ART PLASTIQUE : La plastique du XXème siècle

Publié sur IPS Cultura y Sociedad

Il y a déjà six décennies, un homme corpulent, en sueur dans son obscur costume de diplomate, montait les marches de l’Université de La Havane pour recevoir son doctorat en Philosophie et Lettres. Le tribunal avait dû écouter avec étonnement des affirmations aussi risquées que celle-ci : « à Cuba, la peinture n’a pas de tronc ; mais des branches successives qui forment une série de contributions assez claires et qui sont dans notre île des bourgeons spontanés de ce que, sous d’autres cieux, a eu un développement parfaitement logique. »

À la fin du XXème siecle, en se retournant vers le panorama plastique insulaire, il semblerait nécessaire de souscrire aux affirmations faites par Guy Pérez Cisneros en 1941. La diversité des poétiques, la prolifération des tendances, nous assaillent en nous demandant ce qu’il reste dans les visages les plus diverses de cet art cubain.

Les deux premières décennies du siècle ferment « l’ère de San Alejandro ». L’Académie a converti l’office en dieu, elle a vécu prédisposée contre « l’obscur créateur » dont parlait Lezama et c’est pour cela que l’avant-garde lui a tourné le dos. À force d’être justes, ces artistes professeurs ont aidé à ordonner le chaos, ils ont enseigné à peindre la surface des choses, mais tout n’a pas été quelconque en eux : le Portrait de Lili Hidalgo de Menocal fait oublier la lourdeur officielle de leurs fresques dans l’Université et dans le Palais Présidentiel. On peut objecter la pose conventionnelle du modèle, mais la toilette blanche avec la bande rose à la ceinture se découpant devant la frondaison du jardin tropical, est l’image admirable de la Cuba domestique rêvée par le patricien. Les marines de Romañach, quant à elles, apportent déjà le tourbillon d’inquiétude qui nourrira sa disciple Amelia Peláez. Le vieux peintre plante ses chevalets sur la côte de Caibarién et il peint avec ténacité un paysage qui le dépasse en énergie, ses toiles montrent avec fidélité le combat inégal. Il y a une question dans l’air.

Pour l’art nouveau, le principal est de montrer l’autre visage des choses. Víctor Manuel, encore marqué par Gauguin, redéfinit l’archétype de la beauté cubaine avec sa Gitana tropical ; Carlos Enríquez joue l’anxiété de revenir à la nature qui est aussi le sexuel primitif ; selon Carlos M. Luis :

« Les formes esthétiques que le peintre choisit pour concrétiser sa vision des choses s’approchent à un surréalisme qu’il a librement interprété à travers son appelé romancero créole, créant ainsi une œuvre agitée sans précédent dans un pays dont la nationalité surgit baignée par les lumières du XVIIIème siècle français. Carlos Enríquez, ainsi que [Fidelio] Ponce et Arístides Fernández, s’écarte de ce regard pour en imposer un autre qui montre, derrière les apparences, la tragédie qui se niche au sein d’une République mutilée. »

Deux bizarres sont dans le noyau de cette avant-garde. Fidelio Ponce conserve les vieux thèmes académiques : les Christs, les enfants, les femmes malades de mélancolie et de tuberculose, béats de souche camagüeyana rance, mais il les submerge dans des ocres et des siennes, il applique le blanc en grandes doses, il obtient des surfaces épaisses et rugueuses qui provoquent le désir de les caresser, il dessine avec de longs tracés à la façon des Greco et des Modigliani qu’il a seulement vu en reproductions. Avec des matériels de seconde main s’est créé le monde le plus personnel de la peinture cubaine.

L’autre est Arístides Fernández. Un personnage de roman, Pérez Cisneros le rappelle « [...] avec sa veste étroite , rachitique des épaules, mesquine dans les revers, c’est notre véritable symbole et une gifle aussi [...] » ; Lezama l’inclus dans Paradiso sous la figure de cet ami peintre, mort en pleine jeunesse qui est évoquée par Chacha, la médium métisse. Marqué par le muralisme mexicain, il a laissé quelques cadres, tous maîtres. Ses Lavanderas et La familia se retrata démontrent son goût pour modeler les figures jusqu’à leur donner une cohérence sculpturale et il les plante dans un paysage d’indigos et de violets que personne n’avait obtenues avant. Il a étudié les fresques de la Renaissance et il a légué un Enterrement du Christ de puissant sens humain et mystique. Le presbytérien Angel Gaztelu a écrit sur lui :

« [...] tout est muet dans l’Enterrement, avec le plus parfait et religieux silence. En effet, ce tableau est fait à force de silence. Là est sa force et sa grâce : le silence. On le voit, on le sent et on le palpe, subjuguant avec un air de grand Seigneur, avec grâce, avec un grand don de fluidité, parcourant solennellement le mur de Jérusalem, qui apparaît dramatiquement derrière les collines graciles et dessinées, se pliant doucement dans le linceul du bras du jeune homme, dans la grande chevelure noire, en premier plan, sur le dos de la Mère Vierge. Il est difficile de signaler un tableau où le silence acquiert une plus grande présence et une plus grande corporalité, qui opère avec une sobre et élégante tension dramatique. »

Arístides décède en 1935. Ce silence ferme le premier tiers du XXème. Mais sa maestria illumine tout le siècle.

En 1949, José Lezama Lima publie l’article « Lozano y Mariano » dans Orígenes – à propos d’une récente exposition  des deux artistes – dans lequel il définit leur génération comme « un état du nécessaire possible dans notre sensibilité » et plus encore, frôlant avec l’hyperbole, il précise : « C’était un état, une ville, une résistance dressée face au temps. »

Ces artistes dont les poétiques se sont noyautées autour de la publication « lezamienne » partageaient la volonté de faire une plastique plus réflexive  que polémique ; ils ont cherché l’essence du cubain comme si elle était un archétype qui pourrait être appréhendée en une fois ; face à l’influence arriviste, ils ont procuré la solidité de la tradition, ils ont bu aux plus diverses sources : dans la peinture du Siècle d’Or espagnol, chez Picasso, chez Matisse ; ils étaient préoccupés, à la fois, par la découverte de la couleur cubaine et la solidité structurelle de leurs œuvres, établies dans les paradigmes du baroque colonial.

Des pièces comme Las dos hermanas ou les multiples natures mortes d’Amelia Peláez, l’Interior del Cerro de Portocarrero ou les Guajiros de Mariano, peuvent résumer ces recherches : c’est un art qui est à jour dans les formes, mais il défend son insularité à partir de la nostalgie d’un autre âge dans lequel tout était, hypothétiquement, authentique et équilibré.

Tout était prévu par Lezama, forgeur de cette choralités, sauf la dispersion. Il y a eu des figures qui ont hésité à entrer dans cette galaxie : Roberto Diago est passé fugacement dans les pages d’Orígenes, mais son œuvre énigmatique vient d’autres sources : du surréalisme, de la santería, de sa condition tourmentée de métis qui vit entre la culture officielle et la marginalité, comme le témoignent sa faune imaginaire, son Oracle menaçant, son éventail de paon offert à Yemayá. Wifredo Lam, de son côté, a vécu sa condition caribéenne en Europe, sous la tutelle de Picasso, il a été capable de différer de Breton, en même temps qu’il apprenait à voir les Caraïbes avec des yeux surréalistes : La jungla a été peinte à La Havane, mais légitimée à l’étranger. Sa Maternidad, les pièces de la série La silla ne sont pas créoles mais d’une cubanité viscérale. Son œuvre n’a pas eu de disciples parmi nous.

La décennie des années 50 a aussi apporté le schisme d’Orígenes, ainsi que la vague abstraite. Maintenant les noms tutélaires sont Malevich, Kandinsky, Mondrian, Arp, et certains parlent déjà de Vasarely et de Calder. Il s’agit de rompre les amarres précaires qui attachent à la figuration. Le Grupo de los Once essaye d’imposer ses recherches à partir de la création de leur propre circuit d’exposition : ils ouvrent une éphémère Galerie sur la Rampa, ensuiteColor-Luz est inaugurée à Miramar. Les quelques amateurs havanais habitués au savoir-faire de Víctor Manuel font face aux teintes angoissantes de Fayad Jamís, aux huiles presque gestuelles de Consuegra, aux premiers mobiles de Sandú Darié. Une femme romanesque : Loló Soldevilla, enseigne à peindre au pistolet sur les surfaces métalliques, elle va de l’art optique au dessin industriel. Il ne semble pas y avoir une diachronie notable entre le travail de La Havane et celui de New York.
Aujourd’hui, on parle à peine de cette étape, elle s’est convertie en une espèce de tabou pour la culture cubaine. Si la génération précédente a eu des exégètes diligents comme Guy Pérez Cisneros, Lezama, Loló de la Torriente, celle-ci a seulement eu un mémorialiste tardif dans un de ses membres : Pedro de Oráa. L’abstractionnisme paraissait à certaines de provocations inutiles, à d’autres une attitude élitiste qui prétendait miner ce qu’avait déjà obtenu « l’art nouveau ». Un fâcheux essai de Juan Marinello, Conversación con nuestros pintores abstractos, basé sur les fondements les plus orthodoxes du réalisme socialiste, a accusé les créateurs d’attitude mimétique face à l’art irrationnel capitaliste ; étant donné que le texte a été diffusé au début des années 60, à un moment de profonde confrontation avec les Etats-Unis, il semblait que l’abstractionnisme équivalait à une attitude réactionnaire… et il a été passé sous silence.

Après plus de quatre décennies, il est nécessaire d’affirmer que la vague abstractionniste a été nécessaire. Portocarrero et Mariano ont renouvelé leurs langages avec de brèves incursions dans cette nouvelle façon de faire. Sans cette étape on ne pourrait pas arriver aux œuvres concises et mûres de Luis Martínez Pedro, dont la série Aguas territoriales est  devenue paradigmatique grâce à l’expressivité obtenue à partir d’une grande économie de moyens. Il est probable que Consuegra, Llinás, Mijares, ne résultent pas de figures d’une hauteur exceptionnelle, mais sans eux on n’expliquerait pas ce qui allait arriver ensuite : l’irruption du pop ou la réaction de la « nouvelle figuration ».

Un autre visage isolé ferme le cycle : Ángel Acosta León (l932-1964). Ce ne sont pas ses études à San Alejandro qui ont défini son travail. Il a été chauffeur d’autobus, vagabond, autodidacte, il a laissé aussi bien une fresque dans le terminal de cars de La Havane qu’une de ses œuvres les plus angoissantes sur un morceau de fenêtre dans le Musée de Camagüey. Marqué autant par le surréalisme que par la peinture abstraite, il est parvenu rapidement à sa propre « manière ».  Des voitures, des manèges, des cafetières, des colombines, se sont convertis en êtres voraces et destructeurs. Sa peinture possède la même atmosphère d’inadaptation et d’angoisse existentielle que de nombreuses pages de Rolando Escardó. Son suicide, pour l’expliquer encore plus, a terminé de le convertir en un être mythique pour la plastique cubaine.

L’avènement de la Révolution a marqué le début de la décennie des années 60 dans laculture cubaine. C’était une décennie d’inquiétudes, dont le profil s’avère encore très difficile à découvrir. L’île se remplie de nouveaux découvreurs : Jean Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Margueritte Duras, Antonio Saura. On écoute les Beatles en secret et Pello el Afrokán en public. Un groupe de hippies s’installe dans les jardins de l’Hôtel National. Lezama publie Paradiso et Heberto Padilla El justo tiempo humano. Deux versants esthétiques finissent par dominer le panorama de la plastique : le pop et la « nouvelle figuration ».

La nécessité de trouver des formes plus effectives pour la propagande politique et l’éducation populaire ont stimulé spécialement le dessin graphique. Très curieusement, l’art pop, dont le fondement théorique était en rapport avec la fadaise spirituelle des sociétés mercantilisées, encourageait les créateurs de l’affiche cubaine. Une nouvelle consigne, un événement politique ou culturel, une première cinématographique apportaient avec elle une affiche et sur ces dernières Rostgaard, Frémez, Beltrán, Muñoz Bach, démontraient un office et une fantaisie enviables. Dans un défi ouvert à l’art de galeries, la rue était prise d’assaut : les façades, les rues, les entrées de cinémas, étaient les lieux privilégiés. Deux images persistantes nous assaillent en parlant de cette décennie : la Flora de Portocarrero est passée de la toile pour peupler les affiches, les couvertures des revues, les boîtes de confitures et la rose isolée que Rostgaard a conçue pour l’affiche du Ier Festival de la « Canción Protesta » (Chanson Engagée).

D’autre part, le regard inquisiteur quant aux anciennes ou nouvelles conventions sociales, la crainte envers une idée indiscriminée de « massivité » et les angoisses individuelles les plus variées ont ouvert une écoutille au néo-expressionnisme ou à la « nouvelle figuration ». C’est l’heure de l’Anunciación d’Antonia Eiriz, son œuvre est un combat pour la survivance de l’individualité au milieu de la marée anonyme. L’absurde, le grotesque, passent dans ces pièces comme par celles d’Umberto Peña et de Chago Armada, comme l’autre face de la monnaie. C’était un art mal compris, presque souterrain, mais plein d’éloquence.

La décennie suivante voit surgir de la récente École Nationale d’Art, avec une certaine ingénuité de l’époque et quelque chose de l’esprit réel socialiste, l’appelée « génération de l’espérance certaine » : Nelson Domínguez, Zaida del Río, Ernesto García Peña, Flora Fong. Leur mérite fondamental a été de trouver un chemin indépendant pour leur expression, sans nostalgie du passé récent et avec une forte haleine lyrique qui les approche à la jeune littérature de ces années. C’est un groupe qui valorise hautement l’office et laisse des œuvres de facture éclairée qui sont parfois sur le point de sombrer sur l’écueil du décoratif.

Si les années 70 ont été privilégiées pour cet art lyrique, dirigé vers la pureté des formes externes et la jouissance des surfaces, les années 80 ont apporté la vague conceptuelle et l’obsession éthique. Les artistes des différents groupes – Volumen I, Puré, Arte Calle –, avaient seulement une obsession en commun : celle de s’insérer profondément dans la société pour aider à la transformer. « Les actions plastiques » de Leandro Soto, d’Abdel Hernández, d’Aldito Menéndez, les installations de Torres Llorca, les photos de Gory et jusqu’à la transition du photo réalisme au conceptualisme et « au néo dada » de Flavio Garciandía  reflètent le même esprit : une volonté de changement qui ne se limite pas au cadre esthétique.

Volumen I est resté dans le cadre des galeries, mais les jeunes qui les suivent préféreront l’espace alternatif : les maisons particulières, les rues, les endroits jusqu’alors non destinés à l’art. Plus qu’avec les œuvres on est provocateur avec l’intention et l’emplacement choisi, que se soit une performance sur l’art érotique dans les jardins de l’UNEAC, les remises de diplômes de l’Institut Supérieur d’Art, dans le Morro et La Cabaña, ou le Salon « Objeto Esculturado », dont on se souvient aujourd’hui non pas à cause de ses exposants mais pour son ouverture agitée qui a inclus – comme dans les anciens salons de l’avant-garde – la contestation de ceux qui n’ont pas été admis avec une certaine touche scatologique.

La clôture du projet « Castillo de la Fuerza » a démontré le rejet officiel à cet art qui exaltait les écarts et rejetait les mécanismes conventionnels de promotion. Le résultat a été la dispersion des groupes… et la vaste diffusion internationale de ses créateurs. En Europe Occidentale et surtout aux Etats-Unis, le phénomène du « nouvel art cubain » se transforme en boom ; des galeristes, des critiques et des spéculateurs ont afflué sur l’île en essayant « de découvrir » les nouveaux artistes ayant une œuvre prête pour le marché. Le mythe des années 80 était en marche.

Solitaire, au milieu de ce brouhaha, il y a un artiste exceptionnel : Roberto Fabelo. Héritier de Goya et de Daumier, son œuvre est signée non seulement par ses dons exceptionnels pour le dessin, mais par une peinture dans laquelle la réalité est défigurée et caricaturée cruellement, mais sans perdre son humanisme et sa tendresse. Fabelo trempe ses pinceaux dans la souffrance humaine et, sur la toile, il obtient la poésie, non pas celle de l’apparence  mais celle de la profondeur. Étranger aux polémiques et aux poses, son œuvre a crû sans exégètes, mais alors qu’avance le XXIème siècle on comprendra qu’il est une des plus remarquables figures du siècle précédent.

Pour le moment les visages de la décennie finale du vingtième siècle s’avèrent brouillées. La génération qui a vu le jour au milieu de l’effondrement du « socialisme réel » et entre les contingences de la « période spéciale » essaye encore de se consolider. Ces artistes – qui ont été appelée parfois « la génération des cyniques » par la critique Guadalupe Álvarez – concilient très bien les nombreuses conquêtes esthétiques de ceux qui les ont précédés, avec une vision plus objective de la nécessité de faire un art qui s’insère dans les grands circuits internationaux du marché alors qu’ils utilisent et abusent de l’appropriation postmoderne. Ainsi, Pedro Álvarez met les mulâtresses de Landaluze à côté des voitures de tourisme, tandis qu’Esterio Segura exhibe un Saint-Sébastien traversé par des machettes. Comme tout est questionné, tout semble valoir.

Le visage final, le plus inquiétant, est apporté par Kcho : des radeaux ou des petites embarcations rustiques, à la dérive, solitaires. Face à la vieille poétique de la terre insulaire, une actuelle et péremptoire, celle de la fuite maritime, sans joie ni direction certaine.









Enrique   |  Culture   |  10 13th, 2011    |