Cuba. Vers quelle « transition » ? (II)

Après avoir établi à grands traits un tableau de situation économique, sociale et politique à Cuba, Samuel Farber a passé en revue les diverses options en débat sur l’île, que ce soit dans les cercles officiels ou parmi divers courants d’opposition. Après avoir défini, dans le difficile contexte qui enserre la société cubaine, les quelques mesures défensives immédiates, l’auteur tente de dessiner les lignes de force d’une alternative que pourrait mettre en avant une gauche socialiste. Il le fait en partant, dans la seconde partie de sa contribution, des obstacles économiques et écologiques qui doivent être pris en compte afin d’ancrer dans le réel les propositions pour une «alternative socialiste et démocratique».

Les obstacles économiques

Tout d’abord, il est nécessaire d’avoir une appréciation honnête de l’économie, qui a connu une nette détérioration, y compris avant la crise actuelle provoquée par la diminution des livraisons de pétrole provenant du Venezuela.

Pour commencer, l’ample secteur public qui inclut les trois quarts de l’économie est en train de vaciller. L’économiste cubain Pedro Monreal a indiqué que le gouvernement lui-même a admis, publiquement, que 58% des entreprises étatiques fonctionnaient «mal ou de manière déficiente».

La croissance économique a été basse et a connu une péjoration avec la crise présente. Selon les calculs de l’économiste cubain Pavel Vidal Alejandro, le PIB de Cuba ne croîtra pas en 2016 et connaîtra une contraction, très probable, de 3% en 2017. Ce serait la première année marquée par une récession aussi ample depuis la fin des années 1990.

Dans l’opposition de gauche, des voix s’opposent à la croissance économique, entre autres pour des raisons écologiques. Néanmoins, une des conditions nécessaires pour la démocratisation réside dans l’amélioration des conditions matérielles offertes aux citoyens. La stagnation permanente de l’économie et la détérioration du niveau de vie susciteront une émigration massive qui, en plus d’être une tragédie en tant que telle, réduirait le potentiel d’un mouvement d’opposition démocratique et progressiste à Cuba, sans même pas faire allusion à un mouvement que l’on qualifierait de socialiste.

Encore plus inquiétant est le fait suivant: le taux d’investissements nouveaux pour le simple remplacement du capital existant est l’un des plus bas d’Amérique latine. Il se situe à moins de 12% du PIB. Pour 2016, les prévisions du gouvernement indiquent une diminution des investissements à hauteur de 17%, et de 20% pour 2017. Cela conduirait à la une formation brute de capital fixe (FBCF) inférieure à 10% du PIB, soit la moitié de ce qui serait nécessaire pour le développement économique.

Cette détérioration du capital investi non seulement empêche une expansion, mais fait obstacle au maintien des niveaux actuels, pourtant en voie d’épuisement, de la production économique et du niveau de vie. Voilà pourquoi Cuba a atteint la limite de ses ressources disponibles pour soutenir une augmentation significative du tourisme – en 2014, le nombre de touristes s’éleva à 3 millions, en 2015 à 3,5 millions, et à 3,7 millions selon les prévisions pour 2016 – qui s’est développé grâce à la reprise des relations entre Cuba et les Etats-Unis, dès décembre 2014. La suppression, ordonnée par l’administration Obama, des restrictions aux envois de devises [par les expatriés cubains à leurs familles résidant à Cuba] a créé une situation de pénurie paradoxale pour ce qui a trait aux biens alimentaires et aux boissons. L’envoi de devises accroît la demande interne, mais l’offre indigène ne peut y répondre.

La productivité du pays est aussi restée stationnaire. A l’exception de la patate douce, la productivité agricole à Cuba est bien inférieure à celle du reste de l’Amérique latine. Dans le secteur industriel, les biotechnologies constituent le seul secteur qui jouit d’une productivité relativement haute en comparaison de celle qui règne dans les autres économies de la région.

L’augmentation de la productivité n’est pas une question qui ne concerne que le capitalisme assoiffé de profits. Elle est aussi un facteur important pour une économie visant à réduire les travaux pénibles, à améliorer le niveau de vie, à augmenter le temps libre, cela en cherchant à produire plus avec la force de travail disponible.

Che Guevara a préconisé [par l’accent mis d’abord sur les «stimulants moraux» plus que sur les «stimulants matériels»] ce qui, de fait, a fini par être un moyen de pressuriser plus le travailleur. Pour obtenir une économie plus productive, l’alternative réelle réside dans l’organisation du travail, la technologie et, le plus important, le contrôle ouvrier. L’autogestion, en tant que telle, est une motivation puissante. La faible productivité actuelle provient d’un système bureaucratique qui systématiquement désorganise et suscite le chaos, ce qui n’offre aux salariés ni des motivations politiques – leur permettant d’avoir leur mot à dire ainsi qu’un droit de décision concernant leurs conditions de travail –, ni des motivations matérielles, propres au système capitaliste. Les «stimulants moraux» de Guevara ont échoué: ce fut une méthode visant à responsabiliser les travailleurs sans leur donner un pouvoir quelconque et à les faire travailler plus dur sans leur offrir aucun contrôle ni compensation matérielle.

Les obstacles écologiques

L’opposition de gauche à une croissance économique repose pour l’essentiel sur des considérations écologiques. Cuba s’affronte à de graves problèmes environnementaux, parmi lesquels l’augmentation du nombre de ruptures et de fuites dans son système de distribution d’eau. Cela provoque des pertes considérables d’eau qui, souvent, stagne dans les rues ou sur des terrains vagues. Ce qui implique la constitution inappropriée de réserves d’eau par de nombreux habitants pour faire face aux manques. Cette situation a abouti à la prolifération du moustique Aedes Aegypti, qui transmet l’infection virale dangereuse: la dengue.

De plus, l’augmentation du nombre de porcs, de volailles et de cultures familiales – en tant que politique favorisée par le régime comme composante du développement agricole urbain, pourtant problématique – se combine avec la détérioration des services de voirie, ce qui accroît le risque de crises sanitaires en milieu urbain.

Les récentes proclamations du gouvernement ayant trait à l’arrêt de l’épidémie Zika [virus transmis par des moustiques du type Aedes] et à l’élimination quasi complète de la dengue doivent être accueillies avec un certain scepticisme tant que perdurent les conditions favorables à la diffusion de ces maladies.

L’approche anti-croissance de l’opposition de gauche à Cuba a été renforcée lorsque, à l’occasion d’une récente visite à La Havane, l’économiste Jeffrey Sachs a recommandé «au peuple cubain de ne pas progresser sur la voie du XXe siècle». Comme l’a rapporté un journaliste de gauche Fernando Ravsberg, Sachs a mis l’accent sur la nécessité pour les Cubains de ne pas oublier la «durabilité» et de se concentrer sur le développement d’une agriculture organique, en n’utilisant pas de tracteurs et avec une production agricole ne faisant pas usage d’engrais chimiques et de pesticides.

Si le compte rendu de Ravsberg est correct, Sachs n’a pas effectué un calcul coût-bénéfice de chaque mesure respectueuse de l’environnement. Des petits tracteurs, économiques en termes d’utilisation de carburant, comme le gouvernement cubain envisage d’en produire en association avec des capitaux états-uniens, certes consomment encore de l’essence. Mais les effets environnementaux négatifs ne peuvent être comparés aux coûts d’une agriculture utilisant comme force de trait les hommes et les animaux. Ce modèle aboutit à une production de biens agricoles inférieure tout en exigeant un investissement massif en énergie humaine et animale.

L’histoire à Cuba en a déjà administré la preuve: l’abandon forcé de l’agriculture motorisée, au début de la Période spéciale, a constitué, en termes nets, un recul énorme pour le peuple cubain.

Dans les années 1990, les transports urbains ont eu de moins en moins recours aux véhicules motorisés et les habitants de nombreuses villes ont utilisé des vélos [importés de Chine]. Par la suite ils furent abandonnés, non pas parce que les Cubains préféraient les bus peu fréquents et surpeuplés ou les taxis collectifs très chers (seule une petite fraction des Cubains possèdent une automobile), mais parce que l’utilisation des vélos ne permet pas aux salariés d’arriver à temps à leur travail, car venant de logements périphériques, et ne protégeait pas leur utilisateur des pluies et ouragans tropicaux de juin à novembre.

Le gouvernement chinois a encouragé la propriété individuelle de voitures, ce qui a provoqué une pollution urbaine gigantesque. Cela doit servir de signal d’alarme pour Cuba en vue d’adopter un système de transport public effectif comme alternative en termes de politique environnementale.

Pour terminer, Cuba devrait améliorer la production d’électricité à partir d’énergies renouvelables, qui se situent à hauteur de 5% du total, ce qui est inférieur à la moyenne latino-américaine.

Les options politiques pour une alternative socialiste

Une orientation en direction d’une société socialiste ne requiert pas seulement un programme, mais aussi une mise en œuvre politique. Cela implique la concrétisation de principes stratégiques et de considérations tactiques pour intervenir et répondre face aux propositions du gouvernement et face à celles de divers courants d’opposition.

Ce faisant, des socialistes cubains pourraient trouver des domaines où ils convergeraient de facto avec des catholiques de gauche et des sociaux-démocrates critiques. Cela inclut des propositions qui favorisent la production agricole et sa productivité, en codifiant un droit d’usufruit des petits agriculteurs, en éliminant la vente contrainte de la production agricole au gouvernement selon les prix dictés par l’Acopio [agence d’Etat pour l’achat des biens agricoles] et en créant un marché de gros pour les petites fermes et les agriculteurs individuels.

Pour ce qui concerne l’emploi en zone urbaine, ces propositions intègrent la constitution de coopératives fondées sur l’initiative volontaire de salariés, et non pas suite à des diktats gouvernementaux qui cherchent à se défaire d’entreprises déficitaires ou d’affaires difficiles à administrer de manière centralisée, comme le sont les petits restaurants.

En même temps, cette nouvelle gauche devra s’opposer à d’autres propositions avancées par les courants susmentionnés. Par exemple, la légalisation de toutes les formes d’auto-entrepreneuriat, incluant des secteurs qui doivent être organisés et dirigés selon les intérêts généraux et publics, tels que l’éducation ou la santé.

Cette gauche doit s’opposer à l’appel pour un régime d’importation libre et non régulé en indiquant qu’un Etat organisé et régi démocratiquement doit allouer ses réserves de change sur la base de priorités, c’est-à-dire en prenant en compte ce qui est le plus favorable pour les secteurs de la population les moins favorisés et pour l’achat de biens de capitaux qui étayeraient le mieux le développement économique. Sans cela, les Cubains les plus riches peuvent dicter, de facto, un gaspillage de devises rares pour des importations telles que des voitures ou des meubles de luxe et d’autres fournitures domestiques.

Les socialistes devraient aussi résister à un point de vue dominant – partagé aussi bien par des critiques que par un nombre croissant d’économistes gouvernementaux – selon lequel le gouvernement devrait assurer des subsides aux personnes et non aux produits, ce qui impliquerait de remplacer un système universel par un système dirigé vers les seuls citoyens dans le besoin.

Certainement, ces subsides universels profitent aussi à des Cubains plus riches. Néanmoins, les critiques de ces programmes ne mentionnent jamais les effets négatifs de leurs propositions qui consistent à miner la solidarité sociale. Les expériences internationales ont démontré que les programmes indexés sur le taux de pauvreté aboutissent à une stigmatisation des récipiendaires. Il en résulte, sur la durée, une perte de légitimité politique mettant dès lors en danger leur financement et leur viabilité sur le long terme.

Une réponse possible à cette question consisterait à introduire une échelle mobile des subsides pour tous dans une proportion inverse à leurs revenus. Cela pourrait aboutir à la reconnaissance de besoins différents, tout en maintenant un soutien politique solidaire le plus grand possible.

Dans la tradition marxiste, les socialistes comprennent que les subsides doivent être sélectifs. Dans les conditions présentes, si tout était assuré de manière gratuite ou vendu au-dessous des coûts de production, une économie s’écroulerait sur le court terme. En outre, une économie relativement sous-développée comme celle de Cuba dispose d’un surplus plus petit pour assurer des biens gratuits ou subsidiés.

Toutefois, maintenir l’idée d’une universalité des subsides laisse ouverte la voie pour une expansion future d’une économie cubaine devenant plus productive et riche.

Les critiques libérales et le gouvernement lui-même soutiennent les investissements étrangers comme moyen de faire face à la sous-capitalisation de l’économie cubaine. Beaucoup à gauche s’y opposent, y voyant un cheval de Troie du capitalisme et de la domination étrangère. Cependant, une politique contrôlée et sélective d’investissements capitalistes étrangers est indispensable en l’absence d’une industrie domestique développée de production de biens. Ces investissements importés pourraient assurer de nouveaux biens de production et renouveler le système de transport ainsi que les infrastructures nécessaires.

De nouveaux investissements d’origine étrangère peuvent aussi déboucher sur des créations significatives d’emplois et avoir des effets de multiplication qui stimulent le développement de branches industrielles nouvelles qui complètent ou permettent un développement plus approfondi de celles déjà existantes.

En outre, l’impact des investissements étrangers sur les salaires et les conditions de travail pourrait être négocié par des syndicats indépendants. Ces derniers, parmi d’autres objectifs, devraient donner la priorité à l’abolition immédiate de la collecte par le gouvernement cubain des salaires que les investisseurs étrangers doivent aux travailleurs cubains. Le gouvernement ne transfère à ses citoyens qu’une petite fraction de la masse de ces salaires qu’il collecte. Le gouvernement affirme qu’il le fait afin de financer des dépenses sociales et d’autres obligations gouvernementales. Mais le même but pourrait être atteint au travers d’un système d’imposition transparent et équitable en lieu et place du monopole du gouvernement sur la vente et le contrôle du travail.

Il est vrai qu’un système productif contrôlé par les salariés et de puissants syndicats pourraient détourner les investissements étrangers. Néanmoins, une administration publique honnête et un système fiscal, ainsi que l’existence de ressources naturelles et humaines non disponibles ailleurs pourraient servir de levier pour dépasser ces désavantages.

Les critiques de droite et les opposants sous-estiment – quand ils ne l’ignorent pas complètement – la thématique décisive des croissantes inégalités à Cuba. Pour la gauche, cela représente une possibilité particulière de se battre pour l’existence de syndicats indépendants qui, conjointement à un système d’imposition progressiste, pourrait aboutir à une politique plus efficace que celle en cours actuellement, politique marquée par la prolifération de règlements bureaucratiques qui harcèlent les petites entreprises et les travailleurs indépendants.

Cela ne doit pas aboutir à se débarrasser de toute régulation. Ce qui est particulièrement nécessaire pour la sécurité des conditions de travail, la santé, les retraites et les droits syndicaux. Si de telles règles étaient administrées – sous contrôle ouvrier et supervision – par des organisations professionnelles plutôt que par une bureaucratie centrale, elles bénéficieraient à coup sûr plus aux travailleurs qu’aux propriétaires. Mais pour le faire, il faudrait opérer une distinction claire entre les règles visant à protéger les intérêts des travailleurs et celles assignées à la protection des intérêts bureaucratiques.

En faisant face aux propositions spécifiques mises en avant aussi bien par le gouvernement non démocratique que par les secteurs de l’opposition pro-capitaliste, la gauche à Cuba aurait la possibilité de formuler des revendications particulières et de mobiliser les gens pour qu’ils luttent afin de les obtenir. Cela pourrait contribuer à construire un mouvement – ou au moins un pôle organisationnel clair – malgré la répression gouvernementale et le scepticisme populaire.

Le régime cubain actuel ne permettra pas l’existence d’autres partis politiques légaux, ainsi que de syndicats indépendants ou de mass media libres. Evidemment, ces éléments constituent précisément la structure politique qui pourrait faciliter le type d’orientation transitoire au plan politique et social.

Néanmoins, l’opposition de gauche doit rendre public un modèle alternatif qui ouvertement reconnaisse aussi bien les possibilités que les difficultés propres à la construction d’une démocratie socialiste. Cela rendrait plus aptes les personnes à envisager qu’il existe une alternative en lieu et place de leur faire ressentir que rien ne peut être fait pour pousser le pays dans une direction anti-capitaliste, radicalement démocratique et socialiste.

(Article publié sur Havana Times, le 2 novembre 2016; traduction A l’Encontre)

Samuel Farber


Enrique   |  Actualité, Politique, Économie   |  11 11th, 2016    |