L’écrivain Leonardo Padura critique la bureaucratie et l’anti-intellectualisme à Cuba

Dans une chronique confiée à la BBC, le Cubain Leonardo Padura a fait savoir qu’il faisait ses adieux au journalisme pour se consacrer à la littérature. Pendant vingt ans, il a continué à exercer le métier de journaliste, sans pour autant publier ses articles à Cuba. Collaborateur de l’agence Inter Press Service, ses papiers paraissaient dans des quotidiens de divers pays, mais pas à La Havane. De passage à Paris pour la sortie de son roman Hérétiques (Métailié, 608 p., 23 euros), Leonardo Padura explique pourquoi :

« Ma vision de la réalité n’était pas celle que prétend promouvoir la presse cubaine, qui privilégie la propagande plutôt que l’information ou l’analyse. Mes articles ont néanmoins circulé dans l’île par d’autres moyens, via Internet – pour les peu nombreux qui y ont accès – ou par messagerie électronique. Deux recueils sont aussi parus. »

Cinquante-cinq ans après l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro, les médias de La Havane restent le dernier bunker du parti unique. La preuve : le 9 août, une journaliste plusieurs fois primée, Mayra Garcia Cardentey, lançait une salve contre les intellectuels cubains, dans le quotidien Juventud Rebelde : « privilégiés », « caste », « racaille de démagogie lettrée », « pseudo intellects », « sous-groupes », « petites féodalités de fausse culture », voilà les épithètes égrenés dans un article fielleux, qui invoque (frauduleusement) le marxiste italien Antonio Gramsci, pour chanter les louanges du sage prolétaire.

Polémique à La Havane

Cette diatribe a provoqué un vif émoi à La Havane, avec des réactions de la critique d’art Graziella Pogolotti (dans le même journal), et un flot de messages électroniques des cinéastes Juan Carlos Tabio et Arturo Sotto, des écrivains Arturo Arango, Desiderio Navarro, Guillermo Rodriguez Rivera et Leonardo Padura.

L’historien exilé Rafael Rojas est intervenu, lui aussi, dans la polémique, qui continue à susciter des commentaires et des interrogations sur Internet.

Auteur de L’homme qui aimait les chiens (Métailié, 2011), qui évoque le stalinisme, Padura donne son avis sur la controverse :

« Cet anti-intellectualisme renvoie au vieux réalisme socialiste, avec son idéalisation de l’ouvrier manuel. Cuba est en train de changer et cela provoque des résistances. La nouvelle réglementation migratoire, la loi d’investissements étrangers, le travail à son propre compte, l’autorisation de la vente et de l’achat des véhicules et résidences, la décentralisation des entreprises d’Etat, tous ces changements suscitent des avancées, mais aussi de l’inertie.

« Raul Castro a appelé à modifier les mentalités. Or, on peut changer l’économie par décret, mais pas les mentalités. Il y a des réticences face aux modifications en cours. Une des pires monstruosités du système socialiste est le poids mort de la bureaucratie. Ce secteur lutte pour ne pas perdre ses privilèges. Tomas Gutiérrez Alea tournait La mort d’un bureaucrate dès 1966, c’est dire la précocité du phénomène ! Depuis l’adoption du socialisme jusqu’à aujourd’hui, Cuba a développé une puissante bureaucratie conservatrice.

« Les changements de nos jours sont aussi importants que ceux des années 1960, d’autant que le monde aussi a beaucoup changé. Les intérêts de la jeunesse sont plus complexes que de mon temps. A l’époque, nous n’attendions pas de récompense immédiate en échange de nos engagements ou de nos sacrifices.

« Toutefois, les Cubains sont devenus plus pragmatiques à cause de la lutte pour la survie quotidienne pendant les années 1990, à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique et la fin de ses subsides.

« Les jeunes de La Havane veulent désormais ressembler à ceux de Madrid, New York ou Paris, plutôt qu’à leurs parents. Ils veulent avoir leur téléphone portable tout le temps à la main, même si le prix des communications dans l’île reste prohibitif. »

Ces évolutions augmentent les inégalités sociales et donc les tensions, raconte Leonardo Padura :

« La différenciation a atteint les sports, jusqu’alors sous la tutelle de l’État. Il y a des baseballeurs cubains embauchés au Japon avec des contrats de centaines de milliers de dollars, voire d’un million de dollars. Le volley-ball, la boxe, connaissent le même tournant, pour éviter la fuite des talents.

« Auparavant, les intellectuels et les artistes s’exilaient ; désormais, ils effectuent des allers-retours pour travailler ou vendre leurs œuvres. Avant, toutes les décisions à Cuba étaient prises pour des raisons politiques, avec le résultat qu’on connaît. Maintenant, les sphères gouvernementales aussi font preuve de davantage de pragmatisme. Société vieillissante, nous courrons le risque d’une dé-capitalisation des ressources humaines à cause de l’exode des jeunes. »

Les changements touchent de plein fouet le monde de la culture. Comme ceux qui travaillent à leur propre compte, l’intelligentsia est moins dépendante des concessions du pouvoir. Mais le fossé se creuse entre les créateurs ayant accès au marché international et le bas clergé, les fonctionnaires des institutions culturelles. Cela ne plaît pas à tout le monde. D’autant que le succès des uns alimente la jalousie des autres.

Paulo A. Paranagua/ Blog du Monde América latina VO


Enrique   |  Actualité, Culture, Politique   |  09 22nd, 2014    |