Le paradoxe d’Internet à Cuba : comment le contrôle et la censure en ligne mettent en péril les avancées du pays en matière d’éducation

Maribel (le prénom a été changé) était directrice adjointe d’une école primaire publique à Cuba. Elle y travaillait depuis qu’elle avait obtenu son diplôme et avait été rapidement promue.

Le militantisme politique étant, de fait, interdit à Cuba, celui de son époux a valu à Maribel d’être renvoyée de son travail. Mais avant de perdre son emploi, elle avait déjà vu son salaire diminuer de moitié.

La raison invoquée ? Elle avait demandé à ses élèves de rechercher des informations sur Internet pour une leçon d’histoire. Et l’un d’eux avait utilisé Wikipédia.

« Ils [le gouvernement] disent que les enfants ne peuvent pas utiliser Wikipédia, car toutes les informations que l’on trouve dessus sont mensongères. [Ils disent] que les enfants doivent apprendre ce qui est écrit dans les livres d’histoire, et non chercher d’autres informations », nous a-t-elle expliqué plus tôt cette année lorsque nous l’avons rencontrée dans la ville frontalière de Tapachula, au Mexique.

Selon l’UNESCO, le niveau d’instruction de la population cubaine est parmi les plus élevés de l’hémisphère. Les campagnes d’alphabétisation ont été au cœur des politiques cubaines depuis la révolution, et le système éducatif exemplaire du pays continue de bénéficier d’investissements importants. Toutefois, des décennies de censure hors Internet et la volonté apparente de continuer à limiter la liberté d’expression et l’accès à l’information par le biais d’un modèle de censure en ligne risquent de compromettre les avancées historiques de Cuba en matière d’éducation.

Le modèle cubain unique de censure en ligne

L’interdiction des médias privés indépendants est inscrite dans la Constitution, ce qui fait de Cuba un cas unique en Amérique latine. Mais tandis que le paysage médiatique indépendant est en pleine mutation, un rapport récent du Comité pour la protection des journalistes indique qu’une nouvelle génération de reporters indépendants travaille dans un contexte juridique flou et sous la menace constante de se voir arrêter arbitrairement. Ces journalistes subissent également de fortes restrictions d’accès à Internet. Pionnier de ce type de journalisme d’investigation et de commentaires sur l’actualité, 14ymedio est un quotidien indépendant en ligne.

Le site Internet de 14ymedio compte parmi les sites bloqués mentionnés dans un rapport publié le 28 août par l’Observatoire ouvert des interférences réseau (OONI). À l’aide d’un logiciel open source, c’est-à-dire mis à la disposition du grand public, l’OONI a collecté les résultats de mesures de réseau dans plus de 200 pays dans le monde. Son objectif est de réunir des données sur la manière dont est mise en œuvre la censure en ligne et d’évaluer le fonctionnement d’Internet, ou son non fonctionnement, dans un pays donné. Le but de l’OONI est d’évoluer vers plus de transparence et de susciter des débats publics sur la légalité et l’éthique du contrôle de l’information, et non de réaliser des évaluations politiques de ce qu’il observe.

Entre le mois de mai et la mi-juin 2017, l’OONI a testé 1 458 sites Internet depuis huit emplacements à La Havane, Santa Clara et Santiago de Cuba. La liste comprenait des sites appartenant à 30 grandes catégories. Parmi ces sites, 1 109 étaient des sites internationaux, dont la plupart sont inscrits sur une liste standard utilisée dans le monde entier pour OONI-probe (le logiciel de test qu’utilise l’observatoire pour repérer les cas de censure) et qui inclut les principaux sites grand public d’intérêt général, tels que Facebook et Twitter. Les 349 autres sites relevaient plus spécifiquement du contexte cubain.

Sur le nombre total de sites testés, l’OONI a relevé 41 sites bloqués (l’observatoire ne teste qu’un petit échantillon, de nombreux autres sites non testés sont également susceptibles d’être bloqués).

Tous les sites bloqués avaient un point commun. Ils exprimaient des critiques à l’encontre du gouvernement cubain, ils traitaient des droits humains, ou bien ils étaient liés à des outils de contournement (techniques pour contourner la censure). Le blocage de sites Internet uniquement en vue de limiter les critiques politiques et de restreindre l’accès à l’information est, bien sûr, contraire au droit international relatif aux droits humains et constitue une violation du droit à la liberté d’expression.

Mais ce type de blocage ne se limite pas au web à Cuba. Selon 14ymedio, Cubacel, le réseau de téléphonie mobile national, a censuré des SMS contenant les termes « démocratie » et « grève de la faim ». Et en janvier 2017, pendant la détention du graffeur et ancien prisonnier d’opinion Danilo Maldonado, incarcéré pour avoir peint « Se fue » (Il est parti) sur un mur après le décès de Fidel Castro, les SMS contenant « El Sexto », son nom d’artiste, auraient également été bloqués.

Selon l’OONI, les pages Internet sont bloquées de manière « déguisée ». Lorsque des utilisateurs essaient d’accéder à un site censuré, ils sont redirigés vers une page de blocage, sans la moindre explication des raisons pour lesquelles le contenu est inaccessible. Il est donc difficile pour un utilisateur de comprendre qu’il est confronté à de la censure sur Internet et non pas à une défaillance temporaire du réseau ou à une erreur de chargement de la page.

Skype est également bloqué à Cuba, mais à l’aide d’un autre type de technologie. Pour l’OONI, il s’agit d’une technique « plutôt intéressante » et peu courante, bien que l’organisation ait déjà observé un mode opératoire similaire en Chine. Selon elle, soit le gouvernement a investi dans une technologie avancée, soit il emploie des personnes compétentes pour bloquer les pages.

Pour nos lectrices et lecteurs férus de technique, il s’agit d’un package de réinitialisation à propos duquel ils peuvent trouver des informations dans le rapport complet de l’OONI. Pour les non-spécialistes : l’utilisateur a l’impression que Skype fonctionne très mal. La plupart du temps, vous ne pouvez pas vous connecter, envoyer de messages ou visualiser votre liste de contacts. Selon l’OONI, ces désagréments sont « tout à fait intentionnels ». Et le blocage vient non pas de Skype, mais de serveurs qui se trouvent probablement dans le pays.

Les médias ont depuis longtemps révélé que la société chinoise Huawei fournit les services d’infrastructure principaux pour Internet et les points d’accès au Wi-Fi à Cuba. Pour l’OONI, il est clair, d’après ce qu’il a pu observer à Cuba, que ce sont des entreprises chinoises qui ont développé les logiciels et les interfaces utilisés pour les portails de point d’accès Wi-Fi : ces derniers contiennent des traces de code chinois.

Même s’il serait logique que le gouvernement s’approvisionne en équipements de censure auprès du même fournisseur en charge du déploiement de l’infrastructure d’Internet à Cuba, Amnesty International n’a trouvé aucun élément indiquant que c’est le cas.

Malgré tout, de nombreux sites Internet et applications largement utilisés ne sont pas bloqués, notamment WhatsApp, Facebook, ou encore, bien sûr, Wikipédia.

La grande question qui se pose est : pourquoi ?

Pour l’instant, il semble que le gouvernement n’ait pas besoin d’utiliser des techniques de blocage et de filtrage sophistiquées.

Un système Internet double

Comme sa double monnaie, Cuba possède également un double système Internet : le réseau mondial, hors de prix pour la plupart des Cubains, et son propre intranet, moins cher et fortement censuré.

Le gouvernement cubain contrôle l’ensemble des infrastructures de communication dans le pays. (Jusqu’en 2008, il interdisait la possession d’équipement informatique et de DVD.) Internet a longtemps été considéré par les autorités comme un « cheval de Troie » pour l’infiltration américaine et l’embargo imposé par les États-Unis est constamment désigné comme responsable des problèmes de connexion à Cuba. Depuis la normalisation des relations engagée par le gouvernement Obama et les changements politiques qui permettent aux sociétés de télécommunication basées aux États-Unis de travailler à Cuba, cet argument est plus difficile à soutenir. Bien que le virage à 180 degrés du président Donald Trump sur le plan de la rhétorique permette aux autorités cubaines d’avancer de nouveau cette excuse, la politique des États-Unisen matière d’Internet reste en grande partie inchangée.

En revanche, le gouvernement cubain a fait de l’« informatisation de la société » une priorité ces dernières années. Mais il soutient que cette numérisation doit « être garante de l’invulnérabilité de la Révolution, de la défense de notre culture et du socialisme durable que notre peuple est en train de construire ».

Le gouvernement s’est également fixé des objectifs ambitieux. Dans une stratégie présentée en 2015, il a entre autres annoncé que 50 % des foyers seraient connectés d’ici 2020. Il a déclaré que d’ici 2018, les entités du Parti communiste, les organes de l’État, les banques et certaines sociétés seraient entièrement connectés. D’ici 2020, il a indiqué que 95 % des établissements d’enseignement et de santé et des institutions scientifiques et culturelles bénéficieraient d’une connexion à haut débit.

Les progrès sont toutefois lents. En 2014, le fournisseur national de téléphones portables a lancé Nauta, un service de messagerie électronique mobile permettant aux utilisateurs d’envoyer des e-mails par le biais de la société publique. En mars 2015, le gouvernement a validé le premier Wi-Fi public à La Havane et a depuis ouvert des centaines de points Wi-Fi dans l’île. Les connexions Internet à domicile ont été légalisées dans le cadre d’un programme pilote qui n’a été lancé qu’en décembre 2016. Le même mois, Google Global Cache a également installé des serveurs sur l’île pour accélérer l’accès à ses contenus.

Mais tandis que les autorités cubaines poursuivent leur stratégie de numérisation, le gouvernement reste peu disposé à mettre fin aux programmes de censure. Au lieu de cela, il a développé un réseau national, une sorte d’intranet semblable à celui auquel on peut avoir accès au travail ou à l’école dans un pays connecté. Dans le même temps, à 1,5 dollar des États-Unis de l’heure, le coût de l’accès au World Wide Web reste prohibitif pour la majeure partie de la population cubaine, dont le salaire mensuel moyen est de 25 dollars. La plupart des gens ne l’utilisent que pour parler aux membres de leur famille et à leurs amis vivant à l’étranger.

Les estimations portant sur les chiffres de la pénétration d’Internet varient de 5 % à 40 % selon la source mais, sur ce pourcentage, un grand nombre de Cubains n’accèdent sans doute qu’à l’intranet contrôlé par le gouvernement, pas au réseau mondial. Fait intéressant : les tarifs d’accès à l’intranet ont chuté.

Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

Les personnes qui accèdent au réseau national reçoivent des informations sélectionnées par le gouvernement et fortement censurées. Par exemple, EcuRed, une encyclopédie en ligne, sorte de version cubaine de Wikipédia, contient des propos diffamatoires envers des défenseurs des droits humains. Laritza Diversent Cambara, une avocate spécialiste des droits humains qui s’est récemment vu accorder l’asile aux États-Unis avec 12 autres membres du centre d’information juridique CUBALEX, est décrite sur le site comme une « mercenaire anti-cubaine » et son organisation est qualifiée de « subversive ».

Amnesty International, le 29 août 2017

Photo d’Arturo Filastó


Enrique   |  Actualité, Société   |  11 9th, 2017    |