Observer de manière critique


Nous avons déjà évoqué sur ce site l’existence de l’Oservatoire critique de La Havane,  un espace de rencontres et de réflexions horizontales autour d’ expériences auto-organisées dans le domaine social, artistique, écologique, des médias alternatifs, de la recherche socio-historique, de l’éducation et de la pédagogie, etc., autant de thèmes et de démarches qui se synthétisent dans la notion, nouvelle à Cuba, d’autogestion, autant comme pratique concrète que comme proposition politique générale adressée à l’ensemble de la société cubaine. Position qui a amené fin 2009 l’Observatorio Crítico à prendre l’initiative d’un appel contre les « obstructions et interdictions qui frappent actuellement les initiatives sociales et culturelles ». L’interview d’un des principaux organisateurs de cet Observatoire Critique permet d’en savoir un peu plus sur cette démarche novatrice, indépendante de l’Etat cubain, voire se situant dans une forme de dissidence de fait.

(Interview publiée dans la revue électronique d’art et de culture Esquife, n° 68, mars 2010)

Depuis plusieurs années le mois de mars donne lieu à la réalisation de la manifestation appelé Observatoire Critique. Patronné par l’AHS (Asociación Hermanos Saíz) de la Province de La Havane et coordonné par Mario Castillo (responsable de la section de Critique et Recherche, coordinateur de la Cátedra Haydee Santamaría, chercheur de l’Institut cubain d’Anthropologie). A la veille d’une nouvelle édition, nous avons discuté avec Mario.

Quelle a été l’origine du nom de cet événement ?

À partir de la nécessité de combler un vide qu’avait l’AHS de la province de La Havane et de manière générale de l’AHS elle-même, en tant qu’espace d’analyse socioculturelle de l’environnement créatif et de la jeune création elle-même, en comprenant cette dernière dans un sens allant au-delà de l’artistique. La jeune création comme poesis, en son sens originaire, totalisateur. D’autre part, la Cátedra Haydee Santamaría articulait une série d’espaces et de rencontres avec des lignes thématiques qui avaient la potentialité d’être un noeud “transhabanero” [transhavanais] et transdisciplinaire dans leurs analyses socioculturelles. Le nom a été choisi par Dmitri Prietro et Pavel Alemán, fondateurs de la Cátedra, en le reprenant partiellement d’un autre événement qu’avait organisé le pernicieux Ignacio Ramonet, un intellectuel à la mode dans les mass médias cubains au début des années 2000.

La majorité des travaux exposés au cours des rencontres pourrait être qualifiée de « critiques sociales alternatives », pas tant par les sujets traités que par la loupe « différente » avec laquelle ils sont observés. Cette sélection de textes est-elle intentionnelle et quel est le motif qui préside à cette sélection ?

Évidemment que c’est intentionnel. Par rapport à ce qui est de l’“alternatif”, c’est un terme que certains d’entre nous dans la Cátedra avons discuté, parce que l’alternativisme est toujours défini face au miroir du commun, de ce qui est dominant et ainsi il lui arrive de se transformer en une nouvelle marchandise intellectuelle, en un sport creux pour se distinguer comme élite originale et qui au final ne produit rien, au-delà des voyages et des doctorats ; des fausses étiquettes générationnelles, etc. Je crois qu’une intention commune aux Observatoires que nous avons organisés, plus que cultiver cet alternativisme, a été de générer un espace horizontal de construction non seulement de savoirs, mais d’interactions, de façons de nous relationner collectivement et ensuite, à partir de là, de voir les connaissances et les perspectives d’analyse qui sont produites. Des interactions, qui ont été plus ou moins efficientes, et en cela nous devrons travailler mieux à l’avenir, mais que nous avons ainsi préfiguré : un espace où ont autant de valeur analytique une oeuvre plastique, un projet communautaire, une recherche monographique, un essai de critique socioculturelle, ou un documentaire. Cela nous l’avons encore plus obtenu lors du dernier Observatoire. Nous avons abandonné définitivement la pratique funeste d’inviter des personnalités pour “rehausser le niveau de l’événement”, les “conférences magistrales”, la lecture d’exposés. Dans la mesure des possibilités des participants, pour le prochain Observatoire nous voulons mieux travailler avec les participants dans la diffusion et l’organisation générale, de telle sorte que ce soit cohérent avec tout le reste. Le monde que nous voulons, non hiérarchique et actif, nous devons le faire dès maintenant. En ce sens, a été très révélateur le dialogue que nous avons eu avec les compañeras venues de Guantánamo. Elles nous ont avoué leur surprise et, par moments d’avoir même été déconcertées par ce qu’elles ont vécu lors des sessions de l’Observatoire. Habituées à l’organisation académique et ritualisée de manifestations, que la majorité des jeunes intellectuels assumons sans aucun conflit, y compris que nous reproduisons avec enthousiasme, depuis la manière de s’habiller jusqu’à la gestion des sessions, en passant par les thèmes, cela s’est conclu pour elles par une expérience inédite, à laquelle elles se sont activement jointes. Cela a des effets très fragiles et à la fois très puissants, des allées et retour, parce qu’avant nous les avons connues dans un espace bien établi dans le circuit des manifestations académiques comme le Festival de la nationalité à Bayamo et, regarde maintenant où a fleuri ce petit arbre…


Crois-tu que ce type d’analyse définit la jeune critique cubaine actuelle ? Lesquels sont d’après toi les principaux éléments qui la caractérisent ?

Dans beaucoup d’aspects la jeune critique cubaine actuelle se différencie peu de la vieille critique cubaine actuelle. Quant aux procédés critiques, une actualisation s’est produite, à partir d’une incorporation discrète des immenses apports de Pierre Bourdieu, Néstor García Canclini, Edward Said, Jesus Martín Barbero, Beatriz Sarlo, Cornelius Castoriadis, Michel Foucault, entre beaucoup d’autres. Mais dans le meilleur des cas, ils ont été pris comme actualisation de façon académique et non comme des outils pour construire des parcours analytiques propres, à partir des problèmes légués par l’histoire culturelle nationale, ce qui a ôté la puissance de ces rénovations, quand elles se sont produites. C’est que, comme l’a dit il y a quelque temps Pedro de Oraa à la génération d’artistes plasticiens des années 80, « ce qui est actuel n’est pas seulement ce qui est présent, c’est ce qui est agissant », aussi bien les éléments du passé restés encore irrésolus, que les problèmes et les nécessités que produit l’action elle-même, la pratique politico-intellectuelle dans le présent. Je crois, d’autre part, qu’il existe une atomisation très grande parmi ceux qui pratiquent la jeune critique cubaine actuelle, aussi bien entre nous, qu’avec le reste des créateurs, exception faite des artistes plasticiens, où a émergé le personnage du curador [commissaire] et aussi parmi les musicologues qui ont de plus en plus une présence salutaire et prometteuse lorsqu’il s’agit d’analyser les processus culturels du pays. Nous sommes récemment allés à Sancti Spiritus où nous organisons le vidéo-débat itinérant “Amérique Profonde”, un espace que l’on s’est procuré dans la Cátedra Haydeé Santamaría pour interagir avec d’autres créateurs au sein de l’AHS, avec du matériel documentaire sur des expériences d’autoorganización de jeunes en Amérique latine aujourd’hui, pour en débattre, les analyser, etc. D’autres jeunes y ont participé, mais personne ( !) de la section de critique et recherche de l’AHS de la province n’a assisté à cette rencontre, sauf Yasmine León, la présidente de la section, qui a fait tant d’effort pour que cela ait lieu. Cela a à voir avec des processus plus vastes qui dépassent l’Association et devant lesquels elle a dû se placer. La critique et la recherche ont perdu du terrain à tous les niveaux de l’enseignement cubain, face à la prédominance de l’instruction, avec un système d’enseignement étatique, qui n’échoue pas pour ce qui est massif, mais pour son caractère uniformisant et centralisateur, duquel tous, enseignants et élèves, nous voulons fuir, parce que nous y sommes objectivés. C’est un système éducatif qui a tourné le dos aux projets pédagogiques révolutionnaires les plus puissants des XIXè et XXè siècles, depuis la pédagogie libertaire de Francisco Ferrer, Sebastián Faure, etc., jusqu’à l’éducation populaire de Paulo Freire, entre autres propositions, en ne permettant pas de renforcer le pouvoir social des élèves, des parents et des communautés sur une question aussi stratégique que l’éducation. L’insistance de l’Etat s’est plutôt efforcé de perfectionner le modèle positiviste qu’a introduit Enrique José Varona à l’époque de l’intervention nord-américaine, en visant à créer des professionnels formés, prêts pour l’exploitation salariée par le mieux offrant. D’autre part, les jeunes cubains, on nous invite depuis des décennies à exécuter des objectifs historiques, jamais à les formuler. Tout cela donne pour résolu le phénomène sociologique de l’abelardito [petite tête d’œuf], le jeune diplômé studieux mais qui n’est dans rien, et qui, ensuite, vient à l’Association pour voir ce qu’il peut en retirer… De là vient le vide de la critique, même si, par chance, selon Rubén Blades, la vie te donne toujours des surprises…

Comment classerais-tu l’événement depuis l’institution (AHS) ? Existe-t-il d’autres espaces de l’institution qui a cette ligne ?

C’est une réalisation de l’AHS et de nous. L’Observatoire Critique est une petite maquette de laquelle pourraient sortir des relations les plus saines entre les collectivités et l’État dans une société en transition au communisme libertaire, qui est ce qui aurait du avoir été fait depuis un moment à Cuba : un processus de transfert des fonctions étatiques internes vers les collectifs de travail et des collectifs sociaux. C’est-à-dire : nous nous organisons pour préparer un événement et notre organisation nous assigne un budget, qui s’ajoute avec ce dont nous disposons déjà ; aujourd’hui, sous le concept de l’Association comme organisation non gouvernementale, cette conception s’approfondit et s’élargit. Cela nous confirme dans la thèse que l’AHS, malgré tout ce qui pouvons en dire, est une des rares organisations du pays qui fonctionne à partir de ce qu’organisent eux-mêmes ses associés de base, avec leur conception de l’organisation et leurs contenus propres. C’est cela qui est recherché : que chaque province développe un programme d’événements propres et identifiables dans l’ensemble national, avec des profils propres. C’est quelque chose très précieux dans un contexte institutionnel verticalisé à l’extrême comme c’est la cas de notre pays. Ce fonctionnement de bas en haut, personne ne l’a demandé, ce n’est la conquête de personne, cela ne fait même pas partie du discours officiel de l’AHS ; il a simplement été inévitable de ne pas l’organiser d’une autre manière, dans le cas contraire l’enfant mourait avant de naître. Une organisation de créateurs qui conçoit la création comme un fait administrativement mesurable depuis le cercle dirigeant, est condamnée à mourir. Ce que nous nous considérons utile dans tout ceci est que cette même approche, il est indispensable de la porter au niveau de la société cubaine toute entière, si nous voulons reprendre la voie de la Révolution, au-delà du mot d’ordre qui sert à maquiller les intérêts étatiques spécifiques de son autoreproduction, en les déguisant avec un concept prestigieux. Une révolution sociale est un acte de création collective, où les collectifs souverains auto-organisés, sont l’artiste. Depuis de nombreuses années nous avons dû passer par les “Comités de Défense…” aux “Comités de Développement de la Révolution” et en cela, le blocus n’a pas été un obstacle, mais une opportunité pratique énorme, kidnappée par les mêmes qui, depuis 1982, ont formulé “la doctrine de la guerre de tout le peuple”, dans laquelle, avec d’autres mots, ils reconnaissent que les collectivités organisées de manière locale et décentralisée, sont la meilleure défense face à l’agression impérialiste. Ce à quoi nous ajouterions nous, pour la création d’une culture socialiste riche, plurielle et authentique, née des besoins les plus basiques de la défense militaire, de l’alimentation et de la vie en groupe. La “nouvelle société” commence ici, maintenant et à chaque instant, sinon elle ne naîtra jamais. En cela, la contribution qui peut fournir l’expérience de l’AHS n’est pas négligeable.


À partir des coordonnées que tu as décrites, où placerais-tu tes travaux de recherche et dans quel objectif ?

Mes travaux de recherche visent à dévoiler les traces de luttes de classes dans le processus culturel cubain, à analyser la culture comme la scène silencieuse, mais durable, où ont été exposés les grands conflits que les politiques formelles ont essayé ensuite de résoudre dans le cadre de ces mêmes luttes de classes. Une approche classiste de la culture est un outil puissant pour poser la compréhension des phénomènes sociaux qui arrivent à Cuba aujourd’hui, surtout parce que les différents secteurs sociaux qui s’articulent avec une identité propre en ce moment à Cuba, ne peuvent pas s’organiser formellement et explicitement. Les tensions entre “mikis” et “repas” par exemple [*], traduit un conflit entre la jeunesse de la classe moyenne et haute du Vedado, de la Víbora, de Nuevo Vedado et celle de San Miguel del Padrón, de Marianao, Centro Habana…, la culture “miki” et “repa” sont deux manières juvéniles d’articuler leur propre philosophie politique du monde, à partir d’une même situation d’aliénation devant l’histoire et la culture cubaine précédente. Mon objectif de recherche essaye de développer les outils pour aborder la réalité cubaine contemporaine et une relecture de l’histoire de Cuba à partir de ce futur qui est déjà là.

Parlons du Prix Calendario de Ensayo, à ton avis cette recherche est-elle représentative de la critique que favorise et protège l’AHS ?

Je ne sais pas ce qu’ont en commun mon essai sur l’exotisme oriental cubain et le reste des travaux qui ont gagné ce prix précédemment. Il faudrait faire une analyse plus approfondie sur les relations existantes entre les travaux récompensés pour pouvoir ensuite commencer à répondre à cette question. Ce serait un travail réellement intéressant à faire.

Comment imagines-tu un système éducatif différent à Cuba ?

Je crois, en premier lieu, en créant les conditions pour que se déroulent un ensemble de tables rondes au niveau provincial, municipal et par des conseils populaires, où s’impliquent les élèves, les parents, les professeurs et les communautés pour discuter du thème des types d’enseignements – au pluriel – et que la presse se fasse le moyen par lequel se font connaître les propositions et les discussions. Pour que ne se reproduise pas la même chose que lors des débats des intellectuels qui ont débuté à la Casa de las Américas. Le pays est parfaitement organisé pour tout ceci, cela nous le savons tous, le problème est qu’on utilise uniquement ce procédé pour rabaisser les orientations stratégiques en vue de maintenir tout en l’état. À l’heure actuelle nous devinons déjà que personne, excepté notre capacité de créer, de faire des erreurs et de rectifier collectivement, ne va nous permettre de nous sauver des scénarios prévisibles que nous avons produits nous-mêmes, avec la tendance à déléguer ses responsabilités chez d’autres, ceux « qui savent ce qu’elles font ». Spécifiquement à l’université, qui est un domaine que je connais de près, je soutiens la mise en pratique du concept de pluriversité, qui implique la création d’espaces de production et de socialisation de connaissances, où l’on part du fait que ce processus est multidirectionnel, que coexistent de multiples savoirs et que, par conséquent, on ne peut se contenter de la triste et arrogante « extension universitaire ». Et plus encore que celle-ci, qui déjà ne remplit pas ses objectifs comme à l’époque de Mella et Alfredo López, qui, c’est certain, a séduit Mella, et non l’inverse, avec cette idée de l’université populaire qui était une version créole [**] de l’école rationaliste du pédagogue anarchiste catalan Francisco Ferrer i Guardi.

Déjà à l’intérieur du cadre enseignant universitaire, je pense que l’organisation des carrières par matières est mortelle, du moins dans celles appelées « sociales » (en partant du faux présupposé que les autres ne sont pas également sociales) : que se passerait-il si, à l’université, au lieu de suivre des matières nous traiterions des problématiques ? Par exemple, l’énergie nucléaire comme problème, non comme réalité naturalisée, traverse un ensemble de spécialités constituées et peut être analysée depuis des points de vues physiques, chimiques, anthropologiques, d’étude politiques, sociologiques, esthétiques, architectoniques, etc. A l’inverse de ce qui s’est fait jusqu’à présent partout avec les carrières, où se construisent des délimitations et de parois thématiques par spécialités en instituant des certitudes disciplinaires mortelles, il s’agirait de créer des lignes thématiques à l’existence limitée, mais rigoureuses, dont l’effet serait de mettre au jour de nouveaux champs de problématiques et des perspectives d’analyses toujours renouvelées, à partir de l’interaction entre les traditions disciplinaires, les langages et les savoirs. Le cynisme du monde académique est que, plus il parle de trans et de multidisciplinarité, moins il pense à comment favoriser ce processus dans les institutions d’enseignement ; parce que ce qui interroge l’université néo-libérale, orientée vers le marché de travail, ne pénètre pas non plus dans l’université d’Etat qui opère sous les mêmes présupposés académiques, avec des objectifs enveloppés dans la rhétorique de l’Etat national, mais où la société n’a elle non plus aucune capacité d’intervention. L’université doit être organisée en fonction des intérêts de toute la société. Si nous continuons à faire recuire le modèle d’université technocratique, modernisatrice, et dans le fond capitaliste, que nous a légué l’inévitable Enrique José Varona, nous rééditerons l’histoire d’un échec.

[Traduction spéciale pour le site OCLibertaire, reproduction vivement autorisée]

NdT [*] “mikis” et “repas”, correspondent à des types de “culture jeune” (goûts musicaux, vêtements, attitudes, manières de penser…). Les membres composant ces groupes ou « tribus urbaines » se retrouvent à plusieurs centaines dans des formes de rassemblements informels dans certains lieux de La Havane (notamment parc de la capitale devenu célèbre pour ça), le soir, pour boire des bières, se retrouver entre soi, écouter leur musiques, fumer, chanter, danser, se divertir… Ces phénomènes sont devenus habituels et traduisent une distance grandissante d’une partie de la jeunesse vis-à-vis des lieux et des espaces que l’Etat leur dédie officiellement. Il y a quelque temps, les fins de semaines étaient devenues une sorte de lutte symbolique pour occuper l’espace urbain, l’espace commun, entre les jeunes, les voisins et les autorités. Maintenant, l’occupation de cet espace (le Parque G) est devenue quasi “normale”. Il y a ainsi les mikis, repas, freakies (rockers), emos (émotionnels)… et autre vampiros (gothiques), sans oublier les reguetoneros, raperos, rastafarys, etc. Miki : bon chic bon genre (vient de Micky Mouse !) Repas : diminutif de reparteros, de reparto, quartier : jeunes des quartiers [**] De criollos, cubains d’origine européenne.


Enrique   |  Analyse   |  05 6th, 2010    |