A Cuba, la censure suscite des protestations

A La Havane, le café Fraise et chocolat, à l’angle des rues 23 et 12, dans le quartier du Vedado, accueille les professionnels de la culture, samedi 7 novembre, pour un débat fondamental: la censure. La discussion a été lancée par le cinéaste Enrique Colina, qui a diffusé un texte « Sur la censure et ses démons », reproduit par divers sites Internet cubains. Le déclic a été l’interdiction, en juin, de la pièce Le Roi se meurt, d’Eugène Ionesco, mise en scène par Juan Carlos Cremata, suivie de l’interdiction professionnelle du metteur en scène, en septembre. Le document d’Enrique Colina a été adressé au « G20 », le groupe des vingt, qui rassemble les réalisateurs et autres professionnels réclamant une loi du cinéma.

Enrique Colina ne se limite pas à dénoncer la censure contre Juan Carlos Cremata, il condamne « la censure artistique à Cuba durant ces cinquante-six dernières années », au nom d’une « soi-disant défense de la Révolution » et estime qu’elle est devenue « un boomerang contre le prestige » du gouvernement. Il s’en prend « aux fonctionnaires et dirigeants d’une orthodoxie rigide et dogmatique, parfois traversée de corruption, d’opportunisme ou tout simplement inopportune, dans le cadre d’une structure centralisée et verticale du pouvoir ».

Colina critique “un pouvoir bureaucratisé, qui a commis des erreurs, des dévoiements et des déviations par rapport à sa première impulsion révolutionnaire et libertaire. Outre la censure artistique, il pointe du doigt la “censure castratrice pesant sur les médias”“Instruments de propagande, les médias tournent le dos à la réalité”. Résultat : “l’essoufflement idéologique” et “une conscience citoyenne ankylosée”.

L’auteur de ce brûlot oppose la création aux “chiens de garde de l’idéologie qui censurent et condamnent”. Il rappelle que les stars de la Nueva Trova, la chanson cubaine, avaient été initialement proscrites (Pablo Milanés avait été interné dans un camp de travail des Unités militaires d’aide à la production, UMAP). Même un auteur à succès comme Leonardo Padura n’échappe pas aux “attaques”Retour à Ithaque, le film de Laurent Cantet basé sur un récit du romancier, fait l’objet d’une “interdiction stupide”. Colina juge “inacceptable que des gens, qui ne sont pas des créateurs et n’ont jamais apporté quoi que ce soit à la culture nationale, s’érigent à nouveau en juges de l’Inquisition”.

La catharsis des professionnels du cinéma

Fin octobre, une autre mesure de censure a suscité l’indignation dans la cybersphère cubaine : la suspension, à la dernière minute, d’une table ronde sur les usages d’Internet organisée dans la ville de Camagüey par l’essayiste et blogueur Juan Antonio Garcia Borrero, qui travaille sur une biographie du réalisateur Tomas Gutiérrez Alea, l’auteur de Fraise et chocolat (1993).

Depuis deux ans, les professionnels du cinéma réclament un nouveau cadre légal. “La production ne passe plus seulement par l’Icaic [Institut cubain de l’art et de l’industrie cinématographiques], explique le réalisateur Fernando Pérez. Le phénomène du cinéma indépendant et la nouvelle génération de créateurs ont suscité une diversité inédite.” Il cite parmi d’autres le film d’horreur parodique Juan de los Muertos (Alejandro Brugués, 2011) et l’expérimental Memorias del desarrollo (Miguel Coyula, 2010).

Selon Fernando Pérez, le G20 est le fruit d’une “catharsis, les professionnels se sont mobilisés face aux rumeurs d’une réforme de l’audiovisuel sans leur participation. “Avant, ‘cinéma indépendant′ était un gros mot, maintenant c’est une réalité incontournable”, assure l’auteur de Suite Habana (2003). Le problème est que cette production évolue dans une sorte de limbe, “elle n’est ni légale ni interdite”.

Pour pallier ce vide, les professionnels ont mis noir sur blanc les orientations d’une loi du cinéma, qui réglementerait tous les aspects de l’activité cinématographique. Cependant, depuis deux ans, les législateurs n’ont pas jugé utile d’apporter une réponse à leurs sollicitations, envoyées à l’Assemblée nationale : silence radio, comme dans les médias. Le nouveau président de l’Icaic, Roberto Smith, auparavant responsable de la distribution, a démenti que la loi du cinéma soit un sujet de “confrontation” entre les réalisateurs et l’Icaic. A la Foire internationale de La Havane, le 2 novembre, le ministre du commerce extérieur, Rodrigo Malmierca, a évoqué pour la première fois l’investissement étranger dans l’audiovisuel. Les Cubains seraient-ils privés des droits qu’on accorde aux étrangers ?

Paulo A. Paranagua

Blog du Monde América latina (VO)

Du 14 au 22 novembre, le Forum des Images, à Paris, présente une dizaine de films cubains dans le cadre d’une programmation sur “Cuba à l’heure de l’ouverture”.



Enrique   |  Actualité, Culture, Politique   |  11 7th, 2015    |