Crise de Cuba : le jour le plus dangereux de l’Histoire

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Réunion de l’excom, le comité secret établi par Kennedy, au début de la crise de Cuba

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On savait que le monde, le 27 octobre 1962 – point culminant de la crise des missiles de Cuba – avait échappé de justesse à l’apocalypse nucléaire. Cinquante ans après, les témoignages d’acteurs de la crise et les informations des archives américaines et soviétiques révèlent que des incidents demeurés inconnus ont failli provoquer la déflagration, à l’insu même de Kennedy et de Khrouchtchev.

Ce fut le jour « le plus dangereux de l’histoire de l’humanité », a dit, à l’époque, un conseiller de John Kennedy. Il ignorait à quel point il avait raison. Le samedi 27 octobre 1962, point culminant de la crise des missiles de Cuba, le monde est passé très près d’une guerre thermonucléaire qui aurait provoqué des dizaines de millions de morts et détruit la civilisation moderne. Bien plus près, en fait, que les acteurs du drame et les historiens de la guerre froide ne l’ont cru pendant des décennies.

On savait depuis longtemps que plusieurs événements auraient pu conduire, il y a tout juste cinquante ans, à un affrontement atomique que ne souhaitait aucun des deux chefs ennemis, ni Kennedy ni Khrouchtchev. Mais il a fallu attendre l’ouverture d’archives restées longtemps secrètes, le récit de témoins qui n’avaient pas encore parlé et les découvertes de chercheurs obstinés pour connaître les derniers secrets de ce « samedi noir » : des péripéties jusqu’ici inconnues auraient pu provoquer, ce jour-là, le déclenchement de cette conflagration ultime. Et c’est grâce à d’incroyables hasards et au sang-froid de personnalités exceptionnelles, célèbres ou anonymes, que la troisième guerre mondiale n’a pas éclaté ce 27 octobre 1962.

Treize jours plus tôt, le 14, des avions espions américains font une découverte sidérante : l’armée soviétique est en train d’installer des fusées nucléaires sur l’île castriste, à moins de 200 kilomètres des côtes américaines. Kennedy est sous le choc : le Kremlin avait juré qu’il ne déploierait pas de telles armes à Cuba. Et en septembre, alors qu’en catimini les navires soviétiques transportant les engins de mort étaient déjà en route, la CIA avait assuré à la Maison-Blanche que jamais Moscou n’entreprendrait une telle opération. Un double camouflet pour le président des Etats-Unis. L’honneur et l’autorité du jeune chef du monde libre sont en jeu.

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Photo de site de missiles prise d’un avion espion

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Le 22 octobre, JFK exige, dans un discours alarmiste à la télévision, le retrait de ces missiles. Pour montrer sa détermination, il ordonne un blocus militaire de l’île et demande à son armée de « sepréparer à toute éventualité». Le numéro un soviétique, Nikita Khrouchtchev, qui a décidé ce déploiement secret sous le nom de code d’opération Anadyr, répond que cette quarantaine est « un acte d’agression » qui risque de provoquer une «guerre nucléaire mondiale ». Il refuse d’obtempérer : les missiles restent. Du coup, le patron de la Maison-Blanche met ses forces stratégiques en alerte maximale, à Defcon 2, le dernier stade avant la première salve atomique. Soixante B-52 américains bourrés de bombes thermonucléaires tournent sans relâche dans le ciel d’Europe, à quelques kilomètres de la frontière soviétique. Ils n’attendent qu’un ordre pour la franchir et vitrifier les grandes villes d’Union soviétique.

Ce n’est pas tout. Le vendredi 26, la crise est encore montée d’un cran. La CIA a établi qu’à Cuba cinq batteries de missiles nucléaires sont désormais prêtes à l’emploi. Selon l’agence de renseignement, les Soviétiques peuvent, en quelques minutes, tirer de l’île castriste l’équivalent de centaines de bombes d’Hiroshima sur New York et Washington. Le compte à rebours est lancé. L’état-major américain supplie Kennedy de frapper le plus vite possible Cuba et ses sites atomiques, puis d’envahir l’île afin de se saisir des missiles et de renverser le régime castriste une fois pour toutes. Le président résiste. Il ne veut pas donner son feu vert. Pas encore.

Khrouchtchev croit – et c’est une erreur colossale ! – que Kennedy a pris la décision de frapper. Castro vient de lui écrire une lettre désespérée, dans laquelle il l’assure que les Américains vont attaquer son île dans « vingt-quatre à soixante-douze heures ». Il le supplie de bombarder le premier – avec les missiles atomiques installés sur son île et qui sont déjà pointés vers les grandes villes de la côte Est. Comme Kennedy, Khrouchtchev tergiverse. Mais à l’évidence, des deux côtés, sous la pression du Pentagone ou des Cubains, la moindre étincelle peut tout déclencher. « Cette fois, nous étions vraiment à deux doigts d’une guerre nucléaire », confiera Khrouchtchev dans une étonnante conversation tenue au Kremlin quelques jours plus tard et qui vient d’être publiée pour la première fois (voir encadré plus bas).

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Sous-marin soviétique B-59 dans la mer des Caraïbes

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Cette étincelle, ce déclic fatal, peut venir des profondeurs de la mer des Caraïbes. Ce 27 octobre 1962, cela fait deux jours que le commandant du sous-marin soviétique B-59, Valentin Savitsky, est traqué par les navires de guerre américains chargés du blocus, deux jours qu’il n’a pas pu remonter à la surface rafraîchir l’air irrespirable de son submersible vieillot. La température ambiante dépasse les 50 °C. Le gaz carbonique produit par le moteur Diesel provoque l’évanouissement des membres de l’équipage. Et, plus angoissant encore, cela fait vingt-quatre heures que Savitsky n’a pu communiquer avec Moscou. Or les dernières nouvelles étaient alarmantes : on parlait d’un confit imminent. A-t-il déjà commencé ? Comment savoir, à des centaines de mètres sous l’eau ?

Soudain, le commandant et ses hommes entendent cinq formidables explosions, juste au-dessus du sous-marin, puis cinq autres. « Est-ce la guerre ? » se demande le jeune commandant. En réalité, ce ne sont que des charges « creuses » lancées par les destroyers américains « USS Beale » et « USS Cony ». Ils veulent contraindre le submersible soviétique à remonter à la surface, et non le détruire. Pour éviter toute méprise, le secrétaire américain à la Défense Robert McNamara avait demandé que l’on prévienne le Kremlin que, dans le cadre du blocus, les grenades lancées contre les sous-marins soviétiques au large de Cuba n’étaient pas dangereuses. Mais, pour une raison qui n’est toujours pas établie, Savitsky n’en a pas été informé. Que va-t-il faire ? Ordonner le tir de son arme secrète, un engin dont les Américains ignorent qu’elle est en service sur ce type de sous-marin (ils ne l’apprendront qu’en… 1994) : une torpille nucléaire d’une puissance de 10 kilotonnes, soit à peu près celle de la bombe d’Hiroshima ?

Le patron du sous-marin ne peut, seul, déclencher le tir. « Cette torpille spéciale était gardée 24 heures sur 24par un officier de sécurité qui dormait auprès d’elle, raconte la meilleure spécialiste de cet épisode, l’historienne Svetlana Savranskaya. Cet officier disposait du jeu de clés indispensable pour armer l’engin et lui seul pouvait installer sa tête nucléaire. » D’après les règles édictées par le Kremlin, le commandant ne peut ordonner à l’ange gardien de lancer sa bombe sans en avoir reçu lui-même une instruction formelle de Moscou. Mais, curieusement, avant son départ vers Cuba, les patrons de la Marine soviétique lui ont donné d’autres consignes. Un vice-amiral a déclaré que les commandants des quatre sous-marins qui rejoignaient secrètement l’île en ce mois d’octobre 1962 pourraient lancer leur torpille spéciale si on les attaquait et si, de ce fait, « il y avait un trou » dans leur coque. Or, justement, les explosions de charges « creuses » lancées par les destroyers américains ont provoqué une petite fissure dans le B-59…

Selon le récit d’un officier présent dans le sous-marin, après les dix détonations, le commandant Savitsky perd son sang-froid. Ayant une fois encore vainement tenté de joindre Moscou, il lance à ses hommes : « On va les faire exploser maintenant ‘.Nous mourrons, mais nous coulerons tous ensemble. » Et il ordonne à l’officier de sécurité d’armer la torpille spéciale… « S’il l’avait lancée, il aurait détruit d’un coup tout le groupe naval américain à ses trousses et Kennedy aurait été contraint de répliquer avec une arme nucléaire. Cela aurait été le début d’un engrenage fatal », explique Svetlana Savranskaya, qui va publier « The Soviet Cuban Missile Crisis » (1).

Pourquoi Savitsky a-t-il renoncé ? D’après les survivants de cette odyssée, un homme a réussi à persuader le commandant de ne pas ordonner le tir : un certain Vassili Arkhipov, chef d’état-major de la flotte des sous-marins, qui, par hasard, navigue à bord du B-59 ce 27 octobre. Malgré son titre, cet officier supérieur ne peut donner d’ordre au commandant Savitsky, qui est le seul maître à bord. Il ne peut que tenter de le ramener à la raison. Comment y parvient-il ? On ne le saura jamais. Arkhipov est mort en 1998, en emportant son secret. Mais, selon l’historien de la guerre froide Thomas Blanton, « ce type a sauvé le monde ».

L’étincelle fatale peut aussi venir du ciel. Ce jour-là, le pilote américain Charles Maultsby est en mission de routine avec son avion espion U2. Parti d’Alaska, il doit se rendre au-dessus du pôle Nord pour recueillir des échantillons du nuage atomique provoqué par un essai nucléaire réalisé la veille par les Soviétiques. Mais le pilote Maultsby, aveuglé par une aurore boréale, a franchi sans le savoir la frontière de l’empire rouge et vole au-dessus de la péninsule de Tchoukotka, la pointe extrême de la Sibérie. Six Mi G soviétiques sont lancés à ses trousses.

Pour venir en aide au commandant Maultsby, l’US Air Force dépêche immédiatement deux F-102. Seulement voilà : depuis que JFK a décrété l’alerte maximale, ce ne sont plus des armes conventionnelles que les deux jets transportent, mais deux missiles atomiques d’une puissance égale à celle de la bombe d’Hiroshima. Dans la précipitation, on les laisse s’envoler à la rencontre des MiG avec cet armement nucléaire. En théorie, celui-ci ne peut être utilisé que sur ordre du président des Etats-Unis. « Mais enpratique,écrit l’historien Michael Dobbs dans son livre magistral «One Minute to Midnight» (1), un pilote de F-102 avait la capacité physique de tirer la tête nucléaire en appuyant sur quelques boutons. Comme il était seul dans le cockpit, personne ne pouvait s’opposer à sa décision. »

L’un des deux pilotes de F-102 s’appelle Leon Schmutz, il n’a que 26 ans. Que va faire ce jeune officier tout juste sorti de l’école s’il est pris pour cible par les six MiG ? « Ne pas répliquera l’attaque d’un chasseur soviétique serait aller à l’encontre des instincts primaires de survie du pilote », écrit Dobbs. Autrement dit : selon toute probabilité, le jeune Schmutz tirera son missile nucléaire, ce qui conduira « à une guerre générale ».Mais, une fois encore, le scénario du pire est évité de justesse…

Quelques minutes avant d’être rattrapé par les MiG, lU2 dérouté retrouve son chemin. Et le jeune Schmutz rentre à sa base sans avoir tiré. Fin de l’histoire ? Non. Pendant plusieurs heures, l’armée soviétique se demande si, en ce jour de tension extrême, cette incursion d’un avion espion américain dans le ciel de l’URSS n’est pas le prélude à des frappes atomiques. Et pourtant, pour une raison encore mal éclaircie, Khrouchtchev décide finalement de ne pas tenir compte de l’incident.

L’étincelle pourrait aussi s’allumer sur terre, à Guantánamo, la base américaine que les Etats-Unis louent à Cuba depuis le début du XXe siècle et qui, sous George Bush, deviendra tristement célèbre pour sa prison. Ce samedi 27 octobre 1962, non loin de cette enclave séparée du reste de l’île par une gigantesque barrière de cactus, un régiment soviétique a fini d’installer dans la nuit une batterie de quatre-vingts missiles nucléaires de courte portée, surnommés « FKR ». Sa mission : vitrifier Guantánamo dès le début des hostilités. Or, ce « samedi noir », les Américains ignorent tout de ce déploiement autour de la base. Ils ne le découvriront qu’en… 2008, dans le livre de Michael Dobbs (2).

Cette nouvelle erreur majeure de la CIA aurait pu avoir des conséquences terribles. Car le plan d’attaque de l’île concocté par l’état-major américain commence par une semaine de bombardements conventionnels intensifs. Le Pentagone présume que les premières répliques seraient elles aussi conventionnelles. Il n’imagine pas que, selon les ordres de Khrouchtchev, dès les premières frappes de lUS Air Force sur Cuba, des FKR seraient tirés sur Guantánamo, ce qui ne laisserait d’autre choix à Kennedy que d’ouvrir à son tour le feu nucléaire et d’enclencher le cataclysme mondial. Le risque d’un tir soviétique en direction de la base est d’autant plus élevé, ce matin-là, que les missiles, installés en catastrophe par des militaires épuisés, n’ont pas été sécurisés. Leurs têtes nucléaires ne sont encore verrouillées ni par le moindre code, ni par la moindre clé. N’importe quel lieutenant anxieux ou exalté pourrait décider d’ouvrir le feu.

Nouveau miracle ! rien de tout cela ne se produit. Aucune étincelle ne vient enflammer la poudrière nucléaire. Mais qu’en sera-t-il les jours suivants ? Kennedy et Khrouchtchev, qui ont tous les deux combattu pendant la Seconde Guerre mondiale, le savent d’expérience : dans une situation aussi tendue et aussi complexe, ils ne peuvent tout maîtriser. D’autant que, faute d’un canal de communication direct (le célèbre téléphone rouge entre le Kremlin et la Maison-Blanche ne sera installé qu’en août 1963, à la suite de cet épisode), leurs messages n’arrivent qu’au bout de plusieurs heures. Sans se parler, les deux K parviennent pourtant à la même conclusion : pour éviter d’être précipités contre leur gré dans le stade ultime de l’escalade – la guerre -, ils doivent au plus vite mettre un terme à leur bras de fer. Et pour cela faire des concessions.

Via des intermédiaires, ils s’entendent vite sur un compromis. Le Kremlin retirera ses missiles de Cuba. En échange, la Maison-Blanche s’engage à ne jamais envahir l’île et à désactiver discrètement, dans quelques mois, ses propres missiles en Turquie. Et le dimanche 28 octobre au soir, le monde pousse un immense « ouf » de soulagement. Sans savoir que la veille le monde a frôlé l’apocalypse.

Vincent Jauvert

(Enquête publiée dans le Nouvel Observateur du 18 octobre)

(1) « The Soviet Cuban Missile Crisis », édité par Svetlana Savranskaya, CWIHP, à paraître.

(2) “One Minute to Midnight”,Michael Dobbs, éditions Knopf

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Quand le Che voulait anéantir New York


La scène se déroule au Kremlin, le 30 octobre 1962, deux jours après que Nikita Khrouchtchev a décidé de retirer ses missiles nucléaires de Cuba. Le numéro un soviétique reçoit en tête-à-tête le patron du PC tchécoslovaque, Antonin Novotny. A chaud, il lui explique pourquoi il a cédé.

« Cette fois, nous étions vraiment à deux doigts d’une guerre nucléaire, confie-t-il dans une conversation dont le compte rendu vient d’être publié pour la première fois (*). Nous avons reçu une lettre de Castro dans laquelle il nous disait que les Américains allaient attaquer dans les vingt-quatre heures. Il nous proposait de déclencher une guerre atomique en premier. Nous étions totalement stupéfaits. Clairement, Castro [photo, à gauche] n’avait aucune idée de ce qu’était une guerre thermonucléaire. Après tout, si un tel conflit s’était produit, c’est Cuba qui aurait d’abord disparu de la surface de la Terre. Et puis, il pouvait y avoir une contre-attaque, potentiellement dévastatrice. Après tout, qu’aurions-nous gagné ? Des millions de gens seraient morts, dans notre pays aussi. Est-ce qu’on peut envisager une chose pareille ? Pouvons-nous permettre de mettre en danger le monde socialiste, imposé dans la douleur par la classe ouvrière ? Seule une personne aussi aveuglée par la passion révolutionnaire que Castro peut parler ainsi. »

Après avoir cédé à Kennedy, Khrouchtchev n’a qu’une obsession : éviter que les missiles ne tombent entre les mains des Cubains. « Fidel » demande à conserver, ni vu ni connu, les armes nucléaires que les Américains n’ont pas découvertes. Sur ordre, l’émissaire de Moscou, Anastase Mikoyan (photo, à droite), lui répond que c’est impossible. « Nous avons une loi qui interdit un tel transfert à qui que ce soit », répond-il. C’est un mensonge. Mais le Kremlin n’a pas confiance. Il a raison. Quelques jours plus tôt, Che Guevara (photo, centre) a déclaré en secret à l’ambassadeur de Yougoslavie à La Havane (*) : « Si nous, les Cubains, avions le contrôle de [ces] armes nucléaires, nous les installerions sur chaque centimètre de Cuba et n’hésiterions pas, si nécessaire, à les tirer dans le coeur de l’adversaire : New York. »

(*) Publié dans le dernier numéro du « Cold War International History Project Bulletin », sous la direction de James Hershberg, octobre 2012.


Enrique   |  Histoire, International, Politique   |  10 22nd, 2012    |