Leonardo Padura attaqué par les fidèles de Castro

Le Cubain Leonardo Padura, auteur de L’Homme qui aimait les chiens (Métailié, 2013), a été une des vedettes de la récente Foire du livre de Buenos Aires. Ce roman sur Trotski et son assassin, d’une lucidité déchirante sur le dévoiement de la révolution castriste, a bouleversé les lecteurs de gauche attachés à Cuba, ne serait-ce que de manière sentimentale, romantique.

A cette occasion, Padura a accordé un entretien au quotidien argentin La Nacion. Il y évoque le héros récurrent de ses polars : « Mario Conde est un personnage typique de ma génération, qui traîne la nostalgie, le désenchantement, les espoirs perdus, les illusions encore existantes. » Exerçant toujours son premier métier de journaliste, Padura expose par ailleurs son scepticisme à l’égard du « journalisme militant »« Le militant obéit au Parti. Le Parti décide et commande. Et le journaliste disparaît. »

La réplique des thuriféraires du castrisme ne s’est pas fait attendre. Le sociologue argentin Atilio Boron a ouvert les hostilités : « Comment peut-on parler des échecs et des distorsions de la révolution sans dire un mot sur l’impérialisme américain et son criminel blocus de Cuba depuis 55 ans » ? Une telle « myopie unilatérale » reviendrait à attribuer l’échec du régime « à l’incompétence de sa direction ». Et d’ajouter : « Je crois que celui qui n’est pas disposé à parler de l’impérialisme américain devrait se réduire au silence à l’heure d’émettre une opinion sur la réalité cubaine. »

« Alibi politique »

A La Havane, l’écrivain Guillermo Rodriguez Rivera, figure influente de l’intelligentsia, a pris le relais. Il disqualifie Ivan, le personnage cubain de L’Homme qui aimait les chiens« absolument pas représentatif de la réalité cubaine ». Or Ivan incarne un écrivain écrasé par les interdits, qui établit justement le lien entre le stalinisme et Cuba soumise à l’influence soviétique.

Rodriguez Rivera attaque aussi l’indépendance dont se prévaut Padura : « Cette volonté d’indépendance des êtres humains est beaucoup plus un désir qu’une réalité, trop souvent utilisée comme un alibi politique. Les journalistes cubains opposés à la Révolution cubaine traitent les révolutionnaires d’officiels et s’appellent eux-mêmes indépendants“, même s’ils dépendent économiquement de certaines institutions qui les soutiennent et politiquement de certains pouvoirs. » Padura est donc assimilé par Rodriguez Rivera aux dissidents, considérés à La Havane comme des « mercenaires », passibles de prison.

Le cinéaste cubain Juan Carlos Tabio, coréalisateur de Fraise et chocolat (1993), a été le premier à prendre la défense du romancier. « Faut-il commencer par le cliché préalable de l’impérialisme et du blocus chaque fois qu’un article journalistique, un roman ou un film aborde de manière réflexive, critique, un aspect de notre réalité ? », se demande-t-il. Les illusions perdues sont-elles « provoquées par l’impérialisme et le blocus ou par l’immobilisme et les restrictions absurdes que notre chère bureaucratie a imposées de manière verticale durant toutes ces années ? », renchérit-il.

« A Cuba, où tous les moyens de diffusion sont sous le contrôle direct du Parti, nous avons besoin de journalistes vraiment indépendants, précise le réalisateur. Les artistes et les écrivains devraient toujours être indépendants, autrement ils deviennent officiels, c’est-à-dire des fonctionnaires. »

L’écrivain et scénariste Arturo Arango souligne le moment choisi pour ce « bombardement » contre Padura. Lorsque ce dernier reçut le Prix national de littérature en 2012, peu de voix s’étaient opposées à cette récompense (même si Rodriguez Rivera avait alors exprimé son désaccord, au nom d’écrivains plus âgés et méritants). Mais lorsque le même prix a été attribué en 2013 à la poétesse Reina Maria Rodriguez, le microcosme littéraire de La Havane s’en est ému. Pourquoi ? Parce que trop, c’est trop. « Parce que tous les deux ont écrit des oeuvres non conformistes, douloureuses, critiques, centrées sur la Cuba qu’ils ont vécue », estime Arturo Arango.

Et de conclure : « L’émancipation d’un pays ne peut pas être opposée à l’émancipation des personnes. Le prix de la liberté de Cuba ne saurait être le sacrifice de la liberté des Cubains - même s’il ne s’agit que de la liberté de penser et de s’exprimer. »

Paulo A. Paranagua |Le Monde


Enrique   |  Actualité, Culture, Politique   |  06 5th, 2014    |