LITTÉRATURE : De l’être au néant cubain de Sartre

En mars 1960, quand Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir sont arrivés à Cuba, il y avait à peine quinze mois que la révolution avait triomphé dans l’île des Caraïbes, et les vents du changement, de l’enthousiasme et des espoirs couraient comme un ouragan sur les cannes à sucre. Sartre, alors le plus connu et polémique intellectuel de gauche de l’occident, a eu le coup de foudre pour la ferveur révolutionnaire cubaine et, en plus de lui consacrer un livre, il a appuyé et diffusé, en Europe, l’espérance d’un modèle de société possible dans laquelle la pensée et la culture auraient l’espace et les opportunités qui, de toute évidence, s’épuisaient dans le monde occidental, décadent et capitaliste, comme dans le bloc socialiste européen, fermé et dogmatique.
Malgré ses idées urticantes, durant toute cette décennie effervescente des années 60, Sartre a été considéré par les intellectuels cubains comme la plus brillante étoile de l’univers culturel européen et plusieurs de ses livres ont été publiés par des maisons d’édition cubaines :Qu’est-ce que la littérature ? La Putain respectueuse, Critique de la raison dialectique, Les mots, Tintoret, Séquestré de Venise, en plus de son Sartre visite Cuba…, le fruit de cette rencontre amoureuse entre l’écrivain et l’île en révolution.

Né le 21 juin 1905, cette année les français célèbrent le centenaire de Sartre comme une des grandes figures de la culture occidentale contemporaine. Avec une vie pleine de faits politiques et intellectuels, allant de sa lutte contre le fascisme allemand et l’occupation de la France jusqu’au refus du Prix Nobel en 1964 (parce que l’acceptation du prix, selon lui,  pouvait compromettre sa liberté d’expression), Sartre est surtout rappelé par son apport philosophique à travers l’existentialisme (duquel il a été, avec Albert Camus, le plus grand représentant).

Une pensée qui, partant de la synthèse de la phénoménologie d’Edmund Husserl, de la métaphysique d’Hegel et d’Heidegger et des théories de Marx, lui a permis de créer une idéologie fondée sur la nécessité que l’homme conserve sa capacité de nier et, alors, de décider ses options, ce qui entraîne la responsabilité et la liberté de l’élection comme condition authentique de l’existence humaine.

Considéré un « socialiste indépendant », Sartre arrive à Cuba en 1960 précédé de sa condition de penseur irrévérencieux qui, de la même façon qu’il pouvait critiquer la politique néofasciste nord-américaine sous les jours du maccartisme, il refusait de s’affilier au Parti Communiste Français et il fustigeait l’intervention soviétique en Hongrie, ce qu’il a appelé l’aliénation marxiste instaurée dans le camp socialiste européen de cette époque.

En ces temps idylliques et hétérodoxes de la décennie des années 60, quand le boom sartrien s’est produit à Cuba, je ne savais même pas ce qu’était le Prix Nobel et je n’ai pas entendu la nouvelle du fait que Sartre l’avait refusé. À l’âge de huit ou dix ans, mes seules idoles possibles étaient les joueurs de base-ball qui me volaient le rêve avec l’espoir que, peut-être un certain jour, je pourrais imiter leurs exploits sportifs.

Mais le temps passe et un aigle est passé sur la mer. Le monde a changé, Cuba a changé et, en 1975, quand j’ai commencé mes études de littérature à l’Université de La Havane, j’avais aussi changé et j’ai substitué mes idoles du base-ball de jadis par les écrivains qui maintenant me tuaient d’envie (comme j’aimais Hemingway en cette époque ! comment Salinger m’a ébloui sans imaginer qu’il était, à sa façon, un existentialiste zen !).

Parmi les nombreuses choses qui avaient changées se trouvait la valorisation de Jean-Paul Sartre, dont la pensée et l’œuvre avaient perdu leur haute valeur sur le marché culturel cubain et, depuis plusieurs années, il avait été relégué au silence compact auquel étaient condamnés les « révisionnistes » anti-marxistes – et en ce temps d’inflexible orthodoxie il n’existait pas de pire péché intellectuel.

Suite aux événements ultérieurs à la publication du recueil de poèmes Fuera de juego, du poète cubain Heberto Padilla (1968), de la détention et de la postérieure confession de culpabilités de cet écrivain et l’appelé Congrès d’Éducation et de Culture (les deux en 1971), le mariage de dix ans entre la révolution cubaine et l’intellectualité européenne était arrivé à sa fin. Avec ce divorce on avait aussi éclipsé la figure de Sartre, qui avait osé non seulement critiquer l’invasion soviétique en Tchécoslovaquie, mais qui avait aussi signé un document demandant la libération du poète cubain arrêté pour ses opinions contre-révolutionnaires. Parallèlement (dans un processus dont la profondeur mériterait beaucoup plus d’espace), commence alors dans l’île l’application en profondeur d’une politique culturelle calquée sur le modèle soviétique, qui a donné naissance à une des périodes les plus grises et stériles de la culture cubaine, les années  appelées communément aujourd’hui « quinquennat gris » (pour certains décennie) de la culture cubaine.

C’est pour cette raison que, lors de mes jours d’écrivain débutant, alors que je suivais mes cours universitaires (1975-80), le seul fait de savoir qu’il existait un auteur appelé Jean-Paul Sartre et un mouvement philosophique connu comme existentialisme était un véritable et même dangereux exploit culturel.

Ma génération littéraire est arrivée à l’œuvre de Sartre tortueusement, entre les brumes et les préjugés, entre les silences et les secrets. Je me rappelle que notre curiosité et notre non-conformité à peine contenue nous permettait de fouiller dans les étagères de bouquinistes, à la recherche de l’édition cubaine de Qu’est-ce que la littérature ? , avec une attitude différente à la révérence qu’a démontré la génération précédente pour cette œuvre : pour nous toute œuvre de Sartre avait un double caractère subversif, parce qu’elle était placée dans une troisième position indéfinissable dans laquelle confluaient – miracles du marxisme orthodoxe – des idées qui pouvaient être, à la fois, anticapitalistes et anticommunistes.

La censure de tout ce qui concernait Sartre est arrivée à une telle extrême que, même en 1982, une maison d’édition cubaine a supprimé, pour une réédition, une citation de Sartre qui commençait un roman écrit et publié dans l’île vingt ans auparavant. L’idée, apparemment, était de nous protéger de toute pollution, de nous éloigner de toute tentation, nous fumiger et nous désinfecter contre la possible acquisition du dangereux virus de l’existentialisme et nous faire oublier qu’il existait un écrivain appelé Jean Paul Sartre…

Mais l’aimant que représentait le fruit interdit a été plus attirant et, d’une façon ou d’une autre, nous avons lu Sartre et Camus, mastiquant certaines de leurs idées, assumant même avec un certain enthousiasme leurs  évaluations sur des thèmes aussi essentielles que la liberté individuelle et le droit à l’élection, à la tristesse, au désenchantement, au pessimisme qui, ensuite, ont commencé à apparaître dans nos œuvres, comme les bourgeons inévitables d’une semence fertile lancée sur une terre propice par les vents d’un ouragan.

C’est pour cette raison, au milieu de tant de silence, que rappeler le centenaire de la naissance de Sartre me paraît un acte de justice historique et de gratitude envers un écrivain et un penseur dont les enseignements ont percé dans la sensibilité de plus d’une génération d’écrivains cubains.

Leonardo Padura Fuentes

Publié dans Cultura y Sociedad, Numéro 5, 2005


Enrique   |  Culture, Politique   |  03 8th, 2012    |