Lynn Cruz : une Cubaine extra-ordinaire

Nous avons consacré, en mai 2022, un article à Corazón Azul, un film de Miguel Coyula lors de la présentation de ce film au Festival cinélatino rencontres de Toulouse où il faisait partie de la sélection officielle dans la compétition des longs métrages de fiction :  http://www.polemicacubana.fr/?p=16275

Invitée par le festival CineHorizontes de Marseille pour la présentation du film, en novembre dernier, l’actrice principale, Lynn Cruz, a accordé un entretien au site d’information sur Cuba Serendipia :  https://serendipia-cc.com

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Quel rôle pourrait jouer l’Europe dans le futur de Cuba ? Et quelle est notre responsabilité en tant qu’Européens ?

« Je crois que le meilleur pour Cuba – qui au final est un pays pauvre dépendant des pays riches – serait que les influences de toutes les puissances étrangères se complètent, sans qu’il y ait un leader.

Le travail réalisé par les ambassades européennes dans le domaine de la culture, du cinéma, est très important. Si je suis ici en France, c’est grâce à un fonds ouvert par l’ambassade, non seulement pour produire du cinéma, mais aussi pour nous permettre de sortir de Cuba et présenter nos films à l’étranger.

C’est une très bonne chose, parce qu’un petit festival comme CineHorizontes n’a pas les moyens de nous inviter, alors même qu’il programme notre film.

Les grands événements ont l’avantage de nous ouvrir la voie vers l’international, mais quand tu n’as pas d’attaché de presse, ni même de producteur comme c’est notre cas, le film passe complètement inaperçu. Alors que dans un petit festival comme celui-ci, on se sent bien et le film prend plus d’importance.

Ce que je n’aimerais pas, c’est que Cuba commence à négocier directement avec les États-Unis. Pour nous ce serait terrible, car il n’y a aucune industrie du cinéma qui résiste à Hollywood. On l’a vu avec Rápido y Furioso (Fast and Furious) quand ils ont tourné à La Havane : les professionnels cubains sont devenus des prestataires de service pour ce film, rien de plus.
C’était comme un message du futur : Voilà ce qui vous attend. Et alors, à quoi auraient servi 63 ans de résistance et de lutte ? »

Comment vois-tu le futur de Cuba dans un an ?

« En réalité nous sommes dans une situation compliquée et difficile : l’opposition est inexistante, parce qu’on ne la laisse pas exister. Les politiques sont maîtres dans l’art de gagner du temps, du coup les luttes traînent en longueur et les mouvements se délitent.

Il existe une opposition extérieure, certes, mais à Cuba même on peut seulement parler d’opposants isolés ou de « circonstances d’opposition », comme lors de la manifestation du 27 novembre 2020 devant le ministère de la Culture. C’était un mouvement, globalement, de gauche.

Mais prenons l’exemple de Patria y Vida : l’idée était très maline, vu que ça venait bien sûr de Patria o Muerte (le slogan officiel de l’État cubain) : c’est très facile à comprendre pour le peuple. Et comme ce peuple a peur… dire Patria y Vida c’est inoffensif, c’est plus facile que de dire À bas le gouvernement par exemple.

Maintenant si on se penche sur ce qui a fait le succès de cette chanson, ce n’était pas seulement la célébrité des artistes, mais un gros budget publicitaire, qui ne pouvait venir que de Miami. Or, on imagine difficilement que ceux qui financent ce type de campagne soient de gauche… »

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Gauche, droite ou troisième voix

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« Mais aujourd’hui il y a à Cuba un groupe de jeunes qui refusent le slogan Patria y Vida et lui préfèrent Patria es Humanidad. Ni Patria o Muerte, ni Patria y Vida, mais Patria es Humanidad. Ce sont des artistes, des étudiants, libertaires, qui ne s’identifient pas à l’idéologie de Miami, à ce qu’on essaie de nous vendre comme modèle de succès, la voiture super moderne etc., ce modèle très capitaliste, ce mode de vie impensable dans un pays comme Cuba.

Donc en ce moment, à l’intérieur de l’île, il y a des mouvements plus libertaires, qui ont déjà compris qu’à chaque fois que surgit une opposition, elle n’est pas nécessairement de droite.

C’est complexe, et ça m’amène à me poser des questions : Qu’est-ce qu’on veut changer ? Et d’ailleurs, c’est quoi, Cuba ?

Et je n’ai pas vraiment de réponse, si ce n’est qu’on ne va pas en rester là, parce que les intellectuels sont très actifs, et que si beaucoup d’entre eux s’en vont, il y en a aussi beaucoup qui restent. »

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À ce point du récit, quelques éléments de biographie vous éclaireront :


Née en 1977 à La Havane, Lynn Cruz débute comme actrice au Teatro Nacional et poursuit sa carrière dans plusieurs compagnies. En 2010 elle obtient un premier rôle dans Larga Distancia (Esteban Insausti) et peu après, fonde sa propre compagnie indépendante : Teatro Kairos. En 2012 Miguel Coyula lui confie le rôle d’Elena dans Corazón Azul, une dystopie à l’esthétique forte et à l’audace politique indéniable. Le tournage durera près de 10 ans, émaillé de crises et de retournements de situation, suite à la mise à l’index par la Seguridad del Estado (la Sécurité de l’État).
En effet, Lynn produit et joue dans Nadie, documentaire de Miguel Coyula. C’est alors que police et Sécurité de l’État entrent en scène pour empêcher le public de voir ce film, de même que la pièce Los enemigos del Pueblo, dont elle est l’auteure.
En 2018 elle est déclarée persona non grata dans toute institution culturelle cubaine. Pas démontée pour autant, elle crée une pièce dont la première représentation aura lieu clandestinement à l’ISA (Institut supérieur de l’art), à l’arrache. C’est ce qui définira la poétique de sa compagnie : être prêt à jouer partout et sans scénographie prédéfinie.Elle est aussi l’auteure du roman Terminal (2018), du documentaire Desaparecida, de la pièce de théâtre Sala-R et du récit Crónica Azul, un making of du tournage fleuve de Corazón Azul.
En 2022 elle est invitée par Tania Bruguera à remonter sa pièce Los Enemigos del Pueblo (Informe Postmortem) à la Documenta de Kassel, les éditions Huron Azul publient Sala-R et elle débute l’écriture de son prochain roman, tout en parcourant le monde pour présenter le film qui a changé sa vie.

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Et toi tu restes, mais tu ne peux plus travailler…

« Voilà, c’est ça ! »

« Je suis passée par une période très difficile, parce que je travaillais dans l’institution comme actrice, avec l’ICAIC, au théâtre… et du jour au lendemain c’était comme d’être effacée, de disparaître

Tu disparais de tous les lieux que tu fréquentes, de tous les cercles sociaux, les gens commencent à craindre ta présence, la profession t’écarte, parce que personne ne veut vivre ce que tu vis.

Et qu’est-ce qui s’est passé alors ? C’était comme de mourir en tant qu’actrice mais, d’une certaine manière, renaître. C’est là que j’ai commencé le théâtre indépendant et politique.

Après la surveillance policière, après ce qui s’était passé avec la Sécurité de l’État… j’ai utilisé le théâtre comme une thérapie. Sachant que tout le monde n’a pas cette possibilité, mais je me suis dit : si je les hais, ils auront gagné. Si je me remplis de haine, je vais cesser d’agir et de penser de façon objective. Alors, qu’est-ce que je peux gagner à vivre cette situation ? »

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Liberté intérieure

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« Parce que finalement, être censurée c’était comme de voir la lumière depuis l’obscurité. Quand j’ai été écartée, j’ai pu voir la société avec un regard plus détaché. C’était très bizarre, comme d’être étrangère dans mon propre pays.

Et j’ai pu comprendre comment fonctionne l’opposition externe, aussi. Parce que très vite, beaucoup d’inconnus ont commencé à m’envoyer des invitations.

Alors que je n’étais pas très connue (à Cuba, si tu ne fais pas de télé tu n’existes pas comme actrice), seulement du milieu culturel, j’avais acquis une certaine respectabilité pour un film tourné en 2010… et tout d’un coup j’étais reconnue non pas pour mon travail d’actrice, mais pour une action déterminée.

Et qu’est-ce qui s’est passé ? J’ai remarqué que les gens voulaient se rapprocher de moi. Mais moi… je ne lutte que pour ma propre liberté. Je n’ai aucune prétention, je ne vais libérer personne.

Des sites de presse en ligne de Miami m’appelaient pour des interviews. Et leurs gros titres étaient trop… ce n’était pas ma voix. Pas plus que dans les journaux Granma ou Juventud Rebelde… Je me sentais mal à l’aise parce que ce n’était plus moi.

À ce stade je n’avais plus rien à perdre, et j’ai poursuivi ma route. Et peu à peu, j’ai retrouvé mon centre.

Non pas que j’aime cette situation d’oppression, mais simplement que je ne veux pas cesser d’être moi-même. Parce que cette chose, la censure… t’oblige d’une certaine façon à réagir et à entrer dans une lutte qui est un cercle vicieux. Qui finit, pour beaucoup, en prison ou en exil.

Or, je ne veux pas me sentir obligée de fuir. J’ai donc décidé, tout simplement, de continuer ma route. »

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Pouvoir de transition

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« En même temps, j’ai besoin de croire que je peux contribuer à quelque chose. Je ne suis pas sûre que ça serve à grand chose, mais je sens que ce que je fais, si ça me transforme moi, si je peux transmettre quelque chose au travers d’une œuvre, ça peut aussi transformer les autres. Au moins un peu. »

Tu as des projets ?

« Oui, en ce moment j’écris un roman. C’est une dystopie basée sur la pandémie, ce que c’est que de la vivre dans un pays comme Cuba. Ça s’appelle El País del Sí (Le Pays du Oui). Et nous venons aussi de commencer un nouveau film, cet été quand nous étions à Berlin. »

Et Corazón Azul, on ne peut pas le voir à Cuba ? Ou seulement chez toi ?

« Voilà, mais nous sommes aussi allés chez d’autres artistes. Par exemple chez Omni Zona Franca à Guanabacoa et au Coco Solo Social Club à Marianao. Et on annonce la possibilité de projeter le film dans le cadre de Ciné bajo las Estrellas, à l’ambassade de Norvège (n.b. la projection a bien eu lieu en novembre). Actuellement nous ne pouvons pas faire de présentation publique, mais tant qu’on ne l’annonce pas sur les réseaux sociaux, on nous laisse tranquilles. On doit faire profil bas. »

Dans une interview à Diario De Cuba, tu as dit quelque chose qui me paraît très intéressant : « Notre réalité ne peut pas être comprise à l’extérieur de Cuba si on ne l’aborde pas depuis l’imaginaire ».

« Oui, comment faire comprendre, comment capter l’attention d’un public non cubain sur un drame cubain ?

J’ai bien vu qui s’est passé avec Corazon Azul, dans les réaction du public il y a vraiment de tout. Alors qu’en montrant les choses sous un jour absurde, les gens comprennent mieux et même, ils rient !

Bien sûr il y a déjà eu Virgilio Piñera et d’autres auteurs, pas seulement cubains, qui ont choisi la dérision. En fait ta réalité, si tu la racontes de façon réaliste, le public pense que c’est un mensonge.

Je préfère convoquer l’imaginaire plutôt que la réalité. »

Comment vois-tu le futur de Cuba dans un an ?

« En réalité nous sommes dans une situation compliquée et difficile : l’opposition est inexistante, parce qu’on ne la laisse pas exister. Les politiques sont maîtres dans l’art de gagner du temps, du coup les luttes traînent en longueur et les mouvements se délitent.

Il existe une opposition extérieure, certes, mais à Cuba même on peut seulement parler d’opposants isolés ou de « circonstances d’opposition », comme lors de la manifestation du 27 novembre 2020 devant le ministère de la Culture. C’était un mouvement, globalement, de gauche.
Mais prenons l’exemple de la chanson Patria y Vida (« la patrie et la vie ») : l’idée était très maline, vu que ça venait bien sûr de « Patria o Muerte » (« la patrie ou la mort », le slogan officiel de l’État cubain) : c’est très facile à comprendre pour le peuple. Et comme ce peuple a peur… dire « Patria y Vida » c’est inoffensif, c’est plus facile que de dire « À bas le gouvernement » par exemple.
Maintenant si on se penche sur ce qui a fait le succès de cette chanson, ce n’était pas seulement la célébrité des artistes, mais un gros budget publicitaire, qui ne pouvait venir que de Miami. Or, on imagine difficilement que ceux qui financent ce type de campagne soient de gauche…
Mais aujourd’hui il y a à Cuba un groupe de jeunes qui refusent le slogan « Patria y Vida » et lui préfèrent « Patria es Humanidad » (« la patrie c’est l’humanité »). Ni « Patria o Muerte« , ni « Patria y Vida« , mais « Patria es Humanidad« . Ce sont des artistes, des étudiants, libertaires, qui ne s’identifient pas à l’idéologie de Miami, à ce qu’on essaie de nous vendre comme modèle de succès, la voiture super moderne, etc., ce modèle très capitaliste, ce mode de vie impensable dans un pays comme Cuba.
Donc en ce moment, à l’intérieur de l’île, il y a des mouvements plus libertaires, qui ont déjà compris qu’à chaque fois que surgit une opposition, elle n’est pas nécessairement de droite.
C’est complexe, et ça m’amène à me poser des questions : Qu’est-ce qu’on veut changer ? Et d’ailleurs, c’est quoi, Cuba ?
Et je n’ai pas vraiment de réponse, si ce n’est qu’on ne va pas en rester là, parce que les intellectuels sont très actifs, et que si beaucoup d’entre eux s’en vont, il y en a aussi beaucoup qui restent. »
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Découvrez le trailer de Corazón Azul :

https://www.youtube.com/watch?v=2IWBUE1UEIQ&t=4s

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Enrique   |  Culture, Répression, Société   |  03 12th, 2023    |