bien qu’il ait traversé une crise qui a duré plus de trois décennies, l’idéal de la Révolution est encore latent chez de nombreux Cubains. Cependant, la gestion du gouvernement n’a peut-être jamais été autant remise en question qu’aujourd’hui, même par les révolutionnaires eux-mêmes. La société cubaine offre des signes clairs de la nécessité d’un modèle beaucoup plus participatif qui traduise en faits concrets cet État de droit auquel nous aspirons.

– depuis son origine, la Révolution a été l’objet de programmes d’ingérence extérieure, mais mettre toute critique dans ce même sac l’isole de sa propre réalité, avec la contradiction qu’elle dépend de plus en plus de l’apport de l’exil et de la normalisation des relations avec les États-Unis. Jusqu’à quand la possibilité d’un dialogue interne qui assume enfin notre riche diversité nationale et le droit du Cubain d’être le maximum responsable de son propre développement sera-t-elle retardée ?

– l’économie est la meilleure expression de la politique, tandis que la culture est l’espace où s’expriment les véritables préoccupations de la nation, au-delà de ce qui est reflété dans nos médias. Face à cela, l’existence d’une presse et d’un art indépendants est essentielle.

– l’État doit résoudre les contradictions entre son discours politique et sa projection économique. Ce sont les faits qui montrent la direction que prennent réellement les choses. La présence militaire dans l’économie, sa dollarisation impopulaire, le frein à l’initiative privée, les hôtels de luxe construits dans des quartiers en ruines et un investissement beaucoup plus important dans le tourisme que dans l’agriculture ne sont que quelques-unes des contradictions des réformes dans un pays qui connaît de graves problèmes en termes d’alimentation, de financements, de logement et de droits civils. Une grande partie de la censure subie par les artistes est due à l’approche de ces questions. Il est donc impossible de parler de culture sans aborder ces aspects.

– l’une de nos réalités les plus coûteuses est l’exode massif des jeunes à la recherche des opportunités qu’ils ont dû trouver dans leur pays. Si la crise des 30 dernières années ne commence pas à s’inverser, beaucoup de ceux qui étaient au Parc Trillo (4) et au ministère de la Culture finiront par émigrer également. Il n’y a tout simplement pas deux jeunesses cubaines, tout comme il n’y a pas deux peuples. Cuba est un, un grand vaisseau avec près de 14 millions de voix, de visions et de critères dispersés dans le monde entier. L’État doit les représenter tous, et chaque Cubain doit être clair sur le fait que ses compatriotes ne sont pas obligés de penser et d’agir comme eux. Pendant des décennies, la nécessité de subsister nous a privés de la notion d’avenir, qui a été remplacée par l’obsession du départ. Cet avenir est maintenant celui des jeunes d’aujourd’hui, sans exception. Cuba doit être pour chacun d’eux un lieu d’opportunités, d’espoirs et de rêves.

Je connais beaucoup de jeunes qui se sont présentés devant ministère de la Culture et je partage l’essentiel des demandes formulées. Contrairement à ce qui s’est passé avec beaucoup d’entre eux, j’ai fait une partie de mon travail avec les institutions de la culture cubaine ; les confrontations ne m’ont pas manqué, mais jusqu’à aujourd’hui, aucune d’entre elles n’a été censurée. C’est ce que je demande pour chaque artiste et pour chaque Cubain.

La Havane, le 7 décembre

Ernesto Daranas

Traduction : Daniel Pinós

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1. Le jeune chanteur Denis Solís González, membre du Mouvement San Isidro, a été arrêté le 9 novembre dernier, puis jugé et condamné le 11 novembre à huit mois d’emprisonnement pour « outrage » (desacato), une infraction qui va à l’encontre des dispositions du droit international relatif aux droits humains.

2. Le groupe d’artistes et d’intellectuels qui a commencé à s’appeler « 27N » – pour le 27 novembre, date de la manifestation – a appelé à un dialogue plus approfondi, affirmant qu’ils n’étaient « pas des ennemis » mais des Cubains à la recherche d’un pays meilleur.

3. Humberto López, qui a étudié le droit, a exposé dans les médias officiels ces derniers jours des images visant à incriminer les militants du Mouvement San Isidro, suggérant des liens avec des terroristes présumés. Il était l’une des voix incluses dans une émission spéciale sur les grévistes en début de semaine, puis a manipulé des vidéos de réseaux sociaux pour dénigrer les rappeurs Denis Solis et Maykel Osorbo.

4.Le président cubain Miguel Diaz-Canel a pris la parole à la réunion du Parc Trillo à La Havane officiellement convoquée pour rassembler les jeunes partisans du gouvernement cubain et s’opposer aux menées subversives du Mouvement San Isidro. L’événement a été annoncé par les autorités cubaines comme une rencontre spontanée de jeunes en faveur de la « démocratie socialiste », mais en réalité, il a été planifié par les autorités et a bénéficié de tout le soutien logistique du gouvernement.

Photo (avec un téléphone) : Julio César Guanche

Voir la critique du film Sergio y Sergei sur le site du Monde libertaire :

https://www.monde-libertaire.fr/?article=Sergio_et_Sergei

Pour visiter le blog de Julio César Guanche « La Cosa » :

https://jcguanche.wordpress.com


Enrique   |  Actualité, Culture, Politique, Répression   |  12 9th, 2020    |