Luis Manuel Otero Alcantara et Yanelys Nuñez Leyva. Pirates de l’art à Cuba

Deux jeunes artistes cubains avaient promis de dévoiler le ­testament de Fidel Castro lors du festival Hors Pistes 2018, qui s’est tenu jusqu’au 4 février au Centre Georges-Pompidou, à Paris, et dont la thématique cette année était « La nation et ses fictions ». Voilà le public prévenu : on est dans une représentation artistique sur l’imaginaire ­national. Luis Manuel Otero Alcantara, l’un des deux ­artistes, annonce d’emblée : « Le chef de la ­révolution cubaine m’est apparu en rêve et m’a informé que, durant les derniers jours de sa vie, il avait secrètement écrit un testament. » Le ­rêveur s’est vu « confier la mission » de le ­rendre public, parce qu’il est un « Cubain ordinaire », « libre de toute haine extrémiste ».

Malgré ces précautions, la présentation a suscité une virulente réaction des sympathisants castristes venus en nombre au Centre Pompidou, comme s’ils étaient en service commandé. Si l’intention de l’artiste était de ­provoquer un débat, force est de constater qu’il a tourné au dialogue de sourds. « Avant mon ­départ pour Paris, la sécurité de l’Etat [la police politique] m’avait menacé : ne touche pas à ­Fidel ou tu vas le regretter, raconte Luis Manuel. ­Depuis sa mort en 2016, il fait l’objet d’un culte presque ­religieux. » C’est à la fois le totem et le tabou. « Fidel est une image forte, un personnage ­fondamental, je voulais donc m’en ­saisir pour amener une réflexion sur son héritage et ­surtout sur l’avenir de Cuba », justifie-t-il.

L’idée d’un testament apocryphe de Castro ­rejoint la légende des pages perdues du journal de José Marti, le héros de l’indépendance ­cubaine. Modernité oblige, à Beaubourg, ce 27 janvier, nous assistons à un enregistrement audiovisuel. L’imitation de l’intonation de ­Fidel par un acteur espagnol doué, Pedro Ruiz, et un phrasé qui reprend souvent ses tournures ou ses expressions, donnent vraisemblance à cette voix d’outre-tombe. Le texte est dû à l’écrivain cubain Enrico del Risco. Malgré quelques passages à l’humour prétendument involontaire, le ton n’est pas à la parodie, mais à la gravité. A la fin du spectacle, Castro, ancien élève des jésuites, bat sa coulpe pour tout le mal qu’il a fait au nom du bien commun. Il ­demande pardon pour avoir naturalisé la haine et la ­méfiance parmi les Cubains.

Dégaine de dandys

« Ma génération n’a pas de haine envers Fidel, même si elle a perdu la foi dans tous les projets politiques, assure Luis Manuel Otero Alcantara. Je me sens libre de m’emparer de lui comme un symbole ou une métaphore, pour interpeller les spectateurs. » Il a trouvé une complice et une compagne en Yanelys Nuñez Leyva. Afro-Cubains sensibles au racisme, à l’agressivité et à la vulgarité en hausse dans l’île, ils sont tous les deux nés à La Havane. Il a 30 ans ; elle, 28, mais on lui en donnerait la moitié. Ils n’ont pas l’allure de jeunes en ­colère, mais plutôt la ­dégaine décontractée des dandys. Elle a fait des études supérieures d’histoire de l’art, tandis que lui est un autodidacte. Il a travaillé quatre ans dans le bâtiment et commencé une carrière d’athlète. « Il n’y a pas d’intellectuels dans ma famille, mais le sport ne suffisait pas à ­m’exprimer, confie Luis Manuel. Comme je n’ai pas fait une école d’art, l’Etat cubain ne me ­reconnaît pas comme artiste. »

N’empêche, il a commencé à fabriquer des objets et des sculptures avec des matériaux ­recyclés, récupérés parfois sur des chantiers, notamment du bois. Lors d’une biennale à La Havane, il installe une statue de la liberté de cinq mètres sur le Malecon, le fameux bord de mer, comme « un cadeau de Cuba aux Etats-Unis ». Alors que les deux voisins ennemis de la guerre froide célébraient leur rapprochement, l’artiste détourne le monument, en donne une version bricolée et inverse le flux entre les deux pays. Plutôt qu’arte povera, il préfère l’appeler « art pirate ».

Puis le duo se consacre à la performance. En 2015, Luis Manuel se fait faire un costume de danseuse du cabaret Tropicana et se rend aux vernissages comme « Miss Biennale », avec ses nom et adresse véritables sur la carte de ­visite. Rires, étonnement et quolibets ­accueillent le travestissement. « Je préfère utiliser le mot geste, parce que la performance a quelque chose de théâtral, qui ne ­correspond pas à mon action », explique-t-il. Ainsi, lorsqu’il rallie les pèlerins qui se rendent à El Rincon (province de La Havane), au sanctuaire de saint Lazare – Babalu Ayé dans le panthéon afro-cubain -, il joint le geste à la ­parole et rampe tout au long du chemin comme les pénitents les plus fanatiques. Sa prière ? L’avènement des libertés à Cuba. Cela lui a valu d’être arrêté par la police.

Le jeu avec la ligne jaune atteint un nouveau pallier en 2016, quand ils créent le Musée de la dissidence, un site sur Internet. A Cuba, dissidence rime avec délinquance, c’est presque un gros mot. Or, sur la page d’accueil, le portrait de Fidel Castro côtoie celui d’un opposant emblématique, Oswaldo Paya (1952-2012). « Par rapport au dictateur Fulgencio Batista, Fidel était un dissident, justifie Luis Manuel. A un moment ou un autre, on peut tous être dissidents à l’égard de quelqu’un. » Est-ce là dédiaboliser la dissidence ou bien la banaliser ? A l’entendre, il s’agirait plutôt de recharger de sens les mots que le castrisme s’est appropriés.

Cette initiative a été chèrement payée par ­Yanelys Nuñez Leyva, renvoyée de Revolucion y Cultura, une revue officielle, sans que les ­tribunaux aient daigné se pencher sur ce ­licenciement abusif. « C’était un acte de représailles pour avoir exercé mon droit à la liberté d’expression », plaide-t-elle. La jeune femme a voulu s’expliquer avec le vice-ministre de la culture, Fernando Rojas, qui a refusé de la ­recevoir. Elle écrit désormais pour des sites ­indépendants, comme Havana Times.

Lors de la confrontation au Centre Pompidou, le couple Luis Manuel et Yanelys ne s’est pas laissé démonter. Pourtant, comme toute l’intelligentsia cubaine, ils savent qu’ils font face à une recrudescence de la censure. La ­surveillance de la sécurité de l’Etat reste omniprésente, la répression ne fléchit pas : ils risquent la prison. Les autorités n’ont ni le sens de l’humour ni la moindre compréhension pour les ambiguïtés ou les subtilités de la ­création culturelle.

La démarche du duo est autant poétique qu’artistique. D’où l’hommage rendu aux écrivains cubains suicidés, comme Reinaldo Arenas, auteur du Monde hallucinant (Mille et une nuits, 2002) et d’Avant la nuit (Actes Sud, 2000). Ou comme le poète Juan Carlos Flores, chantre de la culture underground du quartier d’Alamar, à La Havane. Parmi les projets encore dans les cartons figure un musée de l’art « politiquement dérangeant » : on ne saurait mieux dire.

Dans l’immédiat, ils consacrent leurs efforts à l’organisation de la Biennale de La Havane 2018. Invoquant les dégâts provoqués par le cyclone Irma, les autorités ont suspendu cet événement. « La biennale est la principale manifestation culturelle de Cuba, elle a connecté l’Amérique latine avec l’art international et avec le reste du monde », explique Luis ­Manuel. Depuis 2015, il est accompagné par une conservatrice française basée à Toronto (Canada), Catherine Sicot, qui lui a ouvert les portes du Centre Pompidou.

« Le gouvernement ne veut pas de vagues à La Havane en 2018 car, en avril, Raul Castro doit passer la main à son successeur à la tête de l’Etat, poursuit l’artiste. Eh bien, nous n’avons pas ­besoin des pouvoirs publics pour organiser la biennale ! » Elle se tiendra donc du 5 au 15 mai, dans des galeries et des espaces culturels privés de La Havane et dans l’immensité du cyberespace. A l’instar de la lecture du ­testament de ­Fidel Castro, mis en ligne sur les réseaux ­sociaux. Pour ces jeunes cubains, la modernité est une idée neuve, dont on repousse sans cesse les bornes. Comme les libertés.

Paulo A. Paranagua

Le Monde, samedi 10 février

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Voir le film réalisé par Luis Manuel Otero Alcantara et  Yanelys Nuñez Leyva :

https://youtu.be/L9PymTemWP4


Enrique   |  Actualité, Culture, Politique   |  02 9th, 2018    |