Panorama de la littérature cubaine en France

Les classiques

En 1956, l’écrivain cubain Alejo Carpentier reçoit le prix du meilleur livre étranger publié en France pour son roman Le partage des eaux. Carpentier devient ainsi, aux yeux des lecteurs et des critiques français, l’emblème du réalisme merveilleux et de l’écrivain cosmopolite.

Le roman met en scène la tentative frustrée d’un retour aux origines d’un musicien latino-américain résidant à Paris. La confrontation de deux univers culturels (le héros est accompagné de sa femme française), et surtout l’exaltation de la nature et d’un paysage dont la luxuriance leur valent d’être considérés comme fantastiques, jettent les bases d’une écriture canonisée par les milieux académiques français et qui deviendra rapidement une référence incontournable pour tout intellectuel intéressé par la culture latino-américaine.

C’est l’écrivain Severo Sarduy qui, en 1971, fait connaître José Lezama Lima, un autre classique de la littérature cubaine, dans un article consacré à Paradiso publié dans Le Magazine littéraire. Le terme de « Proust des Caraïbes » utilisé par Sarduy pour décrire l’œuvre de Lezama simplifiera la complexité et l’étrangeté de son style. L’excès baroque d’un récit racontant la vie d’une famille cubaine depuis le début du XXe siècle et l’accumulation de références culturelles se mêlant par-delà le temps et l’espace sont les principales caractéristiques de ce livre somme où vient se condenser toute l’œuvre de ce poète, romancier et essayiste.

D’une certaine manière les jugements portés sur ces deux œuvres inaugurent la réception en France de la littérature cubaine contemporaine. Ou tout au moins de celle reconnue par les milieux universitaires. Carpentier devient ainsi l’écrivain cosmopolite et engagé, le créateur d’une version fantastique de l’histoire du contient américain dont l’imagination contredit et altère la vision colonialiste du Nouveau Monde. Quant à Lezama, il incarne l’écrivain baroque autochtone et attaché à une ville, La Havane, dont il a dirigé le principal mouvement littéraire, le groupe Origenes ainsi que la revue homonyme, considérée par Octavio Paz comme la meilleure publication en langue espagnole de son époque.

Les enfants rebelles de la révolution

Trois écrivains ayant publié à Cuba au cours des premières années de la révolution avant de s’exiler par la suite font irruption dans le champ éditorial français à la fin des années soixante où ils y sont porteurs de visions esthétiques nouvelles. Il s’agit de Guillermo Cabrera Infante qui vit jusqu’à sa mort en 2005 à Londres, Reinaldo Arenas qui se suicide à New York en décembre 1990 et Severo Sarduy, exilé à Paris où il meurt du sida en 1993.

En 1970, la traduction de Trois tristes tigres de Cabrera Infante obtient le prix du Meilleur livre étranger. L’écriture d’Infante, aux antipodes de celle d’Alejo Carpentier, reprend le langage populaire cubain pour recréer La Havane disparue des années 50, à la veille de la révolution menée par Fidel Castro dont par ailleurs il se déclare un fervent opposant. Infante crée ainsi un paradigme contredisant la vision majoritairement répandue dans la critique française qui identifiait avec une certaine facilité la littérature cubaine au baroque et qui jusqu’alors ne s’était jamais confrontée à un auteur devenu le porte-parole de l’opposition à Castro.

Reinaldo Arenas publie en 1969 à Paris Le monde hallucinant, suite à quoi il est emprisonné par le régime communiste interdisant aux écrivains cubains de publier à l’étranger sans autorisation préalable. Le roman d’Arenas retrace la biographie imaginaire d’un moine mexicain contraint de s’exiler et d’errer péniblement à travers l’Europe. Si Arenas reconnaît que l’un des principaux thèmes de son écriture est l’Histoire, il choisit de recréer dans ses livres la vie de personnages victimes des circonstances et de leur confrontation avec le pouvoir. Ses mémoires intitulées Avant la nuit écrites peu avant sa mort et publiées d’abord en France puis en Espagne racontent sa vie d’homosexuel sous un régime totalitaire, son exil à New York ainsi que les séquelles du sida qui le conduiront au suicide. Son adaptation au cinéma, Before Night Falls, réalisée par Julian Schnabel est nommée aux Oscars en 2001.

Les romans et les essais sur le baroque de Severo Sarduy en font une référence incontournable de la littérature cubaine en France. Son roman Cobra reçoit le prix Médicis en 1972 et le conforte comme membre du groupe Tel quel dont l’influence sur sa poétique est palpable. Severo se revendique comme héritier de l’esthétique lezamienne et cherche à universaliser les attributs classiques de l’identité cubaine (la musique, le langage populaire, les croyances religieuses) à travers des récits qui emportent ses personnages vers les espaces et les cultures les plus diverses. Ce n’est pas l’histoire qui joue un rôle déterminant dans la représentation et les conflits des personnages mais plutôt le langage et le corps comme zone d’inscription du désir et des excès de la société contemporaine.

La littérature cubaine actuelle

Le succès de la littérature cubaine dans les années 90, dont la représentante la plus célèbre est Zoé Valdés, et qui inclut dans une certaine mesure des livres d’Eduardo Manet comme L’île du lézard vert, prix Goncourt des lycéens en 1992, est une tendance de fond du champ éditorial latino-américain en France. Au cours de cette même décennie, paraissent les traductions d’autres auteurs qui parviennent à se gagner les faveurs de la critique et constituent une seconde vague plus hétérogène.

L’obtention du prix du meilleur livre étranger publié en France en 2000 pour Ce royaume t’appartientfait d’Abilio Estévez le représentant le plus significatif d’une écriture qui adopte les emblèmes traditionnels de la représentation de l’identité cubaine. Estévez recrée dans ses récits les lieux et l’atmosphère de l’époque républicaine antérieure à la dictature de Castro. La nostalgie de ce passé et le désir de s’échapper de l’île sont les principaux motifs structurant son imaginaire.

Deux écrivains résidant à Miami et proches de Reinaldo Arenas décrivent les contrastes de la vie d’un exilé cubain dans cette ville. Guillermo Rosales, peu avant de se suicider, a raconté dans son incroyable romanMon ange la vie quotidienne d’un fou dans un asile psychiatrique. Carlos Victoria, ami de Rosales, suggère dans Un pont dans la nuit l’impossibilité de réparer la césure de l’exil à travers la recherche infructueuse d’un demi-frère tout juste débarqué de Cuba.

Deux écrivains cubains, Leonardo Padura, qui vit à La Havane, et José Manuel Prieto, résidant à New York après avoir vécu en Sibérie et au Mexique, racontent dans leurs livres les plus récents des histoires sans lien direct avec Cuba.

Padura obtient le prix Caillois en 2011 pour son roman L’homme qui aimait les chiens racontant la vie de l’assassin de Trotski. Auteur de romans policiers à succès, Padura recrée de manière parabolique, dans cette biographie imaginaire, les inhibitions et les peurs paranoïaques engendrées par un système totalitaire.

Dans deux splendides romans (Papillons de nuit dans l’empire de Russie, 2003 et Rex, 2007) José Manuel Prieto imagine les curieuses expériences intellectuelles d’un exilé, un narrateur que la chute du communisme a surpris tandis qu’il se trouvait dans l’ex-Union Soviétique.

Dans le premier de ces deux romans (salué par d’élogieuses critiques dans le New York TimesLe Monde etLibération et primé en Allemagne) le narrateur, à la recherche d’une espèce rare de papillon, rend un subtile hommage à la littérature russe classique. Dans Rex, un précepteur chargé de l’éducation du fils d’un couple de faussaires de diamants russes, construit tout son enseignement sur un seul livre, À la recherche du temps perdu. Plus qu’un hommage à Proust, le roman peut se lire comme la tentative impossible d’atteindre l’absolu par l’écriture.

La traduction d’un livre en français est généralement considérée comme un signe de reconnaissance internationale parmi les écrivains latino-américains. Malgré les différences, politiques et historiques, qui séparent Cuba du reste du continent, il en va de même pour les écrivains cubains.

Signalons que les livres de référence de la littérature cubaine ont été systématiquement traduits et publiés en France. Puisse ce bref panorama aider un lecteur exigeant à discerner parmi l’abondante littérature commerciale reproduisant des clichés éculés de l’identité cubaine les livres qui traduisent le mieux l’imaginaire de l’île.

Armando Valdez-Zamora


Enrique   |  Culture   |  09 19th, 2014    |