Les Caraïbes chez Fernando Ortiz

Fernando Ortiz a converti l’étude de la présence africaine à Cuba et, par extension, aux Caraïbes, dans un des grands thèmes de recherche qui ont conformé son œuvre.

La région des Caraïbes a dû être fascinante pour le jeune cubain Fernando Ortiz (1881-1969) qui a grandit à Minorque, une île des Îles Baléares, en contemplant les eaux de la mer Méditerranéenne et en écoutant parler sa famille de cette mer qui se trouvait « de l’autre côté » de l’Atlantique, berceau de l’île où il est né.

Il a vécu des expériences intéressantes et peu communes dans la Citadelle de Minorque, qui ont réveillé en lui la curiosité et l’intérêt pour les plus diverses cultures :

(…) Dans la Citadelle on ne parlait pas espagnol mais un dialecte spécial « minorquin » dérivé du catalan mais avec beaucoup d’influence de l’île de la Sardaigne (une île italienne) et aussi mélangé avec de nombreux mots en anglais ancien et en arabe. (…) [Dans l'école] il y avait un autre garçon qui était aussi très intelligent, un jeune noir. Cet enfant de nom de famille anglais, Marshall, était né dans le Soudan égyptien et était un esclave acheté par un homme de Minorque, lui servant de criadito ou valet pendant le séjour de son maître en Egypte, un homme d’affaires dans le blé. Toutefois quand ce jeune noir est arrivé à Minorque, c’était un citoyen libre comme les autres. Il était la seule personne de couleur dans cette île en cette époque. Il savait parler l’arabe, un peu de français, qui était la langue des transactions commerciales en Egypte. Ce garçon [appelé par tous Cao de Moru ou Tête de Maure] était aussi considéré très intelligent parce qu’il pouvait parler plus d’une langue (…).

Cette double possibilité d’appréhender les mondes qui représentaient alors les deux langues dans la petite population féodale, avec ses différents niveaux culturels et informatifs, lui a ouvert beaucoup d’opportunités.

Ortiz commence sa connaissance des Caraïbes par le biais de Cuba, dans le Musée de l’Outre-mer de Madrid comme élève de Manuel Sales y Ferré dans l’Institut des Recherches Sociologiques de Madrid. Dans l’ancien Musée de l’Outre-mer au début du XXe siècle et pour la première fois il est tombé sur les attributs d’une « terrible » et mystérieuse secte noire cubaine : les ñáñigos ouabakuás originaires du Calabar (un territoire situé entre l’actuel Nigeria et le Cameroun) qui avait horrifiés la « bonne société » du siècle précédent. Ortiz a décidé de se dédier à l’étude et à la recherche des phénomènes sociaux, religieux et culturels de Cuba et, avec le temps, il est nécessairement entré en contact avec ces processus ethnologiques, historiques et sociaux qui ont eu lieu dans ce qu’il est connu aujourd’hui comme « les Caraïbes » : les îles et les territoires côtiers Centre et Sud-américain baignés par la mer des Antille.

Ortiz a continué à découvrir les Caraïbes durant les années 20, en approfondissant ses recherches sur l’Archéologie avec les premiers chapitres de l’histoire de la découverte et de la conquête de l’Amérique, avec l’histoire économique de la région et avec ses études sur la Linguistique, comme « El vocablo conuco ». Cuba Contemporánea (La Havane) tome XXVII, nº 107, novembre 1921, page [227] – 239). De même, les contacts intellectuels établis par Ortiz par le biais de la Société du Folklore Cubain (1924) et de l’Institution Hispano-cubaine de la Culture (1926), ont rendu propice des échanges avec d’importantes personnalités de l’intellectualité caribéenne.

L’étude de l’Histoire comme source de la compréhension de Cuba a permis à Fernando Ortiz de comprendre aussi les différents aspects spécifiques de la discipline. À la fin des années vingt, avec d’autres historiens comme Emilio Roig de Leuchsenring, il a entrepris une analyse cohérente dans le but de commencer une nouvelle histoire, en harmonie avec celle qui naissait de l’École des Annales en Europe, où confluaient les aspects sociologiques, démographiques et économiques avec ceux essentiellement historiques. L’histoire économique de Cuba, en cette époque, a été abordée par Ramiro Guerra qui, en 1929, a publiéAzúcar y población en las Antillas. L’examen de l’esclavage à Cuba, concrétisé dans Los Negros Esclavos (1916) l’a nécessairement mené à la recherche de l’industrie qui a littéralement moulu des milliers de Noirs apportés de l’Afrique pour y être employés : l’industrie sucrière. L’analyse des processus économiques qui ont influencé l’histoire et la composition de la nation cubaine, a aussi apporté avec elle la recherche de ces processus dans différentes nations caribéennes et pour cela il s’est alors servi de l’œuvre d’historiens et d’économistes comme celle du jeune Eric Williams. En outre, l’étude de l’œuvre de José Antonio Saco a ouvert les portes sur l’histoire de l’esclavage dans les colonies néerlandaises, anglaises et françaises des Caraïbes. Il a été extrêmement intrigué par certaines parcelles de l’étude de l’Histoire qui n’avaient pas été scrutées jusqu’alors par d’autres ouvrages.

Dans son travail de promoteur culturel, il a fait connaître l’œuvre d’autres importants auteurs caribéens de langue hispanique, comme le Portoricain Luis Palés Matos, quand il fait le compte rendu de ses Poemas Afroantillanos dans la revue Estudios Afrocubanos (La Havane, volume I, nº 1, 1937, pages [15] – 62), et le livre de María Cadilla de Martínez, Juegos y canciones infantiles de Puerto Rico(Estudios Afrocubanos, volume IV, nº 1-4, 1940, p 131-134). Il a aussi soutenu des relations d’échange de livres et de lettres avec le Portoricain Cayetano Coll y Toste.

Il a présenté la culture d’Haïti aux lecteurs cubains – à défaut d’études faites par des natifs de l’île – au moyen de l’œuvre de chercheurs étrangers, nord-américains et d’autres anglo-saxons comme Harold Courlander (Haití singing, 1939) et Joseph J. Williams (Voodoos and obeahs : Phases of West Indian Withcrafts, 1938). Bien qu’il soit familiarisé avec l’oeuvre de Jean Price Mars, ce sera postérieurement qu’il le connaîtra et échangera une correspondance avec lui.

Dans les années quarante, Ortiz a repris un autre des sujets sur lesquels il a travaillé lors de son époque américaine, dans le but de faire connaître la brève, transcendante et pratiquement ignorée partie de l’histoire du continent américain sur les première vingt-cinq années de la présence européenne. Il a écrit une partie d’un livre intitulé Colón y la entrada del capitalismo en América (Colomb et l’entrée du capitalisme en Amérique) :

Ce livre aurait pu s’intituler Dernière description de la destruction des Indes (…) : il aurait pu aussi avoir d’autres titres, selon différents points de vue. Depuis un point de vue politique on pouvait l’appeler La conquête castillane des Antilles. S’il est simplement vu chronologiquement : Les vingt-cinq premières années de l’histoire d’Amérique Hispanique. Si, encore mieux, on essaye de donner un relief aux phénomènes économiques étudiés dans cette œuvre, on lui donnera le titre suivant : L’entrée du capitalisme en Amérique (…)

« Pour Colomb on a découvert deux mondes » a été le discours prononcé par Ortiz lors de l’inauguration du Premier Congrès National d’Histoire et publié dans la Revista Bimestre Cubana.

L’anthropologue et archéologue portoricain Ricardo Alegría a commencé une relation avec Ortiz à partir de leurs intérêts d’investigation mutuels, quand Ricardo Alegría étudiait à l’Université de Chicago dans les années quarante. Alegría a postérieurement publié  La fiesta de Loíza Aldea (Madrid, 1954), avec un prologue de Fernando Ortiz. Ortiz a été membre de l’Institut des Études des Caraïbes fondé par le Portoricain.

Avec l’arrivée des années soixante, une époque importante pour l’Outre-mer caribéen avec la continuation du processus de décolonisation commencé il y a quelques années et l’obtention de l’indépendance de plusieurs de ses plus importantes nations, Ortiz était déjà un homme âgé et malade.

Le savant cubain a été honoré lors du Colloque sur les Contributions Culturelles Africaines en Amérique Latine et dans la Zone des Caraïbes, en 1968. À son décès, le 10 avril 1969, des intellectuels de tout le monde lui ont rendu hommage et parmi eux les caribéens ont eu une place spéciale.

Ortiz, qui a connu pour la première fois un africain dans la lointaine ’île méditerranéenne de Minorque à la fin du XIXe siècle, a converti l’étude de la présence africaine à Cuba et, par extension, aux Caraïbes, dans un des grands thèmes de recherche qui ont conformé son œuvre. Du Vieux Monde occidental, d’où ont conflué les Blancs et les Noirs depuis des temps éloignés de l’Antiquité au Nouveau Monde, où on a créé un admirable et unique mélange ethnoculturel avec l’Indien qui a peuplé les plages et les forêts cubaines à l’aube d’une étape historique agitée, avec le Blanc conquérant superstitieux, imbu de pouvoir et de supériorité, avec le Noir libre et l’esclave arraché de son sol natal et obligé de vivre, de travailler et de mourir sur cette terre avec sa pensée toujours dirigée vers le retour en Afrique ; avec le Chinois trompé qui prétendait rester seulement un temps dans cette Île éloignée et qui a été condamné a y rester pour toujours, tous, en mélangeant leurs semences vitales, leurs dieux, leurs langues et leurs histoires, ont donné le résultat final de la Cubanité.

María del Rosario Díaz

Traduit par Alain de Cullant

Publié sur le site Lettres de Cuba

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Fernando Ortiz Fernández, né le 16 juin 1881 et mort le 10 avril 1969 à La Havane, est un ethnologue et anthropologue cubain. Considéré comme le plus important de sa spécialité, il est à l’origine du concept de transculturation, qu’il a appliqué au contexte culturel de la société coloniale cubaine pour expliquer l’émergence et la constitution historique de la nationalité cubaine. Il est parfois désigné comme le « troisième découvreur de l’Amérique », après Christophe Colomb et Alexander von Humboldt, en hommage à l’ampleur et à la profondeur de ses études. Il s’est en particulier intéressé à l’influence africaine dans la culture cubaine.


Enrique   |  Culture, Histoire, Société   |  02 29th, 2012    |