Hollande à Cuba: la France à la conquête des marchés cubains

Le président français François Hollande est à Cuba. C’est la première visite officielle d’un chef d’Etat français sur l’île depuis son indépendance il y a plus d’un siècle. Une visite dans la foulée de l’annonce, le 17 décembre dernier par Barack Obama et Raul Castro, de renouer des relations diplomatiques. Il s’agit pour la France de rappeler ses liens culturels et d’amitié avec le peuple cubain, et surtout de se positionner sur le terrain économique alors que le processus de normalisation a commencé avec les Etats-Unis et avec l’Union européenne.

Le président français François Hollande l’a expliqué ce dimanche : la France voulait être « la première au nom de l’Europe et parmi les pays occidentaux à pouvoir dire aux Cubains que nous sommes à leurs côtés s’ils décident eux-mêmes de franchir les étapes nécessaires vers l’ouverture ».

Pour Jean-Pierre Bel, envoyé personnel de François Hollande pour l’Amérique latine, cette visite est d’abord historique et stratégique, comme il l’a confié à RFI : « C’est véritablement un voyage historique car jamais aucun chef d’Etat français ne s’est rendu à Cuba. C’est historique parce que Cuba, ce n’est pas n’importe quel pays. C’est aussi l’illustration de ce que nous avons essayé de construire depuis plusieurs années, des relations de confiance entre deux pays avec des systèmes politiques différents mais qui ont fait le choix de s’engager dans le dialogue et dans l’échange. Nous pensons que Cuba - et Cuba c’est l’Amérique latine - représente aujourd’hui un intérêt essentiel dans les relations en direction de cette grande région du monde. »

Des liens étroits avec La Havane

La France a toujours entretenu des liens avec Cuba depuis la révolution castriste de 1959, et même après que l’Union européenne eut adopté sa position commune en 1996, qui conditionne les relations avec Cuba à des avancées démocratiques et des progrès sur les droits de l’homme.

Pour Janette Habel, politologue et spécialiste de l’Amérique latine, cette visite a une dimension historique, qui s’appuie sur ces relations particulières que Paris a entretenues avec La Havane : « De longue date, il y a eu une prise de position française contre l’embargo. Le président Mitterrand avait parlé d’un “embargo stupide”. Au pire moment de la crise au début des années 90, juste après la rupture avec l’Union soviétique, alors que le pays s’effondre, c’est à partir de la France notamment que des mécanismes ont été mis en place par les traders pour échanger le sucre cubain et obtenir des financements, au point qu’aux Etats-Unis certains avaient dit à l’époque que l’ambassade de France et le gouvernement français étaient le poumon qui permettait à l’économique cubaine de respirer encore. »

Sur le plan culturel, la France est implantée depuis de nombreuses années à Cuba. L’Alliance française et ses 12 000 élèves est l’une des plus importantes au monde, et les échanges universitaires se multiplient. Pour Jesus Arboleya, professeur à l’Université de La Havane, spécialiste des relations internationales, ces échanges seront amenés à s’accroitre : « Les relations culturelles avec la France ont toujours été très fluides et le sont encore. Il n’y a pas seulement le Musée de Napoléon qui est l’un des plus complets hors de France, mais aussi l’Alliance française. Je pense que ces échanges culturels vont se multiplier à mesure que la présence économique française elle aussi augmentera à Cuba, et que davantage d’entrepreneurs voyageront entre les deux pays, [cherchant] à promouvoir le développement de ces contacts. »

La France, 10e partenaire économique de Cuba

L’Europe est jusqu’à présent le premier investisseur à Cuba. Parmi les pays européens, la France n’est pas le premier partenaire économique de l’île, mais elle est relativement bien placée, en dixième position, explique Marie-Laure Geoffray, maître de conférences à l’Institut des hautes études d’Amérique latine. « La France est un partenaire économique important, derrière l’Espagne, les Pays-Bas… mais il y a tout de même Pernod-Ricard, Accor, Bouygues et Alsthom qui sont présents à Cuba. L’Alliance française implantée à La Havane et à Santiago est active depuis la révolution, ce qui est précieux pour les relations avec Cuba. Il existe aussi un Lycée français dans lequel les enfants des élites cubaines sont scolarisés. »

« Le tourisme est représenté par Accor qui possède des hôtels, construits par Bouygues dans une négociation avec l’armée cubaine, […] un tourisme en pleine croissance », souligne Janette Habel. L’île compte environ 3 millions de visiteurs, dont un million de Canadiens, et le nombre de touristes français a augmenté de 30 % depuis l’annonce de rapprochement diplomatique entre les Etats-Unis et Cuba en décembre dernier.

Autre secteur où la France souhaite développer des partenariats : les services de santé et la recherche de pointe sur des vaccins. « Sur l’hépatite B, les Cubains ont trouvé un vaccin qui a été reconnu internationalement, rappelle Janette Habel. Ils ont de bons chercheurs, de bons laboratoires, mais ils ont besoin de faire homologuer leurs médicaments, et de circuits commerciaux à l’échelle internationale. Tout cela intéresse le gouvernement français. »

Autre attraction pour les capitaux européens : la zone de Mariel, une sorte de zone franche, un port gigantesque situé à une quarantaine de kilomètres de La Havane, qui selon Janette Habel, « va sans doute servir de relais aux bateaux qui vont passer le canal de Panama. Les ports situés sur les côtes sud des Etats-Unis eux-aussi sont en train de se préparer pour le commerce avec Cuba dans le détroit de Floride. La zone de Mariel bénéficie déjà d’investissements énormes du Brésil, et la France souhaite s’y implanter également. »

Eviter de se faire damer le pion par les Etats-Unis

La visite de François Hollande, premier président européen sur l’île depuis le rapprochement entre Washington et La Havane est un symbole fort. Depuis la visite du ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius il y a un an, d’autres ministres français ont fait le déplacement ainsi que de nombreux hommes d’affaires.

Pour Janette Habel, la France veut aussi montrer sa proximité avec le gouvernement cubain. « La France, qui est présente depuis longtemps à Cuba, ne veut pas se voir griller la politesse lorsque les Américains vont débarquer. Donc il s’agit de prendre les devants et de consolider et d’accroître les intérêts économiques français et la présence française tout court, y compris en matière de coopération universitaire et politique. »

Selon Marie-Laure Geoffray, la rapidité de la visite à Cuba de François Hollande s’inscrit dans une démarche à la fois complémentaire et concurrentielle des Etats-Unis. « Complémentaire, car l’Union européenne appuie les Etats-Unis sur la plupart des grands dossiers internationaux, mais aussi concurrentielle car il y a aussi des intérêts économiques importants pour les entreprises européennes. »

La France veut donc rapidement montrer son intérêt pour mieux se placer sur le marché cubain, d’autant que l’Union européenne a entamé en 2013 une négociation avec Cuba sur ses accords de coopération, Cuba étant le seul pays d’Amérique latine avec lequel l’Union européenne n’a toujours pas signé de tels accords, rappelle Marie-Laure Geoffray. «  En revanche, la visite du ministre des Affaires étrangères néerlandais, actuellement à La Havane, a précédé celle de François Hollande. Il y a une petite concurrence puisque ce ministre a proposé que les Pays-Bas soient un pays intermédiaire entre Cuba et l’Union européenne pour les négociations en cours. »

Eviter la dépendance à l’égard des Etats-Unis

Cuba trouve aussi un intérêt stratégique au développement de ses relations commerciales avec l’Europe, et donc avec la France. Au-delà de la proximité culturelle, Cuba ne veut pas laisser l’île à la merci des seuls capitaux américains, selon Jesus Arboleya, professeur de relations internationales à l’Université de La Havane. « A l’aune de l’ouverture des relations, surtout économiques, avec les Etats-Unis, il est très important que Cuba conserve sa capacité à entretenir des relations avec le reste du monde pour ne pas générer un nouveau système de dépendance vis-à-vis des Etats-Unis, que personne ne désire. »

Et en effet, Cuba veut diversifier ses relations. « Ils ne veulent surtout pas retomber dans la vieille dépendance à l’égard des Etats-Unis, confirme Janette Habel, je pense qu’ils vont d’ailleurs faire beaucoup pour contrôler les échanges avec les Etats-Unis. Il est donc très important pour eux d’avoir d’autres interlocuteurs, les pays d’Amérique latine bien sûr, qui sont des interlocuteurs privilégiés, mais en Europe, ils ont aussi avec la France en particulier et avec l’Espagne, des gouvernements avec lesquels ils souhaitent développer des relations, et la France est relativement bien positionnée. La France a un statut un peu particulier et les Cubains tiennent beaucoup à le favoriser. »

Il s’agira aussi de renégocier la dette auprès du Club de Paris et de nouvelles sources de financement, souligne Jesus Arboleya. « L’ouverture avec les Etats-Unis change l’échelle des relations commerciales et financières internationales de Cuba. Cette ouverture va faciliter le processus en cours. L’Union européenne, par le biais de relations bilatérales, a maintenu des relations économiques avec Cuba, malgré la position commune et malgré certaines difficultés à l’intérieur de l’UE [en particulier la réticence des pays de l’Europe de l’Est très hostiles au régime cubain, ndlr]. En réalité, le fait que les Etats-Unis aient décidé de changer leur politique vis-à-vis de Cuba, avec cette ouverture, va aussi faciliter les relations économiques des pays européens avec Cuba, cette fois sans la crainte de se voir sanctionnés par les Etats-Unis. »

Quid des droits de l’homme ?

Si le président François Hollande a assuré qu’il évoquerait bien la question des droits de l’homme à Cuba, aucune rencontre avec des dissidents n’est prévue à son agenda. Un geste fort tout de même : le président français doit remettre la légion d’honneur au cardinal Jaime Ortega qui a beaucoup œuvré comme médiateur pour la libération de prisonniers politiques sur l’île. L’ONG Reporters Sans Frontières a adressé une lettre ouverte au président français lui demandant « d’exhorter son homologue Raul Castro à améliorer la situation dramatique de la liberté de l’information sur l’île ».

Selon Janette Habel, « la situation n’est plus celle de l’emprisonnement systématique et de la répression dure mais plutôt du harcèlement et de l’intimidation ». Pour Robin Guittard d’Amnesty international, la situation « reste préoccupante sur la liberté d’expression et de réunion ».

Cette question des droits de l’homme « ne sera abordée ni plus ni moins qu’avec la Chine, avec l’Arabie saoudite, et avec de nombreux autres pays avec lesquels la France négocie aujourd’hui des traités, des accords de coopération, etc…, fait remarquer Marie-Laure Geoffray. Je pense qu’en ce sens-là, il y a une véritable normalisation des relations avec Cuba : discuter sur un pied d’égalité des désaccords politiques qui peuvent surgir sans souhaiter imposer une manière de faire, une vision des choses. »

Véronique Gaymard/RFI


Enrique   |  Actualité, Politique, Économie   |  05 13th, 2015    |