Cuba ou la mauvaise conscience des anarchistes. Première partie

Texte publié dans la revue Iztok n°3 de mars 1981

Iztok fut la revue éditée par un groupe d’exilés des pays de l’Est (Bulgarie, Pologne, Roumanie) de 1980 à 1991.

Véritable source d’informations sur ces pays, elle disparut avec les régimes communistes totalitaires qui y sévissaient. Toutefois, la revue ne se limitait pas à la seule Europe de l’Est, de nombreux articles abordaient la situation à Cuba ou en Chine.

Iztok n’eut que 20 numéros, elle était l’une des meilleures revues de l’époque : textes clairs, sujets variés présentant et des articles théoriques et des articles d’actualité.

Entre autres particularités, il faut noter qu’Iztok eut des éditions en langues étrangères : bulgare, russe, polonais, roumains. Il ne m’a été possible que de trouver un numéro en bulgare et un autre en polonais. J’espère pouvoir les publier, mais rien n’est moins sûr.

Nous publions ici le texte envoyé à Iztok par un camarade de la Coordination libertaire latino-américaine sur les anarchistes cubains pour plusieurs raisons.

D’abord en signe de solidarité : ils sont en exil, comme nous fuyant les prisons de Cuba qui fait partie de l’empire moscovite comme la Bulgarie, la Pologne, etc.

Ensuite par intérêt historique — il nous donne des informations sur l’activité libertaire à Cuba de 1885 à 1959.

Enfin ce texte pose un problème théorique, celui de la « pensée totalitaire ». Cette manière de penser est courante et évidente dans tous les systèmes politiques, philosophiques et idéologiques totalitaires. Mais elle peut exister et elle existe sûrement dans chaque individu, à différents degrés ; par conséquent elle peut exister aussi dans chaque groupe humain, n’importe lequel. Un autre problème que le camarade soulève concerne notre attitude vis-à-vis des conflits mondiaux entre les deux superpuissances pour la domination de la planète. Si théoriquement notre attitude est claire et nette, dans la pratique il n’est pas toujours facile de se situer. Notre propre expérience nous oblige souvent à mettre les points sur les « i ». Le fait que nous ayons quitté le « paradis socialiste » (et leurs goulags !) ne signifie pas automatiquement que nous acceptons et approuvons tous les systèmes politiques dans les pays où nous sommes obligés de vivre maintenant. Le socialisme, et nous faisons partie de ce courant, s’est constitué au milieu du XIXe siècle en opposition au système capitaliste classique. Nous ne pouvons pas nier nos origines ni notre opposition au système capitaliste qui malgré beaucoup de changements secondaires garde toujours l’essentiel, c’est à dire la domination et l’exploitation.

Mais depuis un siècle, il y a un « fait nouveau » : l’existence d’un autre système politique et économique qui prétend être « socialiste ». Nous ne sommes pas d’accord avec lui non plus : non seulement parce qu’il a exterminé tous nos camarades et interdit toute autre pensée que sa « vérité » à lui, mais aussi parce que ce système au lieu d’éliminer la domination et l’exploitation les a perpétués et perfectionnés.

Ainsi nous nous situons sur deux fronts ce qui n’est pas toujours facile à vivre. De temps en temps cela gène même nos camarades, ici à l’occident. Ils trouvent que nous mettons trop l’accent sur un front en oubliant l’autre qui pour eux est plus important (dans leurs conditions sociales de lutte). Sans accepter leurs valeurs « morales » respectives, nous pensons qu’il existe une différence de formes et de degrés, par le fait même qu’ici nous pouvons continuer à exister et à mener une certaine activité.

Pour conclure, une petite précision. En ce qui concerne la polémique sur Cuba dans les années 60, la source la plus importante de cet article est le bulletin des libertaires cubains en exil, évidemment fortement impliqués. Aussi il est bon de préciser que les positions des organisations et surtout des journaux et revues cités pourraient être nuancés par une étude plus exhaustive des textes. Mais les grandes lignes restent valables.

Iztok

Bref rappel historique

A la fin du XIXe siècle, Cuba demeure le dernier rempart du colonialisme espagnol sur le continent américain.

La plus grande des îles des Caraïbes, Cuba produit fondamentalement de la canne à sucre, du tabac et du café ; sa population, composée principalement de blancs provenant des différentes migrations espagnoles et de noirs descendants de l’importation d’esclaves africains à partir du XVIe siècle et de mulâtres, est à prédominance rurale.

Un peu tardivement par rapport à d’autres pays du continent, le pouvoir colonial est contesté à maintes reprises au cours du XIXe siècle. Divers intérêts économiques et idéologiques, divers groupes sociaux confluent dans l’opposition au régime espagnol : il y a ceux qui, gros commerçants ou propriétaires, s’opposent aux puissants d’aujourd’hui pour devenir ceux de demain, ce sont ceux qui luttent contre le pouvoir espagnol ; il y a aussi ceux qui luttent peut-être seulement contre le pouvoir tout court, ce sont les misérables des villes et des campagnes. Ils ont leur apôtre : José Marti.

Dans la métropole, les différentes vagues de répression provoquent l’exil de nombreux activistes libertaires. La restauration de la monarchie en 1874 s’accompagne de persécutions contre la Fédération régionale espagnole (FRE), branche de l’Association internationale des travailleurs (AIT), très liée au courant anti-autoritaire animé entre autres par M. Bakounine. E. Messonier un ouvrier catalan, réfugié anarchiste, organise des conférences avec les travailleurs cubains dès 1885 ; l’année suivante est créée une association chargée de diffuser les idées de l’Internationale des Travailleurs, le Centro Obrero, ainsi qu’un hebdomadaire fondé par l’anarchiste E. Roig San Martin : El 
Productor.

Les idées anarchistes semblent progresser au cours des années suivantes, en particulier à La Havane et dans d’autres villes où viennent s’installer les anarchistes ibériques. Ces idées sont diffusées parmi les ouvriers (du tabac principalement) et les petits artisans à travers des journaux comme El Socialismo, (1890), El Trabajo (1891), Jovenes
Hijos del Mundo (1892) et Hijos del Mundo, La Alarma (1893) et El Nuevo Ideal (1899) [1]. Ce dernier invite à Cuba l’anarchiste E.Malatesta au printemps de 1900 ; Malatesta, qui venait de passer quatre années en Argentine, est expulsé du pays par les autorités sous l’occupation américaine (1899 – 1902) [2].

Les anarchistes participèrent activement à la lutte contre le pouvoir colonial : en 1892 le Premier Congrès ouvrier approuve une résolution édigée par les anarchistes E.Creci, E.Suarez et e. Gonzalez, se prononçant pour l’indépendance de Cuba ; cette résolution provoqua la clôture du congrès par les autorités espagnoles [3]. La Liga General de Trabajadores, organisée par les anarchistes et dont E. Messonier fut le premier président, suscite l’agitation pour la journée de huit heures et participe aux grèves générales des dockers de Cardenas, Regla et La Havane [4].

À la naissance de la république (1902) et jusqu’en 1959, les anarchistes et anarcho-syndicalistes cubains jouent souvent un rôle de premier ordre dans la résistance ouvrière aux attaques impitoyables de régimes corrompus et défenseurs des privilèges d’une minorité toute-puissante. À Cuba, comme ailleurs, les premières organisations ouvrières naquirent sous l’égide de l’anarcho-syndicalisme ; l’histoire des divers mouvements sociaux cubains est parfaitement marquée par l’anarchisme. Et, à Cuba comme ailleurs, cette histoire est passée sous silence, exception faite de quelques articles et travaux parus essentiellement dans la presse et les milieux anarchistes.

Les anarchistes sont présents dans les principaux conflits de l’époque : grève des travailleurs de l’industrie du sucre, du tabac, du bâtiment ; des maçons et cheminots ; des dockers, employés de commerce, etc. ; ils posent et soutiennent des revendications salariales et sociales comme la journée de huit heures et ils organisent des mouvements contre l’instauration du service militaire obligatoire (1915), contre la vie chère (1919) ou pour la liberté des grévistes emprisonnés (1918) ; ils fondent les premières organisations ouvrières (syndicales, culturelles et d’entr’aide) : création de plusieurs Centros Obreros, d’un athénée syndicaliste (1921), d’une école rationnaliste (1922), de la Fédération ouvrière de La Havane (1920—1921), de la Confédération nationale ouvrière de Cuba (CNOC, 1925). Nombreux furent les anarchistes qui trouvèrent la mort dans ces luttes : Casanas, Montero et Sarria (1903), R. Fernandez (1919), E.Varona (1925) et, peu après, Grat, S. Leon et Domenigo ; A. Lopez (1926) suivi de M. Iglesias, Bruzon, Couxart ; Boris Santa Coloma (1953) et d’autres encore. Beaucoup d’autres furent emprisonnés, torturés ou expulsés du pays sous les diverses dictatures, en particulier celles de Machado et Batista [5].

Le nombre considérable de publications anarchistes témoigne de la vigueur du mouvement, qui réussit à assurer une certaine continuité malgré la violente répression : journal Tierra (1912-1914, 1924-1925, 1933-1934 ; au cours de cette dernière période il se présente comme l’organe de la Fédération des Groupes anarchistes de Cuba — FGAC) ; El Libertario (1905), Rebelion (1908—1910), La Batalla et Via Libre (1911), Rumbos
Nuevos (1939—1941), Boletin Organico de la Fédération des jeunesses libertaires de Cuba — FJLC — (1939), le nouveau El
Libertario, organe de l’Association libertaire de Cuba (ALC) qui dès 1952 s’opposa au coup d’État de Batista [6].

1959

Au lendemain de la chute de Batista, l’effervescence et la confusion caractéristiques de tout grand bouleversement social règnent à Cuba. Le dictateur est parti, certes, et son armée se désintègre à vue d’œil. Mais l’engrenage du pouvoir n’est pas détruit : contrairement à ce que prétendent les dépêches journalistiques, l’anarchie ne s’est pas installée à Cuba.

Les rapports qu’entretiennent entre eux les hommes de cette société convulsionnée sont toujours définis par le conflit chaque individu semble trouver son compte dans la parcelle de pouvoir, si petite soit-elle, qu’il peut posséder et dans laquelle il range l’Autre dans la catégorie des vassaux. Sur ce fond conflictuel, les formes institutionnelles du pouvoir, dont le but n’est autre que celui de fixer les modalités de ces rapports conflictuels et de les maintenir à l’intérieur d’une limite qui puisse garantir la reproduction de la société dans son ensemble, sont loin de trouver la condition de leur disparition.

Les divers organes du pouvoir institutionnel batistien, plus ou moins ébranlé, coexistent avec les institutions, encore embryonnaires, du nouveau pouvoir révolutionnaire. La disparition des premiers n’est souvent, comme dans la plupart des révolutions de notre siècle, que purement formelle : d’anciennes institutions réapparaissent sous des noms différents et, dans certains cas, les anciens responsables demeurent même en place. À l’ancienne administration verticale de la société succède une nouvelle administration verticale. Les nouvelles hiérarchies, issues pour la plupart de la primitive structure de pouvoir des organisations anti-batistiennes, comblent hâtivement les trous laissés par les vaincus.

Pour les vaincus — suppôts et collaborateurs du Dictateur — ce jour n’est qu’un jour de panique ils pressentent la folie vindicative qui va s’emparer de leurs anciennes victimes. Pour les autres, l’aube de cette année 1959 apporte avec elle des sentiments confus, où la joie se mêle à l’incertitude : et maintenant, que va-t-on faire ?

Chez les anarchistes, l’incertitude semble l’emporter. Faibles numériquement, touchés par la répression batistienne et par leurs propres divisions internes, ils semblent incapables de contrecarrer l’influence croissante de leurs vieux ennemis au sein du mouvement syndical : les communistes. Ceux-ci, en effet non seulement tiennent bon dans ce moment de crise sociale, mais en plus semblent gagner du terrain dans un milieu où règne la confusion et la désorganisation. Leur parti, le PSP, est un exemple classique de la machine de guerre léniniste : rigoureusement centralisé, solidement encadré, il compense la faiblesse numérique de ses effectifs par un activisme bien organisé, mené par des militants disciplinés, entraînés pour être efficaces dans le monde de la politique : ce monde où la fin justifie les moyens, où toute compromission est permise, où toute manœuvre et tout crime sont admis dans la mesure où ils permettent à l’organisation d’acquérir du pouvoir.

À partir de ce moment, les évènements se précipitent : ils débutent par les premières escarmouches opposant publiquement anarchistes et communistes au sein du mouvement syndical (dès janvier 1959) et aboutissent à l’expulsion des anarcho-syndicalistes non seulement de la direction des syndicats (syndicat de l’alimentation par exemple), mais aussi des syndicats eux-mêmes. Ce processus, qui mène à l’adoption du projet communiste par les dirigeants du gouvernement, s’accompagne d’une progressive réduction des libertés publiques. La fermeture de El Libertario et de Solidaridad
Gastronomica, après celle des autres journaux cubains, symbolise peut-être la fin d’une très courte période d’ouverture révolutionnaire — dont les limites resteraient à étudier. À partir de cette période, les quelques militants qui restent actifs sont contraints à passer dans la clandestinité ou à s’exiler. C’est la fin d’une présence anarcho-syndicaliste et anarchiste vieille de plus de cinquante ans. Désormais, les syndicats s’inscriront dans une nouvelle stratégie du pouvoir.

La polémique que souleva la Révolution Cubaine dans les milieux libertaires nous permet de déceler d’énormes lacunes dans la pensée anarchiste classique et de graves incohérences dans la pratique sociale des organisations se réclamant de l’anarchie. Cuba constitue pour ainsi dire la « mauvaise conscience » d’une grande partie du mouvement anarchiste international. Pendant de longues années, les anarchistes cubains en exil vécurent dans une impressionnante solitude, abandonnés, sauf quelques exceptions rares, par les anarchistes du monde entier qui tendaient à s’identifier au régime du Parti communiste cubain et au radicalisme « foquiste ». Cette mauvaise conscience semble peser très lourd chez les anarchistes d’aujourd’hui : il apparaît extraordinaire, par exemple, qu’un ouvrage récent d’un auteur anarchiste sur la révolution et les anarchistes cubains passe sous silence la violente polémique qui opposa au milieu des années 60 le Mouvement Libertaire Cubain en Exil (MLCE) à de nombreuses fédérations, publications et individus anarchistes d’Europe et du continent américain [7]. Ces lacunes très profondes, que le cas cubain nous permet de mettre à découvert, réclament une étude approfondie, un effort collectif de réflexion, si l’on veut vraiment essayer de sortir l’anarchie de l’impasse où elle se trouve : l’impasse d’une liberté qui s’engage sur le chemin du pouvoir.

Dans le cadre restreint de cet article, nous voudrions dégager, à partir d’une exposition des faits, un problème qui constitue la toile de fond de ce drame et ébaucher quelques points de l’analyse : il s’agit du problème de la raison totalitaire ou manichéisme vulgaire (qu’il ne faut pas confondre avec la doctrine de Manès). Nous préférons le premier terme et si nous utilisons quelquefois le mot « manichéisme », c’est dans le sens – habituel mais probablement abusif – qui veut dire « simplification arbitraire, intolérance ».

La polémique

Les anarchistes réfugiés à Miami et regroupés autour du MLE (Movimiento Libertario Cubano en el Exilio) font part, dès le tout premier numéro de leur Bulletin d’information, de « l’incompréhension » dont ils sont victimes dans les propres milieux libertaires, à cause du « manque d’une information vraie et exacte » surl’évolution de la situation à Cuba. Par ailleurs les lettres de correspondants libertaires de différents pays, reproduites dans ce périodique – qui essaiera d’être mensuel au départ et qui est constitué de quelques feuilles ronéotypées – font état non seulement « d’incompréhension » mais d’hostilité déclarée venant de ces mêmes milieux. Ainsi Jacobo Prince (La Plata, Argentine), dans une lettre du 03.XII.61 souligne que « …le fait que les attaques les plus violentes contre le régime castriste proviennent des secteurs réactionnaires, contribue à augmenter la confusion et on a besoin de beaucoup de “courage civil” pour attaquer le mythe de cette soit-disante révolution » [8] ; le groupe Malatesta (Venezuela), au cours d’une campagne pour la libération de L. M. Linsuain (anarcho-syndicaliste emprisonné à Santiago de Cuba) doit bien prendre soin « d’éclaircir » et d’expliquer « avec exactitude » ce que les anarchistes veulent et « démontrer » qu’ils ne sont pas des « réactionnaires » [9] ; de même le groupe mexicain du journal Tierra y Libertad doit bien expliquer que sa critique du régime castriste n’implique pas l’acceptation des structures économiques et sociales d’avant la révolution [10].

Comme en 1917 lors de la révolution Russe, la « confusion » semble donc régner chez les libertaires. C’est un moment de « …confusion et d’incertitude… quelques noyaux libertaires s’égarent dans un labyrinthe de conjectures absurdes et prêtent attention aux chants de sirène de la sinueuse propagande bolchevique » [11].

Nous pouvons donc observer que dès décembre 1961, et en même temps que Fidel Castro se déclarait communiste, les anarchistes cubains et ceux qui les soutiennent doivent se défendre des accusations lancées d’abord par le dirigeant communiste Blas Roca (les anarchistes se cachent « sous le masque extrémiste pour mieux servir les intérêts du State Department ») [12] et reprises ensuite par les marxistes et des anarchistes (?) du monde entier et les présentant comme étant des collaborateurs de la réaction, du gouvernement américain, de la CIA. Et cette pluie d’épithètes injurieuses n’est pas près de s’arrêter, malgré les informations et explications fournies par le MLCE. Les faits montrent donc qu’il faut chercher la raison de cette hostilité ailleurs que dans l’hypothèse – un peu naïve – du « manque d’information ».

En 1965, une lettre parue dans le bulletin exprime la « …conviction que le monde libertaire vous a abandonné (anarchistes cubains, AG) dans votre lutte (…). Vous avez eu plus de peine à convaincre les libertaires de la légitimité de votre cause qu’à promouvoir des actions contre la dictature castriste » [13]. En mai 1967, un article déplore le fait que « …depuis que nous quittâmes Cuba, il y a déjà quelques années, nous crions dans le désert pour que le mouvement libertaire international mène une intense campagne conduisant à la libération des camarades (anarchistes emprisonnés à Cuba, AG) » ; or, « …malgré l’insistance et l’élan que nous y avons mis, notre demande, sauf de rares exceptions, n’a pas trouvé le moindre écho dans la presse libertaire de la plupart des pays, et encore moins dans les groupes et organisations espagnoles… » [14]. Les libertaires cubains, après avoir subi le drame de la prison et/ou de l’exil — comme beaucoup d’autres cubains, anciens combattants anti-batistiens, membres de l’Armée Rebelle et dont le cas d’Hubert Matos en octobre 1959 n’est qu’une illustration spectaculaire — doivent subir le drame de l’isolement quasi total et des agressions et interférences venant de toutes parts : du régime fideliste, des autres exilés, des anarchistes, de l’État américain.

En ce qui concerne les institutions et individualités anarchistes du monde entier, nous pouvons distinguer schématiquement 4 attitudes différentes ; en général, ces courants demeurent stables tout au long de la décennie des années 60, mais on peut quelquefois assister à des revirements ou des remises en question :

a/

Ceux qui demeurent solidaires des libertaires cubains (soutien qui peut être critique) : il s’agit surtout de quelques individualités (J. Prince, A. Souchy, G. Leval, F. Mintz, L. et V. Fabbri, E. Cresatti, E. Rodrigues, etc.) et de quelques organisations ou publications : « …FLA, FAM, CNT mexicaine, Ligue libertaire américaine, quelques groupes italiens et anglais, des camarades uruguayens, des camarades du Venezuela et d’autres » [15]. Il faut noter ici que ces organisations ne comptent pas parmi les plus actives de l’anarchisme « institutionnel » et que dans certains cas leur existence est presque formelle uniquement.

b/

Ceux qui sont contre les libertaires cubains. Ce « contre » peut assumer deux formes différentes :

D’abord ceux qui, reprenant la forme et le contenu des accusations communistes, n’hésitent pas à accuser les libertaires cubains d’être au service de la réaction : Adunatta
dei Refratari (italo-américain), FAU (l’affaire provoque une scission au sein de cette organisation uruguayenne), FAI et son journal Umanita Nova, FIJL, D. Cohn Bendit, etc. Nous n’avons pas de place ici pour indiquer les modalités de cette polémique ; nous pouvons dire cependant qu’elle fut très violente (injures, attaques personnelles, etc.), qu’on fit usage de procédures « staliniennes » (censures d’articles des cubains dans U.N. par exemple) et que pendant une période assez longue les relations furent totalement interrompues. Au congrès international de Carrare (septembre 1968) Cohn Bendit accuse le MLCE d’être « financé par la CIA ». Le MLCE le met au défi d’apporter des preuves ou de se rétracter publiquement « si l’honnêteté personnelle n’est pas pour lui un luxe bourgeois » et pose une question de « type moral » : « …comment est-il possible que des camarades qui, durant la révolution de mai à Paris lancèrent

partout le mot d’ordre “il est interdit d’interdire” soutiennent à corps perdu un régime qui, comme le régime castro-communiste, a tout interdit au peuple cubain, même le droit de manger et de penser ? » [16].

Ensuite ceux qui répondent à la demande de solidarité par le silence et qui, par contre, soutiennent d’une façon « critique » le régime du PC cubain : Le Monde
Libertaire (journal de la Fédération anarchiste française), par exemple, « …possède une grande rubrique internationale, dans laquelle on nomme des pays de tous les continents subissant des situations plus ou moins dictatoriales et corrompues. Mais Cuba n’apparaît jamais dans cette rubrique. Il semble que les camarades français ont effacé le petit pays des caraïbes de leur carte (…) ». Mais ce qui est le plus grave, c’est que eux, anarchistes cubains, sont considérés « anarchistes de deuxième classe, sans droit à la solidarité » [17]. Au congrès de Toulouse (juin 1965), la FAF semble changer de position.

c/

Une troisième attitude serait celle de la revue française Noir et Rouge, qui prétend être neutre et a le mérite de faire un effort d’objectivité, en présentant par exemple des articles « pour » et « contre » la solidarité avec les anarchistes cubains [18]. Malgré cela il semble y avoir une certaine méfiance à l’égard des libertaires cubains [19] et certaines tentatives d’analyse révèlent la confusion et la force du mythe des « barbudos » dans l’imaginaire des anarchistes européens de l’époque [20].

d/

D’autres enfin, comme Regeneración du Mexique [21], éviteront, au moins pendant une période, de se prononcer sur la question, jugée sans doute trop embarrassante.

À suivre…

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Notes

[1] NETTLAU, Max, Contribucion a la bibliorafia anarquista de la America Latina hasta 1914, dans CERTAMEN INTERNACIONAL DE LA PROTESTA, La Protesta, Buenos Aires 1927

[2] DOLGOFF, Sam, La revolution cubana : un enfoque critico. Ed. Campo Abierto, Madrid 1978.

[3] « EL ANARQUISMO EN CUBA », El Libertario, La Havane, 19 juillet 1960, p.7.

[4] DOLGOFF, op.cit., p.44.

[5] « EL ANARQUISMO EN CUBA » op.cit.

[6] « EL MOVIMIENTO LIBERTARIO Y LA LUCHA CONTRA LA DICTADURA BATISTIANA », dans El Libertario, op.cit. p.8.

[7] DOLGOFF, op.cit.

[8] PRINCE, Jacobo, lettre du 3.XII.61 dans : BOLETIN DE INFORMACION LIBERTARIA, publication du MLCE, Miami, février 1962, N°1. Cette traduction et les traductions suivantes sont sous notre responsabilité. C’est nous qui soulignons.

[9] GRUPO MALATESTA, lettre dans : B.I.L. N°1.

[10] TIERRA Y LIBERTAD, article de décembre 61 dans B.I.L. N.1.

[11] BOLETIN DE INFORMACION LIBERTARIA, N°2, Miami mars 62.

[12] IGLESIAS, Abelardo, article dans B.I.L. N°4, Miami mai 62.

[13] CAMPA, Juan, lettre dans B.I.L. s/n, Miami janvier 65.

[14] BOLETIN DE INFORMACION LIBERTARIA, s/n, Miami mai 67.

[15] Ibid., s/n, Miami janvier 65.

[16] Ibid., s/n, Miami février 70.

[17] Ibid., s/n, Miami février 65.

[18] NOIR ET ROUGE, N°20, Paris 65.

[19] COMPTE-RENDU DE L’ENTRETIEN AVEC LE DÉLÉGUÉ DES CUBAINS DE MIAMI (juin 1965).

[20] NOIR ET ROUGE, ibid.


Enrique   |  Analyse, Politique   |  03 2nd, 2015    |