Cuba, la triple faillite

L’embargo américain à l’égard de Cuba est critiqué par une majorité de l’opinion aux Etats-Unis, à en croire un sondage du think tank Atlantic Council. Condamnée par l’Assemblée générale des Nations unies, la politique de Washington n’est guère soutenue par les Américains eux-mêmes. Alors que 56 % des personnes consultées sont favorables à un changement d’orientation, cette position est encore plus nette en Floride, Etat-clé pour toute élection présidentielle aux Etats-Unis et foyer de la puissante communauté cubano-américaine, représentée au Congrès par des élus républicains, partisans de la manière forte.

Cette enquête confirme l’évolution de l’électorat de la Floride, qui penche désormais pour les démocrates et a favorisé par deux fois la victoire de Barack Obama. Le vieil exil anti-castriste a été laminé par des vagues successives d’émigration aux motivations plus économiques, soucieuses de préserver les liens avec ses proches restés dans l’île. A leur tour, les Américains d’origine cubaine sont submergés par l’émergence des Latinos d’autres provenances, dont les élites économiques et politiques ne sont ni concentrées à Miami ni prisonnières de la guerre froide. Ces mouvements d’opinion et ces mutations sociologiques ont été suivis de près par des hommes politiques de Washington, qui se succèdent à La Havane et ne ratent pas une occasion pour proclamer la faillite de l’embargo. D’autant que celui-ci n’a pas empêché les Etats-Unis de devenir le premier fournisseur de denrées alimentaires de Cuba. Ni les Américains de constituer le deuxième contingent de touristes, après les Canadiens.

En Europe, les Vingt-Huit sont enfin tombés d’accord sur un point : la « position commune » de l’Union européenne (UE) sur Cuba n’a pas fait avancer les choses. Subordonner les relations avec La Havane au respect des droits de l’homme dans l’île n’a pas empêché la vague répressive de 2003 ni favorisé les ouvertures économiques consenties depuis le passage de témoin entre Fidel Castro, 87 ans, et son frère cadet Raul, 82 ans, en 2006. Les Européens craignent de perdre leur avantage à saisir les opportunités qui se présentent à Cuba, en pleine transition d’une économie cent pour cent étatique à une économie mixte. D’où la décision de l’UE de tourner la page et de chercher un rapprochement avec La Havane.

Le régime castriste exulte, croyant trouver dans ces aveux de faillite le moyen de faire oublier son propre échec. L’implosion du « camp socialiste » et de l’Union soviétique avait précipité la crise du socialisme cubain, sous perfusion. Pendant les années 1990, les Cubains ont eu le plus grand mal à joindre les deux bouts. Les « acquis de la révolution », la santé et l’éducation, sont devenus un lointain souvenir face aux pénuries quotidiennes.

Depuis une quinzaine d’années, le pétrole vénézuélien, en partie revendu sur le marché international, a remplacé les subsides soviétiques. Mais ni la production ni le niveau de vie des Cubains n’ont retrouvé le niveau d’antan. Outre l’aide de Caracas, les revenus en devises se résument au tourisme, aux exportations de nickel et aux envois de fonds des expatriés, les « remesas » (2 milliards de dollars – 1,46 milliard d’euros – par an).

Un héritage suranné

La faillite du castrisme ne date pas de la chute du mur de Berlin. René Dumont, le père de l’écologie moderne, avait déjà dressé un constat d’échec dans les années 1960, quand La Havane était une fête aux yeux de nombreux visiteurs étrangers pressés. La défaite des guérillas en Amérique latine avait amené Fidel Castro à revenir à la monoculture du sucre, avec l’objectif d’une « zafra »de 10 millions de tonnes, qui n’a pas été atteint. Les années 1970 ont donc poussé le Lider Maximo vers la soviétisation à outrance, avec le résultat catastrophique qui s’ensuivit vingt ans plus tard. Dépouillée de ses oripeaux égalitaristes, l’idéologie castriste s’est muée en simple nationalisme, comme si la résistance à plusieurs décennies d’antagonisme avec le grand voisin du Nord suffisait à expliquer tous les sacrifices imposés à la population. Le mythe de David et Goliath a la vie dure.

Les Etats-Unis et le Vietnam ont renoué depuis longtemps, la Chine et Taïwan jouent la détente. A l’évidence, l’absence de relations diplomatiques entre Washington et La Havane est un héritage suranné. Les deux capitales collaborent d’ailleurs sur de nombreux sujets épineux, tels que les migrations et le terrorisme. Même la sécurité de la base américaine de Guantanamo, dans l’est de l’île, fait l’objet de rencontres régulières entre les militaires des deux pays.

Un Cubain sur cinq vit à l’étranger, notamment aux Etats-Unis. Cette diaspora constitue un formidable réservoir, dont l’investissement pourrait compenser l’absence d’épargne interne. Les Vietnamiens et les Chinois, engagés, eux aussi, dans la sortie d’une économie étatique, n’ont pas hésité à l’utiliser. Mais pour cela Cuba a besoin de règles claires, qui ne se retournent pas contre les partenaires, comme cela a été le cas d’étrangers qui ont investi dans l’île. Or, l’Etat de droit et la liberté d’entreprendre sont inséparables d’une justice indépendante, de la liberté d’association et de communication, de toutes les libertés fondamentales. On en est encore loin à La Havane.

Paulo A. Paranagua

Le Monde du 2/02/2014


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