Les Survivants

D’après Los Sobrevivientes de Luis Trelles pour Radio Ambulante : http://radioambulante.org/audio/los-sobrevivientes

« Oui, ce sont des souvenirs très douloureux. Il est venu chez moi, il portait une blouse blanche, et il a dit devant ma mère que j’étais malade du sida. J’étais stupéfaite, parce que je ne savais vraiment pas ce que c’était le sida. Je n’avais jamais entendu ce mot. »

Cette voix est celle de Yohandra Cardoso Casas. Elle a quarante et quelques années et vit dans la province cubaine de  Pinar del Río. A l’époque où elle a contracté le sida, nombreux étaient les cubains qui n’avaient aucune connaissance de la maladie.

Mais Yohandra faisait partie d’une communauté qui a dû apprendre, de gré ou de force : Les rockeurs, les métaleux, les punks de Cuba, plus connus sous le nom de frikis. Un des groupes les plus marginalisés de l’île. C’est pour cela que le compagnon de Yohandra, Gerson Govea, dit que le rock était pour eux comme une sorte de religion.

Gerson : « Il y avait là un culte étrange, ça ressemblait plus à une confrérie religieuse, car nous étions tous très unis ».

Luis Trelles rend de nouveau visite à la communauté friki, pour enquêter sur un des chapitres les plus obscurs et surprenants de la Cuba des années 80 et 90.

Daniel Alarcón

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Le quartier où vit Gerson est situé dans la province cubaine de Pinar del  Río. Une véritable campagne tropicale, une zone de collines verdoyantes près des champs où l’on cultive le meilleur tabac de l’île.

Grand et maigre, le visage couvert de piercings et des tatouages sur tout le corps, Gerson ne se sent pas à sa place là-bas. Il est évident que les punks n’abondent pas dans le coin, mais il a toujours été fier de son image.

Gerson : « La musique punk n’acceptait aucune soumission. Ni à un dogme, ni à une doctrine, ni à une idéologie. C’est pour ça que l’anarchie existe, pour rompre avec ce qui est établi. Et j’ai toujours pensé que j’étais concerné par ça. »

Gerson est arrivé au punk par le hard rock et le métal. C’est ce qu’écoutaient les premiers rockeurs de Pinar del Río dans les années 80 et 90. Jeune garçon, il a été témoin des débuts de la scène. Certains adolescents se laissaient pousser les cheveux et portaient des chemises aux motifs du drapeau américain. Mais ils vivaient dans un tout petit village et cela n’était pas du tout bien vu.

« Les gens les regardaient, les critiquaient, les rejetaient, ils leurs faisaient des réflexions sans arrêt. Eux ne changeaient pas, ça leur était égal, ils s’en foutaient. »

Ce n’était pas un mouvement massif, mais les jeunes qui s’unissaient au groupe nouaient de forts liens d’amitié.

« On allait à La Havane voir les gros concerts de là-bas. Et même en discothèque quand il ne se passait rien de rock’n’roll. On allait vers les discothèques et on y entrait. L’important c’était d’être ensemble, entre nous, putain. »

C’est par Gerson que j’ai rencontré Yohandra, une rockeuse d’âge moyen qui a aussi découvert la musique à la fin des années 80. Et elle a de quoi le prouver, la première chose qu’elle a faite lorsque nous nous sommes rencontrés fut de me montrer une caisse remplie de cassettes qu’elle gardait dans un coin de sa chambre :

« J’ai du Metallica, AC/DC, Led Zeppelin, Barón Rojo, Nirvana, Queen, Police… De tout, ici j’ai de tout, toute la vieille musique qu’on écoutait avant. Et si je perds une cassette je pleure. »

Son adolescence fut similaire à celle de Gerson, et elle se rappelle la manière dont ses amis rockeurs étaient harcelés par la police pour le seul fait de trainer dans la rue en écoutant de la musique. On les accusait toujours du même délit.

Gerson : « Dangerosité sociale. Les tribunaux pensaient qu’en te comportant ainsi, tu étais un danger pour la société. La peine était –est toujours- de deux ans pour la première condamnation, et de quatre ans en cas de récidive de dangerosité sociale. »

Les frikis ne se heurtaient pas seulement aux lois du gouvernement et aux préjugés des voisins et des camarades d’école. Beaucoup étaient avant tout rejetés par leur propre famille.

Yohandra : « Les parents les fichaient dehors à cause de la manière dont ils vivaient, et ils erraient dans la rue affamés, sans vêtement, sans assistance, et sans rien. »

Ils s’étaient mis à dos le gouvernement, la société, et leurs familles. Ils étaient menacés de toute part.

Et à la fin des années 80, une autre menace est arrivée.

Gerson : « Les commentaires ont commencé : “Untel est tombé malade, et untel est parti au sanatorium”, ils commençaient à tomber peu à peu. »

Ni Gerson, ni les autres de sa génération ne savaient de quoi il s’agissait. En 1989, des rumeurs apparurent : Le gouvernement de Pinar del Río construirait un nouvel hôpital. Pas un hôpital normal, mais un sanatorium, pour y interner tous ceux qui souffriraient de cette nouvelle maladie.

Gerson : « Moi, j’ai entendu le mot sida en 90. »

En moins de 10 ans, le VIH/ sida s’était répandu en épidémie à Cuba. L’objectif du sanatorium de Pinar del Río et des autres répartis sur toute l’île était de contenir cette épidémie.

Aussi étrange que cela puisse paraître, les frikis entendaient parler de la vie au sanatorium, et ils s’en faisaient une idée paradisiaque.

Yohandra : « Les malades racontent ce qui se passe dans le sanatorium : les repas, la belle vie… »

Au sanatorium, on servait trois repas par jour, avec un menu qui comportait de la viande et de la glace. Certaines chambres avaient l’air conditionné.

Gerson : « Plutôt que de vivre dans la rue, les gens préféraient encore être malades et venir ici et tout avoir, gratuitement. C’était ça qui les motivait le plus, que ça soit gratuit, offert. »

C’était un mode de vie inconnu dans le reste de l’île.

« Il n’y avait rien, pas de nourriture, pas de savon, rien, ni huile, ni cigarettes, absolument rien, pas de transports… »

C’était la fin de la guerre froide et l’île traversait un des moments les plus difficiles de son histoire. Le bloc soviétique s’effondrait et d’ici quelques années, l’Union Soviétique cesserait d’exister. Bientôt commencerait à Cuba la Période Spéciale, une époque de profonde pénurie.

Mais dans les sanatoriums, cela ne se ressentait pas. Le problème était de trouver un moyen d’y entrer.

Yohandra : « C’était des rockeurs, les rockeurs n’aimaient pas travailler, ils aimaient la facilité. Et le moyen le plus facile qu’ils ont trouvé, c’était de s’injecter le sida. »

Oui. Ce que dit Yohandra est vrai. Un friki malade donnait du sang à un autre, qui lui-même en donnait au suivant.

Il est impossible de calculer combien d’entre eux se le sont injecté, les statistiques officielles sur les cas d’auto-contaminés étant quasiment inexistantes, mais certains estiment qu’ils furent plus de 200 sur toute l’île.

Nombreux étaient ceux qui ne savaient rien du virus. On ne parlait pas encore publiquement de l’épidémie, ni de son mode de contagion. Les frikis qui se l’injectaient étaient pour la plupart des hommes, et ils ignoraient qu’ils pouvaient le transmettre par voie sexuelle.

Les petites amies des frikis furent les premières à en subir les conséquences. Des femmes comme Yohandra, qui reçut un jour la visite du Directeur de l’Hygiène et de la Santé de la province :

« Il est venu chez moi, il portait une blouse blanche, et il a dit devant ma mère que j’étais malade du sida. J’étais stupéfaite, parce que je ne savais vraiment pas ce que c’était le sida. Je n’avais jamais entendu ce mot. »

Jusqu’alors, Yohandra était une jeune provinciale normale. Elle vivait dans la maison familiale et étudiait pour devenir institutrice. Son ex-petit ami, un friki auto-contaminé, avait remis une liste des personnes avec qui il avait eu des rapports sexuels. Et le nom de Yohandra y apparaissait. Elle n’avait pas encore fêté ses 18 ans.

« Imagine qu’on te dise qu’il ne te reste que cinq ans à vivre. Tout ce que je pensais, c’était que non, ça ne pouvait pas m’arriver à moi. Pourquoi à moi ? Peut-être qu’ils se trompaient. Peut-être qu’à l’époque où j’étais avec ce garçon, il n’était pas malade, c’était une erreur. »

Malheureusement, ce n’était pas une erreur. Yohandra était malade, et pour compliquer les choses, elle s’était mariée avec un autre homme.

« Ça faisait à peu près 6 mois qu’on était mariés. J’étais enceinte. Je ne l’ai pas dit à ce moment-là au Directeur de l’Hygiène, mais il s’est rendu au cabinet médical duquel je dépendais, et la docteure du cabinet lui a dit que j’étais enceinte, et ils m’ont obligée à avorter.

Après cet avortement, j’ai renoncé à avoir des enfants, je n’ai plus jamais voulu être enceinte. »

Les problèmes de Yohandra avec le gouvernement ne s’arrêtèrent pas là. Puisque son mari était sain et qu’elle était porteuse du virus, ce même Directeur de l’Hygiène qui avait ordonné l’avortement l’accusa de “Propagation de l’Epidémie”. Selon la loi, une personne malade ne pouvait pas fréquenter une personne saine.

« Ils m’ont mis en prison pour 3 ans. Sans aucun délit, parce que je n’avais tué personne, je n’avais volé personne, je n’avais commis aucune sorte de délit. »

Elle purgea sa peine dans plusieurs prisons et finit par divorcer. Ironiquement, son ex-mari n’a jamais été contaminé par le VIH.

« J’ai fait de la prison, tout ça pour ça, et au final, il n’a jamais été positif. »

Ces conséquences que subissait Yohandra n’étaient pas encore évidentes pour la grande majorité des rockeurs contaminés. À sa sortie de prison, elle irait au sanatorium. Et pour les gens dans son cas, qui n’avaient pas choisi la maladie, c’était le prolongement de la prison.

Mais pour les auto-contaminés, la fête ne faisait que commencer.

Gerson : « Pour moi, c’était comme du camping, un terrain de camping, comme un camp de scouts, un truc comme ça. »

A cette époque, Gerson avait beaucoup d’amis à l’intérieur. Il faisait partie de ceux qui étaient sains, et allait souvent leur rendre visite. Il fut surpris par l’ambiance qu’il y trouva. Les maisonnettes rustiques où vivaient les patients étaient entourées d’arbres et d’animaux venant des fermes alentours. L’ambiance était 100% friki.

Gerson : « Tout le monde les cheveux longs. Dans chaque chambre il y avait un radiocassette avec du métal, et des enceintes avec du rock’n’roll. Je me disais : “Ah, ceux qui sont là-dedans ne doivent pas s’ennuyer”, qu’ils devaient passer leurs journées à baiser… C’était l’idée que je m’en faisais. »

Tout paraissait possible à l’intérieur du sanatorium. Tout, même former un groupe de punk. Gerson s’est joint à quelques patients auto-contaminés et ils commencèrent à jouer. Il s’y rendait chaque semaine pour répéter.

« C’était tout ce que je voulais, et j’étais prêt à faire ce qu’il y avait à faire, parce que c’était mon rêve, tu comprends ? »

Le groupe s’appelait Metamorfosis. Le guitariste était un auto-contaminé connu sous le nom de Papo La Bala, et Quintana, auto-contaminé également, jouait de la basse.

Ils utilisaient du vieux matériel de l’Union Soviétique, des enceintes faites de carton et une basse qui n’avait qu’une seule corde. Gerson et les autres gars s’enfermaient dans une petite pièce du sanatorium pour y jouer des hymnes punks avec trois faux accords.

Il ne leur manquait qu’une chose : Sortir pour jouer en concert. Ils n’y parvinrent jamais.

« On n’a jamais pu jouer. Quand on a monté notre premier concert, il y a eu un problème de santé, un des guitaristes était mal. Au final, on n’a jamais pu faire de concert. »

Peu après, ce fut le tour de Quintana.

« En un mois un des guitaristes est mort, un mois et demi après, c’est le bassiste qui est mort. Ça a duré un an et demi. Il ne restait que moi, parce que je n’avais rien. »

C’était la réalité du sanatorium : La santé de ceux qui y entraient n’allait qu’en empirant. Certains perdaient tant de poids qu’ils ne pouvaient plus marcher. D’autres perdaient la vue. D’autres devenaient fous. Il n’existait pas encore de traitement permettant de vivre avec le virus.

« Certains espéraient qu’il y ait un traitement, qu’ils trouvent un médicament, un vaccin, mais regarde où on en est aujourd’hui, et ça n’existe toujours pas. Ils ne savaient pas ça, que ça prendrait tant et tant d’années. »

Gerson et Yohandra ont calculé qu’au début des années 90, il y avait environ 60 frikis au sanatorium. Pas seulement des auto-contaminés, beaucoup furent contaminés de la même façon que Yohandra, par rapports sexuels non protégés avec un friki malade. Dans tous les cas, en l’an 2000, sur ces 60 frikis, il n’en restait que 5.

Gerson : « En un mois, il y en avait un, deux, qui partaient… Il y avait des mois où personne ne mourrait, mais le mois suivant il en mourrait trois d’un coup, et ainsi de suite. »

A chaque décès, le directeur autorisait les patients à sortir pour dire au revoir à leur ami.

« On passait de la musique et on buvait. La musique qui plaisait à celui qui était mort, et on se sentait triste, à attendre là qu’on l’emmène au cimetière. »

Ce fut à ce moment-là, lors des enterrements, que les conséquences des contaminations devinrent évidentes.

« Et alors beaucoup d’entre eux, lorsqu’ils prenaient conscience de ça, qu’ils étaient malades, qu’ils ne pouvaient pas revenir en arrière, et qu’ils allaient mourir, se mettaient à regretter. Tout ce qui restait c’était la maladie. »

A chaque enterrement, Gerson se retrouvait de plus en plus seul. C’était d’abord la rue qui s’était vidée de ses frikis lorsqu’ils étaient tous entrés au sanatorium. Et maintenant, les siens disparaissaient complètement, et il faisait partie des derniers frikis de sa génération à ne pas avoir été interné.

« C’est pour ça que les disparitions sont si douloureuses. Ils nous manquaient, parce que c’était un soutien. Chacun cherchait du soutien dans la fraternité, dans le groupe. Avec le vide qui se faisait, ça se ressentait beaucoup plus fort. »

Jusqu’au jour où Gerson fut arrêté en possession d’amphétamines. C’était la drogue habituelle des frikis, et Gerson, dans sa solitude, en consommait de plus en plus. Au tribunal, le juge le condamna à 4 ans de prison. Il sentit alors qu’il n’avait qu’une seule option.

« Non, non, je préférais encore mourir que d’aller en prison. Je ne peux pas être enfermé. Si on m’enferme, je perds la tête, je la perds. Tout ce qui me vient à l’esprit, c’est des idées complètement suicidaires. »

Gerson se retrouva aussi désespéré que les frikis qui fuyaient les lois de dangerosité sociale 10 ans auparavant. C’est ainsi qu’il en arriva à la même solution :

« J’ai commencé à chercher un pote qui voudrait bien me donner un peu de sang. J’en ai finalement trouvé un au bout de deux mois à chercher et demander, j’en ai trouvé un qui m’en a donné un peu. »

L’échange de sang se fit sans aucun rituel ni cérémonie. Ce fut une formalité qui dura à peine 10 minutes. Gerson retrouva son ami malade dans des toilettes publiques.

« J’avais apporté la seringue, et j’ai utilisé un lacet de chaussure, je lui ai pris du sang à lui, et je l’ai mis dans mon bras, ici. »

Gerson avait extrait un centimètre cube entier de sang du bras de son ami. Il était prêt à se l’injecter, lorsque le malade l’arrêta.

« Il m’a dit : “Non, ça c’est beaucoup. C’est beaucoup, Gerson. Tu ne vas pas durer longtemps si tu te mets tout ça. Rien qu’un tout petit peu, le minimum, avec deux gouttes c’est bon, pas besoin d’un CC entier.” »

Gerson jeta l’excès de sang et chercha la veine de son bras avec l’aiguille.

Gerson : « Je me rappelle simplement que quand je m’injectais ce sang malade, là, dans ces toilettes, les larmes ont commencé à couler. Toutes seules, toutes seules, toutes seules, elles coulaient comme ça de mes yeux. Non, ça, je ne l’oublierai jamais. »

Cette réaction effraya son ami. Il pensait que Gerson regrettait, qu’il pourrait le dénoncer et qu’il serait accusé de propagation de l’épidémie.

« Il me disait : “Mec, ne regrette pas. Ne regrette pas après…” Moi je lui disais : “Je ne vais pas regretter, et il ne va rien t’arriver à toi non plus. Tout est normal, ok. Maintenant, moi aussi j’y vais”. Le seul qui manquait là-bas, c’était moi. »

Gerson obtint ce qu’il voulait. Une fois testé positif au VIH, le juge l’envoya au sanatorium. C’était en l’an 2000, et le lieu avait beaucoup changé. Quasiment tous les rockeurs étaient morts. Ceux  qui restaient étaient devenu une espèce en voie d’extinction. Et parmi eux, se trouvait Yohandra, qui avait été envoyée au sanatorium après avoir purgé sa peine de prison. Elle aussi en avait assez de la solitude.

C’est pour cela qu’elle fut si intéressée par la nouvelle de l’admission d’un nouveau friki au sanatorium. Elle reçut la nouvelle du même garçon qui avait donné son sang à Gerson.

Yohandra : « C’était un très bon ami à moi, et c’est lui qui m’a dit : “Eh Yohandra, il y a un pelú qui va arriver au sanatorium, il s’appelle Gerson”. J’ai dit : “Ah oui ?”. “Oui oui, il y a un pelú qui va arriver qui s’appelle Gerson, lui aussi il aime le rock’n’roll”. Moi : “Et il est marié ?”, “Non, il est pas marié, il est célibataire”. »

C’était ce que cherchait Yohandra, un pelú, c’est-à-dire un garçon aux cheveux longs, un friki comme elle, et qui aurait le sida.

Etrangement, Gerson et Yohandra ne s’étaient jamais rencontrés. Quand Gerson se rendait au sanatorium, Yohandra se trouvait dans les prisons de La Havane. Quand Yohandra arriva au sanatorium, la plupart des amis de Gerson étaient morts et il ne venait plus.

Ainsi, quand Gerson y fut admis, Yohandra l’attendait chez elle, dans la cabane numéro 5. Et à partir du moment où ils firent connaissance, ils ne se quittèrent plus jamais.

C’est dans cette même cabane que je les rencontrai quand j’arrivai à la recherche des deux derniers frikis du sanatorium à la fin de l’année 2014.

Gerson : « Et là, il y a le bâtiment central, tu vois ? Ce bâtiment là… »

Le grincement qu’on entend vient du fauteuil de Yohandra. En 2004, elle a perdu ses deux jambes à cause de problèmes circulatoires. Depuis, Gerson est plus que son compagnon. Il est celui qui la soigne, celui qui l’aide à se déplacer sur le terrain du sanatorium. C’est ce qui se passait quand je leur rendis visite : Gerson poussait le fauteuil de Yohandra en me faisant faire le tour des lieux.

Gerson : « Le rez-de-chaussée, c’était une réception, un grand hall avec des miroirs. Et là, à la réception, il y avait des fauteuils. Des fois ils mettaient une grande enceinte, tu te rappelles ? Une grande enceinte dans le hall, et tout le monde s’asseyait là à écouter du rock, tu te rappelles ? »

Yohandra : « Comment je pourrai oublier ? »

Gerson : « Oui mais ça fait longtemps qu’on ne s’en n’est pas souvenu. »

Yohandra : « Non, qu’on n’en a pas parlé, parce qu’on s’en est toujours souvenu. Moi en tout cas je n’oublie pas. »

Le sanatorium fut fermé en 2010, mais Gerson et Yohandra décidèrent de rester. Ils vivent depuis comme des squatteurs, toujours dans la même cabane.

Gerson : « Voilà, ici… Maintenant, tout ce qui reste c’est ce que tu vois, les restes. »

Yohandra : « Le squelette. »

Gerson : « Le squelette du cadavre. »

Du sanatorium de leurs souvenirs, il ne reste rien. Le lieu est dans un état d’abandon extrême. Gerson et Yohandra maintiennent leur cabane habitable, mais la nature a envahi les autres. Les broussailles ont dévoré des murs entiers dans les autres habitations, et les habitants du quartier se sont chargés de piller ce qui restait.

Gerson : « Ils ont pris les câbles électriques, ils ont tout emporté, même les carreaux des sanitaires. Ils les arrachent du mur et les emportent. »

Mais ce qu’ils n’emportèrent pas, ce sont les archives médicales des patients décédés. Il y a déjà plusieurs années que Gerson a trouvé ces dossiers remplis de pages jaunies, annotées par les médecins du sanatorium. Ça ne lui plaisait pas qu’ils restent ainsi à pourrir, et il les a sauvés.

Gerson : « Là, j’ai celui qui m’a donné son sang. »

Pendant la soirée que j’ai passée chez eux, entouré de posters des Ramones et des Sex Pistols accrochés aux murs, Gerson les a ressortis. Il voulait me lire l’historique de ses amis pour que je sache qui ils étaient.

« C’est le dernier… Un des derniers à être mort, en 2007. Juan Carlos Quintana, un de ceux qui jouait avec moi dans le groupe. »

Et il y a beaucoup de noms. Chacun représente une pièce vitale de cette communauté perdue, un friki déjà oublié de tous, sauf de Gerson et Yohandra.

« Juan Luis Perez Arencibia, lui, c’était un friki. Il était rock’n’roll. Il est mort de neurotoxoplasmose. Esteban Reisin, un du rock’n’roll, injecté aussi. Eibin, José Antonio Coello… alias Bon Jovi. Ah, Tania la folle. Chiche, Cuba, ah… Je me souviens de Brujas, d’Ordilio, de l’Américain, du Yuma… Et j’en passe. Ils sont, ils étaient beaucoup ! Beaucoup, beaucoup… Ils se sont tous mis d’accord en 91 et toute la bande a dit : “On va au sanatorium !” comme s’ils allaient faire la fête. »

De cette fête, il ne reste rien.

Quelques échos, quelques souvenirs, et deux survivants.

Luis Trelles

Traduction de Cha

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Enrique   |  Société   |  07 8th, 2015    |