La Havane, juin 1960. Déclaration de principe de la Agrupacion sindicalista libertaria de Cuba (extraits)

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La déclaration qui suit a été diffusée à Cuba par les membres de l’Association Syndicaliste Libertaire de Cuba. Elle est prémonitoire quelques mois avant une vague de répression qui allait liquider totalement le mouvement libertaire cubain.
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Contre l’État sous toutes ses formes
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Les membres de la Agrupacion sindicalista libertaria considèrent comme un devoir, avec lequel on ne peut ruser, d’affirmer en cette étape de réalisations révolutionnaires de notre peuple, qu’ils se dressent non seulement contre certaines formes accessoires de l’État, mais contre l’existence même de l’État en tant qu’organisme dirigeant de la société, et de ce fait contre toute politique tendant à provoquer l’hypertrophie étatique, à développer les recours de l’État et à lui conférer un caractère totalitaire ou dictatorial. Les militants syndicalistes libertaires cubains, de la même façon que les camarades des autres pays, estiment qu’on ne peut effectivement réaliser une révolution sociale authentique, s’il n’est pas procédé, en même temps qu’à la transformation économique, à l’élimination de l’État comme entité politique et administrative, en le remplaçant dans ses fonctions par des organismes de base révolutionnaires tels que les syndicats ouvriers, les communes libres, les coopératives agricoles et industrielles autonomes, les collectivités paysannes ou de production, libres d’ingérences autoritaires.

Les superstitieux de la politique croient que la société humaine est une conséquence de l’État, alors qu’en réalité l’État surgit comme l’expression la plus terrible de la dégénérescence sociétaire, c’est-à-dire de la société divisée en classes, qui aboutit aux différences, aux injustices et aux antagonismes brutaux des régimes capitalistes. L’État, en définitive, n’est autre chose qu’une excroissance parasitaire produite par le système des classes, fondé sur la propriété privée des moyens de production, et doit commencer à disparaître avec l’étape de la transformation révolutionnaire de la société bourgeoise en société socialiste.

La terre à celui qui la travaille

Les hommes et les femmes qui forment la Agrupacion sindicalista libertaria défendent aujourd’hui plus que jamais la vieille consigne révolutionnaire : « La terre à celui qui la travaille. » Nous croyons que le cri classique des paysans du monde entier : « Terre et liberté » est l’expression la plus juste des aspirations immédiates des paysans cubains. La terre pour la labourer et la faire produire, la liberté pour organiser et gérer les fruits de leurs efforts et selon leur volonté : culture individuelle familiale en certains cas ; création de libres coopératives de production en d’autres cas ; organisation de fermes collectives là où c’est possible ; mais toujours suivant la volonté la plus libre des paysans, sans jamais qu’une forme ou une autre soit imposée par des représentants de l’État, lesquels peuvent être des hommes très capables du point de vue technique, mais peuvent aussi ignorer dans la plupart des cas ce que sont les réalités matérielles de la culture et ne rien connaître des sentiments, des inquiétudes et des aspirations des hommes de la terre.

Nous sommes convaincus, par une longue expérience des luttes révolutionnaires paysannes, que la planification de l’exploitation de la terre, problème vital pour notre peuple, ne peut être envisagée comme un simple procédé technique, du fait que, à côté des facteurs inertes d’intervention — terre et outillage — le facteur décisif est le facteur humain, c’est-à-dire les paysans. C’est pourquoi nous nous prononçons en faveur d’une organisation de travail collectif et coopératif sur des bases absolument volontaires, en fournissant au paysan toute l’aide technique et culturelle nécessaire, comme le moyen sans doute le meilleur de le persuader des énormes avantages que présente l’exploitation collective de la terre sur le système de culture individuelle et familiale. Agir autrement, user de l’autorité et de la force conduirait en définitive à briser les bases mêmes de la révolution agraire, c’est-à-dire à faire échouer la révolution elle-même sous son aspect le plus important.

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La lutte contre le nationalisme, le militarisme et l’impérialisme

En tant que travailleurs révolutionnaires, nous sommes internationalistes, c’est-à-dire partisans fervents de l’entente pacifique entre tous les peuples, par-dessus toutes les frontières, géographiques, linguistiques, raciales, politiques et religieuses. Nous ressentons un immense amour pour notre terre, le même amour que les hommes des autres pays éprouvent pour la leur. En conséquence, nous sommes ennemis du nationalisme quel que soit le vêtement qu’il porte ; nous sommes adversaires résolus du militarisme et de l’esprit belliqueux ; opposés à toutes les guerres ; désireux de voir les énormes ressources économiques, aujourd’hui employées aux armements, servir à réduire la faim et les besoins des peuples appauvris ; les instruments de mort, fabriqués en quantités effrayantes par les grandes puissances, convertis en outils de travail, producteurs de bien-être et de bonheur pour tous les hommes de la terre. Nous nous opposons résolument à l’éducation militariste de la jeunesse, à la création d’armées professionnelles, et à l’organisation de formations militaires d’adolescents et d’enfants […]

Face à toutes les méthodes impérialistes, nous nous prononçons en faveur de l’internationalisme révolutionnaire, par la création de grandes confédérations de peuples libres unis entre eux par des intérêts communs, par des aspirations semblables, par la solidarité et l’entr’aide. Nous sommes partisans d’un pacifisme actif et militant qui rejette les subtilités dialectiques concernant la « guerre juste » et la « guerre injuste », un pacifisme qui impose l’arrêt de la course aux armements et le rejet de tout type d’armes et notamment des engins nucléaires dévastateurs.

Au centralisme bureaucratique nous opposons le fédéralisme

Nous sommes, par nature, ennemis de tout type d’organisation politique, sociale ou économique de caractère centralisateur. Nous estimons que l’organisation de la société doit aller du simple au composé, de bas en haut, c’est-à-dire en commençant par les organismes de base — municipalités, syndicats, coopératives, centres d’enseignement, associations paysannes, etc. — pour les intégrer dans les grandes organisations nationales et internationales, sur la base du pacte fédéral entre égaux qui s’organisent librement pour poursuivre des objectifs communs, sans dommage pour aucune des parties contractantes, celles-ci ayant toujours la liberté de se séparer de l’ensemble quand elles l’estiment utile à leurs intérêts. Nous voyons l’organisation, tant sur le plan national qu’international, dans le sens et la forme de grandes confédérations syndicales, paysannes, municipales et culturelles, qui auront pour mission de représenter les ensembles sans avoir d’autres droits que ceux qui leur sont confiés pour chaque cas par les organismes de base fédérés. […]

Sans liberté individuelle il n’est point de liberté collective

Nous syndicalistes libertaires, sommes des partisans décidés des droits individuels. Il n’y a pas de liberté pour l’ensemble si la partie est esclave ; il ne peut exister de liberté collective là où l’homme, individuellement, est victime de l’oppression. Nous considérons qu’il est urgent de garantir les droits humains, c’est-à-dire la liberté d’expression, le droit au travail, à une vie digne, la liberté de religion, l’inviolabilité du domicile, le droit d’être jugé par des personnes impartiales et justes, le droit à la culture et à la santé, etc., sans quoi il n’est pas de normes civilisées pour la coexistence entre hommes. Nous sommes contre la discrimination raciale, contre les persécutions politiques et l’injustice économique et sociale. Nous sommes partisans de la liberté et de la justice pour tous les hommes, y compris pour les ennemis de la liberté et de la justice.

La révolution appartient à tous

La Agrupacion sindicalista libertaria réaffirme sa volonté d’appuyer la lutte pour la libération intégrale de notre peuple, et rappelle que la révolution n’appartient à personne en particulier mais au peuple dans sa totalité. Nous soutiendrons, comme nous l’avons fait jusqu’à présent, toutes les mesures révolutionnaires qui visent à guérir les vieux maux qui nous affligent, mais nous lutterons aussi, sans trêve, contre les tendances autoritaires qui surgissent au sein même de la révolution. Nous fûmes contre la barbarie et la corruption du passé ; nous lutterons contre toutes les déviations qui prétendent mouler notre révolution suivant les modèles totalitaires, avilissant la dignité humaine, qui existent dans d’autres pays.

L’État, en dépit de ce que disent ses adorateurs de droite ou de gauche, est quelque chose de plus qu’une excroissance parasitaire de la société des classes : c’est la source génératrice de privilèges politiques et économiques et, par conséquent, créatrice de nouvelles classes privilégiées. Les vieilles classes réactionnaires qui luttent désespérément pour reconquérir leurs privilèges abolis nous trouvent face à elles ; les nouvelles classes oppressives et exploiteuses qui déjà surgissent à l’horizon révolutionnaire nous trouveront aussi face à elle. Nous sommes pour la justice, pour le socialisme et pour la liberté ; nous luttons pour le bien-être de tous les hommes, quelles que soient leur origine, leur religion ou leur race.

Sur cette ligne révolutionnaire, travailleurs, paysans, étudiants, hommes et femmes de Cuba, nous tiendrons jusqu’au bout. Pour ces principes nous risquerons la liberté et, si nécessaire, la vie.

La Havane, juin 1960


Enrique   |  Histoire, Politique   |  06 11th, 2014    |