Cuba « off »

En marge de la Biennale de La Havane, qui regroupe les artistes officiels de l’île communiste, existe une création qui tente de s’affranchir du poids de l’Etat et de la censure.

Ouverte depuis le 22 mai, la Biennale de La Havane célèbre dans toute la ville, ­jusqu’au 22 juin, les noces du marché de l’art et de l’idéo­logie révolutionnaire. C’est ­l’occasion de vérifier la liberté dont disposent les créateurs à Cuba, alors que l’économie ­socialiste et la société sont bouleversées par l’ouverture au secteur privé et le rapprochement entre Raul Castro et Barack Obama.

Signe des temps, au centre culturel créé en 2014 par l’artiste cubain Kcho, proche du pouvoir, le Kcho Estudio, une longue rangée de catalogues des enchères de Christie’s et de Sotheby’s côtoie les interminables oeuvres complètes de Lénine et Fidel Castro. L’effervescence est palpable… L’immense nef qui ­accueille les expositions est en plein travaux et Kcho, qui a accompagné en mai Raul Castro au Vatican lors de sa visite au pape François, a installé des oeuvres de créateurs contemporains jusque dans les rues du quartier Romerillo, un des plus pauvres de La Havane.

Si l’art sort des galeries, le programme de la Biennale a écarté la participation d’une habituée, Tania Bruguera, performeuse cubaine à la réputation mondiale. Fin 2014, prenant à la lettre le dégel ­entre Cuba et les Etats-Unis, elle a cru à une détente à La Havane. Et a donc appelé sur les réseaux sociaux à une séance de « micro ouvert » sur la place de la Révolution. Résultat : des dizaines d’interpellations. « La rue appartient aux révolutionnaires »,affirment les officiels, qui récusent le droit de manifestation. Des tableaux dans les rues, oui, mais la libre parole, non.

« J’ai vécu des choses inouïes, confie Tania Bruguera. Des interrogatoires abusifs, des fausses accusations, j’ai été confrontée au chantage, à la manipulation. J’ai perdu mes ­illusions, même si je persiste à croire que Cuba n’est pas manichéenne, mais complexe. » ­L’artiste a été privée de passeport, ce qui vaut une interdiction de quitter le territoire. Elle soutient malgré tout le graffeur Danilo Maldonado (connu aussi sous le nom d’« El Sexto »), emprisonné pour « manque de respect envers l’autorité » parce qu’il avaitpeint deux cochonnets avec les prénoms des frères Fidel et Raul Castro. « Pour les créateurs, il y a une ligne rouge, commente Tania ­Bruguera. Les critiques sont admises, mais pas les remises en cause des décideurs. »

A son avis, la mise à l’écart d’El Sexto relève aussi d’une forme d’élitisme, d’un préjugé contre un autodidacte un peu marginal, d’origine modeste, adepte du street art : « Le ministère de la culture stimule un art apolitique, dégagé de nos contextes conflictuels, ­soi-disant universel. »

Le deuxième tabou,selon la performeuse, est la jonction entre intellectuels et dissidents, que les officiels tentent d’empêcher. L’opposant social-démocrate Manuel Cuesta Morua déplore le divorce ­entre les uns et les autres, le « silence honteux des intellectuels ». Artistes et écrivains sont respectés par le public, mais ils hésitent à mettre en jeu leur prestige en défendant des dissidents. L’« intellectuel engagé », à l’honneur durant les ­années 1960, serait-il ­devenu à Cuba un produit d’exportation ?L’écrivain Victor Fowler, figure de la scène afro-cubaine, nuance : « L’intelligentsia artistique et littéraire, comme aussi les sciences sociales, débattent de tout, de façon très critique, sans rien exclure, même si cela ne trouve pas d’écho dans les pages de Granma [le journal officiel du parti unique] ni dans les instances politiques. » Et d’ajouter, pince-sans-rire : « Cela dit, je ne ­connais pas de ­suiveurs sur Twitter de Granma ! »

Victor Fowler cite encore les « nouveaux ­espaces de débat et d’altérité » où s’expriment « les différences et les identités émergentes », comme le Centre culturel Felix-Varela, lié à l’archevêché de La Havane, et la bibliothèque de la cathédrale de Santiago de Cuba. Ces discussions se propagent par courrier électronique ou sur des blogs, qui restent inaccessibles à la plupart des Cubains faute d’accès au Web, verrouillé par les autorités. Autrement dit : l’intellectuel médiatique ne peut pas exister à Cuba, le pouvoir monopolisant les médias et réduisant l’information à de la propagande. Ainsi, si l’écrivain à la mode Leonardo Padura publie ses romans dans l’île, sa production journalistique ne paraît qu’à l’étranger.

De son côté, l’Eglise catholique édite une ­revue trimestrielle, Espacio Laical, seule ­publication indépendante tolérée, qui consacre une dizaine de pages à la polémique sur la performance de rue avortée de Tania ­Bruguera, consultable en ligne.« Le climat est exécrable, nous assistons à un retour à l’idéologie, à une réaffirmation révolutionnaire, estime Gustavo Andujar, ­directeur de la revue et président de l’Association catholique mondiale pour la communication (Signis). La liberté de parole a un coût élevé, les intellectuels préfèrent s’exprimer de manière cryptique et éviter le conflit. » Et d’ajouter : « Il y a encore beaucoup de peur. »

« La peur se transmet d’une génération à l’autre », renchérit Tania Bruguera. L’ostracisme, les humiliations publiques, l’inter­nement dans des camps durant les ­années 1960-1970 restent dans les mémoires. A cela s’ajoute la crainte de perdre des privilèges. « Les artistes pouvaient aller et ­venir et vendre leurs oeuvres à l’étranger bien avant que les voyages ne soient autorisés pour tous, en 2013, rappelle la performeuse. Certains ont été cooptés par le marché. Ils ont cumulé une résidence et un atelier, alors que les ventes immobilières étaient interdites. Une classe moyenne aisée s’est constituée grâce à la tolérance du gouvernement. »

Le cinéaste Fernando Perez souligne que les limites de la censure ne sont jamais explicites. « Et pourtant, on savait tous que Tania ne serait pas autorisée à faire sa performance. » En 2012, ce prestigieux réalisateur, auteur de Suite Habana(2003), avait renoncé à diriger le Festival du film de jeunesse pour protester contre l’interdiction d’un documentaire sur le rappeur Raudel, Escuadron Patriota. « Il faut écouter l’autre, au lieu d’exiger qu’il pense comme soi », estime le cinéaste.Hélas, en janvier, le rappeur El Dkano a été condamné à un an de prison pour « dangerosité », une figure du code pénal cubain.

La liberté d’expression grandit, malgré tout, dans la mesure où se réduit la dépendance à l’égard de l’Etat. Ainsi, avec le soutien de l’acteur Jorge Perugorria (interprète de Fraise et chocolat et de Retour à Ithaque), ­Fernando Perez vient de tourner Le Mur des mots, avec une petite équipe de jeunes et la somme de 100 000 euros, sans recourir à l’argent public ou à une ­coproduction étrangère. Depuis deux ans, un « Groupe des vingt » demande, au nom de la profession, une loi sur l’audiovisuel pour donner un ­cadre légal à la production indépendante. La réponse des législateurs tarde.

Parfois décrite comme une caste privilégiée, l’intelligentsia est elle-même traversée par les inégalités qui se creusent avec l’essor d’une nouvelle économie mixte ou privée, à l’ombre des grandes entreprises d’Etat. Certains sont parvenus à aménager une belle maison, avec leurs revenus de l’étranger, tandis que d’autres vivent à l’étroit, très modestement, avec l’entassement de livres pour seul luxe.

L’humeur des artistes oscille au gré de changements qui leur semblent trop lents, mais qui annoncent des turbulences. « La ­relève de la vieille garde de la révolution ­cubaine à l’horizon 2018 [fin du second mandat de Raul Castro], l’extension de la nouvelle économie et l’affluence de touristes provoqueront une collision, qui rendra inévitable davantage de démocratie », prévoit l’écrivain Victor Fowler, qui est aussi l’un des responsables d’un nouveau think tank, Cuba Posible, qui réunit des réformistes de divers courants.

« Le climat moral à Moscou à la veille de la perestroïka était moins délétère, car les ­Russes ne dissimulaient plus leurs opinions comme beaucoup de Cubains continuent de le faire, juge l’essayiste libertaire Dmitri Prieto Samsonov, qui a la double nationalité. Je me sens plus libre qu’il y a dix ans, mais ma ­liberté est désormais soumise à d’autres ­contraintes. Les soucis quotidiens priment sur toute autre considération. »

En mars, le Kcho Estudio a fait sensation lorsque sa couverture Wi-Fi a été élargie à tout le centre culturel. Les trois ordinateurs de sa bibliothèque ne sont plus les seuls moyens de connexion à Internet, une denrée rare dans l’île. La veille de la Biennale, Kcho arguait d’une « extinction de voix » pour ­annuler un entretien au Monde, accordé trois fois. Surmenage ou autocensure ?

Paulo A. Paranagua

La Havane, envoyé spécial du Monde

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À lire : « Cuba, Histoire, société, culture » de Sara Roumette (La Découverte, 2011).

À voir : « Retour à Ithaque »film français de Laurent Cantet, d’après un récit de Leonardo Padura (1 h 35). Sortie en DVD, Blu-ray et VoD le 9 juin.

« Suite Habana » film cubain de Fernando Pérez (2003, 1 h 24). 1 DVD Trigon-Film.


Enrique   |  Actualité, Culture, Politique   |  06 1st, 2015    |