Cuba : la fin des contrebandiers ?

Un écran de télévision montre sur la chaîne en circuit fermé du Terminal 3 de l’Aéroport International José Martí de La Havane une scène paradisiaque d’un quelconque havre de l’île, accompagnée d’une affiche qui annonce : « la première image de Cuba »

Mais ce qu’il y a de sûr c’est que pour pouvoir apercevoir ne serait-ce que l’extérieur du terminal aéroportuaire, toujours plongé dans l’obscurité (s’il fait nuit, bien entendu) et écrasé de chaleur (surtout en été), le nouvel arrivant doit franchir trois féroces contrôles ( d’abord celui de la police des frontières puis deux autres de la douane) qui ne s’avèrent pas précisément idylliques, et qui sont là pour prévenir le voyageur fraîchement arrivé et pour rappeler à celui qui rentre dans son pays de naissance (et parfois même de résidence) qu’il a atterri dans un endroit où il doit toujours répondre à des questions, même si ses papiers et ses affaires sont parfaitement en règle : d’où venez-vous ? sur quel vol ? où allez-vous loger ? ce que vous avez dans votre sac est-il un équipement audio pour véhicule automobile ? combien de valises avez-vous ? transportez-vous des aliments ? êtes-vous en mission officielle ? avez-vous déjà effectué une importation cette année ?… entre autres questionnements possibles.

Un tunnel de questions et de contrôles

De toutes ces questions et des réponses que pourra fournir le voyageur dépend (outre la formalité de radiographie des valises avant qu’elles ne soient déposées sur le tapis roulant) le temps qui s’écoulera entre l’atterrissage et cette première vision du monde extérieur cubain avec ses ténèbres, sa chaleur et ses bus bondés. Tout Cubain (résident ou non) qui est passé par un aéroport national a une histoire à raconter sur sa progression sous ce tunnel de questions et de contrôles. L’histoire de certains d’entre eux précise le temps (trois, cinq, sept heures) qu’ils ont mis à le franchir, disons parce qu’un lecteur de livres électroniques a été pris pour un ordinateur portable en ces temps pas si lointains où on ne pouvait impunément introduire ces objets sur l’île ou parce qu’un certain objet transporté dans les bagages ressemblait à un chorizo, le plus dangereux des produits que les Cubains s’obstinent à rapporter chez eux, à en juger par la fixation qui existe sur ce produit.

Comment se peut-il – c’est la question que je me pose et que nous nous posons nous les milliers de Cubains chanceux qui avons vécu cette expérience de passer sous le slogan « la première image de Cuba » – qu’il puisse y avoir, malgré ces féroces contrôles et des règlements douaniers si pénalisants, des personnes qui se livrent professionnellement à l’importation, en tant que voyageurs, de produits industriels, à travers les aéroports cubains ? Comment est-il possible que le commerce de la vente de vêtements, de chaussures et d’autres articles divers (de plomberie, d’électricité) ait fleuri au point qu’il ait fallu décréter leur illégalité sur les points de vente des travailleurs indépendants protégés par certaines autorisations parce que ces importateurs et ces vendeurs font concurrence à l’Etat lui-même ?

C’est bien connu, tout Cubain résidant à l’étranger doit payer en devises le prix de ses importations qui ne seraient pas considérées comme objets destinés à l’usage personnel ou qui dépasseraient les 30 kilos libres d’impôts. Comme nous le savons aussi, nous qui vivons sur l’île et qui nous rendons à l’étranger, le résident cubain n’a droit qu’une seule fois par an à importer des produits qui ne sont pas destinés à l’usage personnel et à payer en pesos cubains, car les fois suivantes il doit le faire en monnaie forte et, en fin de compte, il doit payer le double de la valeur du produit importé.

Le fruit et l’arbre

Ce règlement douanier, créé dans le but spécifique d’empêcher ou de décourager l’entrée dans le pays de marchandises qui seraient ensuite revendues dans les commerces des travailleurs indépendants, n’a touché, semble-t-il (telle est mon expérience personnelle), de manière évidente que nous les Cubains qui voyageons avec une certaine régularité, nous qui ne nous livrons pas à ces commerces et qui devons faire attention au poids de nos bagages, même si les objets importés sont des livres (pour travailler ou tout simplement pour lire…).

Et je dis semble-t-il parce que la nouvelle disposition gouvernementale annoncée au début du mois d’octobre, interdit, catégoriquement, la vente de produits textiles ou industriels importés qui sont aujourd’hui vendus sur des centaines d’étals, de présentoirs et de quincailleries improvisées ou même d’ « ateliers » exclusifs de travailleurs indépendants. C’est-à-dire qu’on arrache le fruit parce l’arbre qui le donne a continué de pousser et de produire malgré les restrictions douanières qui auraient dû le dessécher par le pied…

Et je me pose encore une question : en payant les tarifs existants pour l’importation de ces produits, plus le prix des produits eux-mêmes, les billets d’avion, les impôts cubains et tout le reste, était-il encore rentable ce commerce de ceux qu’on appelle les « contrebandiers » et de leurs recéleurs, au point de parvenir à être profitable, voire compétitif, par rapport à tout un Etat centralisé comme l’est l’Etat cubain ?

Le problème de cette concurrence sera sûrement résolu, du moins de la manière visible et étendue qui existe aujourd’hui. Le poids de la loi fermera les portes des points de vente établis (car on en a déjà fermé quelques-uns). Mais la solution engendre toujours un nouveau problème – comme nous le savons bien nous les Cubains, et plus encore, dans un cas comme celui-ci, ceux des Cubains qui ne voyagent pas -, qui touchera le citoyen qui pour diverses raisons préférait fréquenter ces commerces privés plutôt que les boutiques de récupération de devises de l’Etat.

Le grand perdant dans ce jeu commercial va être ce Cubain ordinaire qui trouvait dans les différents points de vente depuis les vêtements à la mode jusqu’au siphon pour le lavabo qu’on ne trouve pas dans les boutiques de récupération de devises, ou qui choisissait de les acheter au travailleur indépendant parce qu’il lui offrait un meilleur prix et une meilleure qualité. Ou il perdra, du moins, la possibilité de choisir librement, quand toutes les personnes impliquées dans tous les maillons de cette chaîne trouveront une alternative pour alimenter leur commerce, peut-être avec plus de risques, mais avec des bénéfices identiques ou supérieurs, comprenez : le marché noir. Cette alternative pour résoudre un problème nous la connaissons aussi, nous, l’immense majorité des Cubains, ceux qui voyagent et ceux qui ne voyagent pas…

Leonardo Padura

Traduit par Pascale HEBERT


Enrique   |  Actualité, Société   |  12 7th, 2013    |