RÉVOLTES À CUBA. Quatre ans après le 11J (1) : le jour nouveau de la rébellion nationale

La révolte viendra, simplement, mais ni au moment ni sous la forme que suppose l’imagination affaiblie du pouvoir. Le 11J a laissé, comme cadeau, la promesse de son retour.

En arrivant au quatrième anniversaire du plus grand soulèvement social post-1959 à Cuba, il semble difficile de se remémorer le sentiment qui a permis, pendant un moment lumineux, de reconstruire la patrie évitée et repoussée pendant si longtemps ; la possibilité même de la patrie, ou de la matrie, ou comme on veut l’appeler – cette sensation que l’euphorie partagée et la reconnaissance mutuelle, au milieu d’innombrables trajectoires divergentes, ont un territoire. La voix, longtemps écrasée sous le poids de l’escompté révolutionnaire, étouffée sous le tumulte des slogans suicidaires, a fissuré la façade du monolithe totalitaire. Le cri enfin libéré, le « vêtement du silence » enfin déchiré, avait une beauté chaotique et déconstructive, tracée dans des trajectoires imprévisibles, dispersées, discontinues.

Cela n’aurait pas pu être autrement. Sans aucune expérience dans l’art millénaire de se reconnaître, de se retrouver, de rêver un désir et de s’accorder pour le réaliser, cela n’aurait pas pu être autrement. Ce n’était pas possible, non seulement à cause du manque d’expérience qui transforme la prise de la rue en stratégie de démantèlement d’un ordre pour en établir un autre, mais aussi parce qu’aucune tentative de pratiquer cet art n’aurait pu aller au-delà d’une certaine échelle – et cette échelle était très éloignée de ce qui a finalement eu lieu.

La réaction a été immédiate ; la surprise a momentanément déstabilisé le calme tendu et coûteux des semaines précédentes. Mais, au fur et à mesure que la mèche initiale, allumée à San Antonio de los Baños, se propageait à d’autres municipalités et localités de l’île, l’appareil de contrôle et de réaction avait déjà déployé ses scénarios traditionnels : les « révolutionnaires », appelés à reconquérir la rue qui, pendant quelques heures, avait cessé de leur appartenir ; les Troupes spéciales, parées de leurs uniformes fraîchement achetés – révélant la certitude de la rébellion qui habite toujours les oppresseurs ; la machinerie de la salle des miroirs, reconstituant une fois de plus l’histoire de l’ennemi et de ses alliés désireux de détruire la révolution – comme si une telle chose existait encore.

Ce qui a suivi a été une réaction disproportionnée – la seule possible de la part d’un gouvernement qui n’a plus ni autorité légitime sur laquelle s’appuyer, ni bénéfices à offrir en compensation des sacrifices interminables qu’il exige : prison, exil, arrestations, criminalisation publique. Dans l’esprit d’une purge exemplaire, les manifestants, ceux qui pendant plusieurs heures avaient porté les espoirs de tous, ont été enlevés de chez eux, jugés, condamnés à passer des années de leur vie dans des cellules sordides, soumis aux vexations qu’autorise l’impunité. D’autres ont fui ou ont été expulsés ; l’exil forcé et la prison sont devenus les seuls espaces de survie, la seule réponse à la revendication de liberté et de vie. Mais il n’y a pas de retour possible après un événement comme le 11J.

Les quatre dernières années ont été, pour le régime, celles de l’affinement d’une législation rendant légale (même si jamais légitime) la violence d’État, garantissant l’impunité de ses agents et restreignant encore davantage les droits des citoyens. Depuis la réforme du Code pénal en 2022, de nombreux actes sont considérés comme des délits, et les peines prévues sont alourdies (y compris la peine de mort). Manifester pour le manque d’électricité, d’eau ou de nourriture peut être qualifié de trouble à l’ordre public, d’insubordination ou même d’atteinte à l’ordre constitutionnel – et mener directement à la prison. Un appel à manifester, publié sur les réseaux sociaux, peut valoir dix ans de prison ou, pire encore, comme dans le cas de Sulmira Martínez (emprisonnée depuis janvier 2023), des mois ou des années de détention sans mise en accusation, sans procès, sans jugement. La législation, déjà répressive, est dépassée par l’arbitraire, car l’arbitraire est le sens ultime du pouvoir dans l’État policier cubain.

Et la détention peut aussi devenir une lutte permanente pour la survie — au sens le plus littéral, comme le montrent les morts de prisonniers politiques ces derniers mois, sous la garde de l’État. Les ressources dont disposent les prisonniers pour résister sont limitées ; elles s’exercent dans l’espace minimal de liberté irréductible – le corps lui-même – et parfois aussi dans la voix, qui, une fois réveillée, refuse le silence. En témoignent les poèmes de Duannis León Taboada, condamné à 14 ans de prison. Récemment, Maykel Osorbo a entamé une grève de la faim pour éviter un transfert vers une prison plus éloignée ; son droit à la communication téléphonique a été restreint. Les grèves de la faim se multiplient dans les prisons cubaines, autant que les abus. José Daniel Ferrer a été battu et torturé pendant plusieurs jours par des prisonniers de droit commun, et il lui a été interdit de recevoir des visites. Yan Carlos González González est mort le 7 juillet dernier après une longue grève de la faim en protestation contre une réquisition de 20 ans de prison par le procureur. Et ce ne sont là que quelques exemples, graves mais non uniques, parmi des dizaines d’autres. Le répertoire de l’arbitraire en prison est étonnamment vaste pour quelque chose construit sur la logique de la restriction. On pourrait penser que l’expérience fondamentale de la prison politique consiste à découvrir jusqu’où il est possible de contraindre l’espace d’existence d’un être humain. Mais ce n’est pas une expérience au sens noble du terme, sauf si l’on considère qu’elle constitue la variante carcérale d’une expérience plus vaste : celle de découvrir jusqu’où un peuple peut être poussé dans la misère, la désolation et la violence prolongée, avant que la rage ne retrouve sa cause.

Un système aussi extrême, aggravé par la catastrophe économique, pourrait sembler efficace, mais la persistance de la protestation est la meilleure preuve de son échec. Le 11 juillet a ouvert un scénario inédit pour le mécontentement. Le fait qu’il s’agisse d’une explosion sociale émergente – et non du fruit d’un long processus d’organisation – ne signifie pas qu’il s’agissait d’un épisode unique et irrépétable. Les quatre années qui ont suivi démontrent que la protestation ne peut plus être contenue, malgré la répression extrême. Elle ne peut l’être parce qu’elle est devenue le langage du mécontentement, et disposer d’un langage est une étape indispensable pour affronter l’adversaire : l’État totalitaire cubain.

En quatre ans, le répertoire de la protestation, opérant à l’encontre de la logique de restriction de l’État policier, s’est multiplié et diversifié : blocages de rues, rassemblements devant des institutions, concerts de casseroles, occupation de l’espace public dans l’obscurité naturelle ou provoquée par l’effondrement du système électrique, graffitis sur les murs… Cela n’a pas encore conduit à l’articulation d’un mouvement de résistance pacifique massif – nécessaire pour forcer la démission ou la fuite de l’élite dirigeante –, mais cela constitue un exercice indispensable. Les formes émergentes que prendra cette résistance peuvent encore nous surprendre. Même si elles surgissent dans des espaces très différents (le milieu étudiant, ou le siège de la franc-maçonnerie, pour ne citer que les plus récents), elles passeront inévitablement par la prise de la rue – qui ne peut plus être, et ne l’est plus depuis le 11 juillet 2021, le domaine exclusif des « révolutionnaires ». Voilà le principal héritage du 11J.

L’autre héritage est plutôt un effet collatéral, non intentionnel, mais tout aussi puissant. Chaque fois qu’approche le 11 juillet, le régime cubain tremble. Il s’imagine que ce moment – celui qu’il a vécu comme un miroir de sa propre défaite – va se répéter. Et il agit comme quelqu’un qui sait que la récurrence cyclique de cette date peut finir par être non une commémoration, mais une répétition du même scénario. Sur ce point, il n’a probablement pas tort.

La panique des détenteurs du pouvoir face à la rébellion de leurs subordonnés a suscité plus de paranoïa et de théories du complot que de véritables plans insurrectionnels. Elle a néanmoins laissé suffisamment de traces historiques pour comprendre en quoi cette panique est fondée – ou non. Elle est fondée en ce que, effectivement, la rébellion se produira. La certitude de l’oppresseur quant à la révolte de ses subordonnés est la preuve de sa propre conscience : il sait parfaitement que, malgré tous les discours qui justifient, légitiment et rationalisent l’attaque contre d’autres êtres humains, malgré l’empêchement systématique de réaliser la plénitude de leur propre humanité, cet acte reste injustifiable – et ne demeurera pas impuni pour toujours. Il se trompe, toutefois, en imaginant la rébellion comme une conspiration planifiée dans l’ombre, échappant à sa surveillance insidieuse et à son contrôle, conçue davantage comme une entreprise commerciale que comme un acte radical de survie collective. Incapable de comprendre les flux souterrains qui alimentent la rage et le pouvoir – incompréhensibles à ses yeux et à travers son expérience – qui sommeillent dans le « rien à perdre », il s’imagine que quelqu’un – quelque chose – orchestre la répétition de la révolte.

La révolte viendra, mais ni au moment ni sous la forme que suppose l’imagination affaiblie du pouvoir. Le 11J a laissé, comme en héritage, la promesse de son retour. Et c’est pourquoi cette date devient la nouvelle commémoration de la rébellion nationale : non pas parce qu’elle sert de prétexte pour célébrer un événement libérateur et lumineux relégué au passé, comme une relique, mais parce qu’en la remémorant, on se rappelle qu’il est possible – malgré tout – de briser le silence et de reprendre la rue.

Hilda Landrove

Traduction : Daniel Pinós

Article publié sur Rialta Magazine : https://rialta.org


Hilda Landrove, chercheuse, essayiste et promotrice culturelle cubaine résidant au Mexique. Elle s’est consacrée pendant des années à l’entrepreneuriat social et culturel, et plus récemment à la recherche académique en anthropologie politique. Elle détient un doctorat en Études mésoaméricaines de l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM). Parmi ses principaux axes de recherche figurent l’action politique dans des contextes fermés, les mouvements politiques des peuples amérindiens, ainsi que les dynamiques du pouvoir et du contre-pouvoir à travers les luttes narratives dans la sphère publique. Elle est professeure titulaire au Tecnológico de Monterrey (campus Querétaro). Elle anime et coordonne le podcast Caminero.

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1. Le 11J désigne le 11 juillet 2021, date à laquelle commença à Cuba un soulèvement social qui toucha plusieurs localités de l’île.


Enrique   |  Actualité, Politique, Répression, Société   |  08 16th, 2025    |