Quel socialisme après les frères Castro ? Cuba veut le marché… sans le capitalisme

Le président Raúl Castro a annoncé qu’il quitterait ses fonctions en 2018. Pressenti pour le remplacer, le premier vice-président Miguel Díaz-Canel est né un an après l’arrivée des guérilleros à La Havane en 1959. Une telle passation constituerait une petite révolution, dans la foulée de celle que M. Castro a tenté d’impulser en vue d’« actualiser » le modèle économique cubain.

Guimbardes américaines, façades délabrées, esthétique désuète : pour la plupart des observateurs, la vie quotidienne cubaine illustre l’obsolescence de sa rhétorique politique. Communiste, l’île serait figée dans le passé. L’odeur de la naphtaline ne s’y estomperait que le temps d’une fumerolle de paraffine : âgé de 86 ans, le président Raúl Castro commence rarement ses discours sans souffler de bougies. « Les 55 ans de la proclamation du caractère socialiste de la révolution », lors de l’ouverture du VIIe Congrès du Parti communiste de Cuba (PCC), le 16 avril 2016 « le 161e anniversaire de la naissance de notre héros national José Martí »,lors de l’inauguration du port de Mariel, le 27 janvier 2014 « les 55 ans du triomphe de la révolution », lors de la clôture d’une session de la 8e législature de l’Assemblée nationale, le 21 décembre 2013…

Si, de la place de la Révolution, à La Havane, aux immenses panneaux qui marquent l’entrée dans la ville de Cienfuegos, les visages des héros de la Sierra Maestra semblent omniprésents, il s’agit peut-être moins de convoquer un passé révolu que de donner corps à une actualité. Figée, l’île l’est sans doute, mais dans le présent : celui d’une révolution toujours en dispute.

Près de soixante ans après son « triomphe », reste à savoir comment les barbudos apprécieraient l’évolution du pays pour lequel ils ont donné leur vie. Un Ernesto « Che » Guevara ressuscité reconnaîtrait-il sa terre d’accueil ? La continuité de la lutte le frapperait-elle autant que le changement ? Pas si sûr, puisqu’un journaliste ayant parcouru l’île en 2011 peine déjà à retrouver ses marques six petites années plus tard…

Musée de la révolution, La Havane. Les salles de l’ancien palais présidentiel relatent, année après année, la geste d’une guérilla aux mille et un rebondissements : attaque contre la caserne de la Moncada, le 26 juillet 1953 ; embarquement sur le yacht Granma,le 25 novembre 1956 ; arrivée victorieuse de Fidel Castro à La Havane, le 8 janvier 1959  (1)… Des récits de batailles épiques aux conflits larvés de la guerre froide, une seule pièce a été consacrée aux questions économiques et sociales. Et encore, elle est en réfection : les visiteurs sont invités à la traverser rapidement.

Il faut passer par-dessus la barrière de sécurité — avec l’accord d’une préposée que l’effronterie a sortie de sa léthargie — pour s’approcher de l’un des panneaux posés, de guingois, contre un mur. Y est affichée la « une » de l’édition du 16 mars 1968 de Granma, l’organe officiel du PCC : « Nous allons assainir l’atmosphère, nous allons tout nettoyer, nous allons créer un vrai peuple de travailleurs », explique Fidel Castro, en lettres majuscules. Plus bas, le quotidien détaille les mesures de la grande « offensive révolutionnaire » que vient d’annoncer le dirigeant : « Les autorités procèdent à la nationalisation de tous les commerces privés qui restaient dans le pays. (…) Non seulement tous les bars privés ont été expropriés, mais tous les bars — y compris ceux de l’État — ont été fermés. » « Nous devons enseigner au peuple que la seule chose qui peut lui permettre de jouir des biens dont il a besoin, qui peut l’enrichir, c’est son travail, sa sueur, ses efforts », conclut Castro.

À deux pas de l’arrière-cour du musée, où, en ce mois d’avril, des touristes accablés par la chaleur contemplent des reliques de la guérilla, les serveurs du Chachachá se trémoussent au rythme d’une reprise de Madonna : « Parce que nous vivons dans un monde matérialiste Et je suis une fille matérialiste… » Ce restaurant privé — un paladar — a ouvert il y a environ dix-huit mois. Une dizaine d’employés y servent des plats qui raviraient les palais les plus délicats : filet mignon de porc bardé de jambon serrano (environ 14 euros), poisson frais grillé à l’ail (environ 13 euros), langouste à la plancha (environ 19 euros). Ici, les prix sont libellés en pesos convertibles (dits CUC), une devise initialement réservée au secteur touristique mais désormais utilisée par tous. Aux côtés de cette monnaie « forte » alignée sur le dollar en circule une autre : le peso traditionnel, vingt-cinq fois plus faible. Alors que le salaire minimum cubain s’établit à 225 pesos (environ 8 euros), siroter un mojito au Chachachá revient à 5 CUC (environ 4,50 euros).

On ne comptait qu’une centaine de paladares à La Havane en 2010 ; leur nombre dépasse à présent deux mille. « Une bonne dizaine enregistrent sans doute un chiffre d’affaires supérieur au million de dollars », nous assure un fin connaisseur du secteur hôtelier, qui, comme beaucoup de nos interlocuteurs, semble estimer que la discrétion constitue un préalable à la discussion (2).

Les règles sont strictes, mais les gens souples

L’explication de ce bouleversement ? L’« actualisation du socialisme cubain », un processus de réformes lancé par M. Raúl Castro dès son arrivée à la présidence (par intérim en 2006, puis à la suite de l’élection de 2008) et validé par le Congrès de 2011  (3). Tout en proclamant s’inscrire dans les traces de son aîné, le chef de l’État a œuvré à la multiplication des « travailleurs à compte propre », désormais invités à participer à la très solennelle parade du 1er mai. Ces autoentrepreneurs tropicaux peuvent exercer l’une des 201 professions autorisées, principalement manuelles : accordeur d’instruments de musique, maçon, loueur de tenues de soirée, clown, vendeur ambulant de produits agricoles, promeneur de chiens, restaurateur… Fidel Castro souhaitait terrasser le secteur privé ? Le nombre de cuentapropistas est passé d’environ 150 000 en 2010 à plus d’un demi-million en 2016, et le secteur privé (travailleurs à compte propre et coopératives) représente désormais 30 % de la population active (pour un total d’environ cinq millions de personnes).

Les centres-villes bourdonnent d’une activité jusqu’alors rare. La Havane découvre ses premiers (petits) embouteillages, notamment sur le Malecón, son célèbre front de mer. Loin de la capitale, la circulation s’avère parfois tout aussi délicate. La rue principale de Cárdenas, plus à l’est, ressemble à une ruche où vélos-taxis et charrettes se disputent les bandelettes de bitume qui serpentent entre les nids-de-poule. À Trinidad, au bord de la Caraïbe, le nombre de restaurants a été multiplié par neuf depuis 2010. Pas un rez-de-chaussée du centre-ville où l’on n’ait quelque chose à vendre : des souvenirs en cuir, d’autres en bois, des colifichets, des statues d’Indiens Sioux (!), des peintures que l’on distingue à peine les unes des autres… Et, toujours, l’effigie du Che : sur des tasses, des casquettes, des tee-shirts, des cendriers. « Avec Raúl, le pays a davantage changé qu’en cinquante ans de révolution », concluent d’une même voix les personnes que nous interrogeons. Car l’« actualisation » ne se limite pas aux cuentapropistas.

Sur les arbres qui bordent le Paseo del Prado, une avenue ombragée du centre de la capitale, des affichettes attirent l’œil : « À vendre, maison de deux étages, libre : arriver et s’installer, 25 000 dollars », « À vendre, appartement capitaliste, centre de La Havane, 18 000 dollars ». Depuis 2011, les Cubains peuvent acheter et vendre des logements, y compris « capitalistes », c’est-à-dire construits avant la révolution (« un gage de qualité », nous explique-t-on). Tout comme les professions désormais autorisées étaient pratiquées discrètement avant 2011, le marché de l’immobilier ne vient pas d’apparaître. Il est maintenant légal et encadré : seuls les résidents peuvent obtenir un titre de propriété. À Cuba, toutefois, les règles sont strictes, mais les gens souples.

« Où pourrais-je trouver un agent immobilier ? », interroge-t-on sous la chaleur printanière en s’approchant d’un petit groupe qui s’est formé autour d’un arbre. « Moi, je m’occupe de cela », nous répond une jeune femme en nous tendant sa carte : la profession figure à la position 148 dans la liste de celles récemment autorisées. Sur un petit cahier d’écolier corné, elle griffonne les propositions d’achat et de vente des personnes qui viennent à sa rencontre ce dimanche après-midi. La requête d’un étranger désireux d’acquérir un bien ne la surprend pas. Elle dispose d’ailleurs d’une solution toute trouvée à la difficulté qu’il rencontre : « Tu épouses une Cubaine, c’est tout ! » Le coût de l’opération « Environ 2 500 dollars. » Pour porter ses fruits en matière de propriété immobilière, l’union doit durer cinq ans. « Mais, précise notre courtière, la jeune femme que je vais te présenter sera si belle que tu ne voudras pas la quitter. »

« Environ 2 500 dollars ? Elle s’est bien moquée de toi », s’amuse Fernando, artiste, dans un rire profond qui fait vibrer sa bedaine. « La plupart des gens se marieraient gratuitement ! Tu te rends compte de l’argent qu’on peut se faire avec une double nationalité ? »En octobre 2012, La Havane a levé les restrictions concernant les voyages de ses ressortissants à l’étranger (4). Les Cubains jouissant d’une double nationalité peuvent désormais se passer de visa pour aller et venir entre la France, par exemple, et l’île, les valises chargées de biens de consommation qu’ils revendent à prix d’or une fois de retour. « Il y a tout un tas de personnes qui ne vivent plus que de ça, nous éclaire Fernando. Et très confortablement, d’ailleurs. »

À la suite du rapprochement diplomatique entre Washington et La Havane engagé par MM. Raúl Castro et Barack Obama à partir de 2015 (5), la succession de « premières historiques » donne le tournis : premier concert des Rolling Stones ; premier tournage d’un film hollywoodien à gros budget (Fast & Furious) ; construction du premier hôtel cinq étoiles « plus » ; premier défilé de mode (organisé par Chanel et Karl Lagerfeld) ; première réservation de chambre effectuée sur le site Airbnb, désormais opérationnel dans l’île ; premier accostage d’un navire de croisière américain depuis 1959… En 1961, les révolutionnaires repoussaient l’invasion de mercenaires financés par Washington dans la baie des Cochons. En 2017, le magazine How to Spend Itconcluait que la « monumentale année 2016 » avait transmis un message : « L’invasion gringo a officiellement commencé » (6).

Bienvenue au Free Market Havana Tour

L’an passé, l’île a reçu quatre millions de touristes, un record qui place le secteur au deuxième rang de ses sources de devises (derrière la vente de services, notamment ceux de médecins, et les envois d’argent). Alors que l’activité croît de 5 à 10 % depuis vingt ans, 2016 a été marquée par une explosion du nombre des arrivées en provenance des États-Unis : 615 000 (dont 286 000 non-Cubano-Américains, un chiffre en hausse de 74 % par rapport à 2015). L’année 2017 pourrait être marquée par un recul : M. Donald Trump a promis de revenir sur certaines des mesures d’ouverture de son prédécesseur, et l’ouragan Irma a dévasté une partie des infrastructures de la côte nord au mois de septembre. Mais les touristes bouderont-ils longtemps les plaisirs que leur promet l’île ?

« La qualité de l’expérience que vous pourrez vivre à Cuba est de premier ordre », explique un spécialiste du secteur à la journaliste de How to Spend It. Car rien n’est plus agréable aux touristes raffinés que de mêler plages paradisiaques et contenu culturel. Et, dans ce domaine, la révolution a travaillé à enchanter ses futurs hôtes : « Si vous vous intéressez à l’afro-centrisme, vous pourrez rencontrer un historien respecté, un représentant distingué de la scène hip-hop ou un militant de la cause des femmes noires dans les quartiers populaires. (…) Des spécialistes américains réfléchissent même à des expériences LGBT [lesbiennes, gays, bisexuels et trans] intelligentes, comme un dîner avec le premier membre trans de l’Assemblée. » De son côté, l’agence de voyages OnCuba Travel nous annonce le lancement prochain du Free Market Havana Tour, une visite guidée de tout ce que la ville recèle d’hommages au dieu Marché (diverses manifestations de la débrouille érigées en incarnation de l’« esprit d’entreprise » ; boutiques de luxe ; centres d’affaires…).

Quelques mois avant le Congrès de 2011, José Azel, chercheur à l’université de Miami, se montrait dubitatif quant aux réformes annoncées par M. Raúl Castro : « Il est clair que peu de choses vont changer (7).  » On serait tenté de le contredire. Et pourtant…

« Raúl a fait beaucoup de choses, mais, depuis la visite d’Obama, en mars 2016, on observe le contraire de ce à quoi chacun s’attendait : comme un gel du processus de rapprochement, de part et d’autre du détroit de Floride. » L’économiste qui nous reçoit était réputé avoir l’oreille du président en 2011, certains allant jusqu’à le présenter comme l’un des inspirateurs de l’ouverture économique. Cinq ans plus tard, Omar Everleny Pérez a été expulsé du Centre d’étude de l’économie cubaine de l’université de La Havane au motif qu’il discutait trop volontiers avec les journalistes étrangers. Son éviction illustre surtout la capacité retrouvée des opposants aux réformes de M. Raúl Castro — au sein de l’appareil d’État — à entraver ses desseins. Car le contexte général s’est dégradé.

« Obama aurait dû aller plus loin, poursuit Pérez. Plus il aurait avancé, plus il aurait été difficile à Trump de revenir en arrière. » Si l’arrivée à la Maison Blanche du milliardaire new-yorkais n’augure pas une embellie pour Cuba, les difficultés de l’île s’accumulaient sur le front intérieur avant même le passage de l’ouragan Irma. Dans le domaine économique, notamment : en 2016, le pays a essuyé une récession (— 0,9 %), la première depuis la « période spéciale en temps de paix » qui succéda à l’effondrement du bloc soviétique et provoqua un plongeon de 35 % du produit intérieur brut (PIB) entre 1991 et 1994. « C’est l’histoire d’une mort annoncée : il fallait se douter que notre dépendance vis-à-vis du Venezuela aurait des conséquences en cas de problème là-bas. »

« Ici, on lutte contre la richesse ! »

Chute du cours du pétrole, crise politique interminable : la production de richesses vénézuélienne a été amputée d’un cinquième en 2016, alors que l’inflation a dépassé 700 %. Caracas vendait hier à Cuba cent mille barils de pétrole à prix subventionné par jour ; ces envois ont été réduits de 40 % en 2016. Il faut donc économiser l’énergie : certains bureaux du gouvernement ferment plus tôt, on y ouvre les fenêtres au lieu d’allumer le climatiseur, l’éclairage public se fait (encore) plus rare. « Toutes les dépenses non essentielles doivent cesser », a prévenu M. Raúl Castro en juillet 2016. Et ce d’autant plus que le seul secteur économique en croissance, le tourisme, se caractérise par sa voracité énergétique : parler avec « un militant de la cause des femmes noires dans les quartiers populaires », d’accord, mais si la discussion est bercée par le ronron d’un ventilateur et accompagnée d’un mojito bien frais !

Le Venezuela constitue en outre la principale destination des services qu’exporte La Havane, notamment ses médecins (trente mille en 2016). L’économiste Carmelo Mesa-Lago concluait que « la part de l’économie [de l’île] liée au commerce avec le Venezuela »avoisinait 21 % du PIB cubain en 2010  (8). D’autres estimations placent désormais le chiffre à 25 %. Si le Brésil accueille un peu plus de quatre mille médecins cubains, la diversification des « débouchés » s’annonce délicate. Sans véritablement surprendre, l’opposition vénézuélienne a proclamé qu’elle entendait rompre avec l’île, dénonçant le président Nicolás Maduro comme un pantin de La Havane.

« Tout cela, on le savait, reprend Pérez. C’est justement l’une des raisons pour lesquelles il fallait avancer dans les réformes. Mais Raúl s’est arrêté au milieu du gué. Les mesures initiales qu’il a lancées en appelaient d’autres pour porter leurs fruits. Mais non : on procède au compte-gouttes, et de nouveaux problèmes apparaissent. » Comme les pénuries et les phénomènes d’accaparement.

S’il est légal d’ouvrir un restaurant ou de vendre des pizzas dans la rue, l’État n’a pas prévu de chaîne d’approvisionnement spécifique pour le secteur de la restauration. Les paladares siphonnent donc boutiques et marchés. Les conséquences d’un contexte de tension de ce type sont connues : hausse des prix, ce qui oblige certains Cubains à se serrer (davantage) la ceinture ; spéculation, puisqu’on gagne désormais plus en revendant des œufs qu’en travaillant comme instituteur ; et pénurie, comme en août 2014 ou en avril 2016, lorsqu’il était devenu difficile de trouver de la bière dans l’île…

Cela fait trois fois que le téléphone de Pérez sonne. L’économiste finit par décrocher. La conversation est courte. Il range son appareil en secouant la tête, la mine dépitée : « Je travaille avec un jeune type, brillant. On se met d’accord sur les délais des travaux qu’il doit me rendre, et à chaque fois c’est la même chose : ça n’arrive pas. Son truc, c’est l’économétrie, mais il gagne sa vie en louant des chambres à des touristes. Alors, j’essaie de le récupérer, de faire en sorte qu’il ne lâche pas l’économie. Mais, régulièrement, il m’appelle : “Écoute, désolé, j’ai un couple d’Américains qui arrive ce soir. Est-ce que je peux avoir un délai supplémentaire ?” Moi, ça m’agace, mais j’en rigole. Pour le pays, c’est une perte considérable. »

Personne n’imaginerait vivre de son seul salaire à Cuba. Si le paladar Chachachá pratique des prix taillés sur mesure pour les touristes, le mojito coûte tout de même 1 CUC dans les quartiers populaires de La Havane, soit un neuvième du salaire minimum mensuel… Chacun doit donc « se débrouiller » en imaginant les combines les plus diverses (9) ou en se rapprochant de secteurs d’activité plus lucratifs : on ne compte plus le nombre de titulaires d’un diplôme d’ingénieur qui travaillent comme serveurs ou qui émigrent, alors que le pays consacre environ 25 % de son budget à l’éducation.

Augmenter les salaires figure au nombre des priorités affichées par le président. Gonfler les rémunérations sans accroître la production de biens et services conduirait toutefois à doper l’inflation. Par ailleurs, Cuba constitue un cocktail singulier de services sociaux dignes des pays les plus avancés et d’une productivité la reléguant au rang de pays en développement. Doper la seconde pour « sauver » les premiers — le projet affiché par M. Raúl Castro — implique de trancher dans les effectifs de l’État en invitant les Cubains à basculer dans le privé. Or certains dirigeants du PCC identifient le secteur comme l’un des ennemis jurés de la révolution.

« Le problème principal, c’est la rigidité idéologique d’une partie du pouvoir, conclut Pérez. Le pays est en récession, mais leur principale inquiétude, c’est que des gens puissent se constituer un patrimoine. Comme le dit l’économiste Pedro Monreal, alors que la plupart des pays luttent contre la pauvreté, Cuba lutte contre la richesse ! » Le texte programmatique du Congrès de 2016, les lineamientos, se caractérise par une certaine rigidification par rapport au précédent. « Au sein des nouvelles formes de gestion non étatiques, la concentration de la propriété par des personnes juridiques ou naturelles ne sera pas permise », proclamait le document de 2011. Le suivant va plus loin en interdisant également la « concentration de richesses ». Lors de la session extraordinaire de l’Assemblée nationale de juin 2017, consacrée à la discussion de ces lineamientos, le sujet le plus discuté a été — de loin — la « menace »de l’accumulation.

S’agit-il toutefois uniquement d’une manifestation du monolithisme idéologique cubain ? De l’autorisation des rémunérations basées sur la productivité à l’augmentation des sommes que les Cubano-Américains peuvent envoyer à leurs proches, la période actuelle se traduit par un accroissement des inégalités assumé par le président. M. Raúl Castro reformule ainsi à sa façon les classiques de la théorie socialiste : « De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » mute en « De chacun selon ses capacités à chacun selon son travail » lors d’un discours devant le PCC, le 17 avril 2016. Or, pas plus à Cuba qu’ailleurs, le travail n’explique tout. Entre 70 et 80 % des cuentapropistas ont lancé leur « affaire » grâce à l’envoi d’argent de leurs proches exilés à Miami : ils sont en général issus des familles les mieux loties, inquiétées par le projet socialiste. Si bien que le petit patronat émergent provient des franges les plus hostiles au projet politique de la révolution. On y a rarement la peau noire.

« Ici, il y a eu des petits et moyens entrepreneurs jusqu’à l’offensive révolutionnaire du 13 mars 1968, rappelle Rafael Hernández, directeur de la revue Temas, qui vient de consacrer un numéro à la question des inégalités. Entre le 1er janvier 1959 et cette date, personne n’avait imaginé dire — ni Fidel ni le Che — que le secteur privé constituait une “classe bourgeoise”, étrangère à la révolution. Ce que Raúl a fait, c’est réaffirmer l’idée selon laquelle le secteur privé n’est pas une cellule maligne du capitalisme qui aurait pénétré la société cubaine. Après l’avoir rendue légale, il a fait en sorte que l’activité à compte propre devienne légitime. »

Reste que, dans un contexte où les Cubains ne peuvent pas faire valoir leurs compétences techniques ou scientifiques, ils se trouvent confrontés à ce que la loi du marché offre sans doute de plus violent. « Est-ce que le patron travaille ici ? » La serveuse de ce grand paladar de Trinidad reprend notre question dans un éclat de rire. « Ah non ! Le patron n’est pas là, il se repose ! Et tant mieux, d’ailleurs, parce que, quand il vient, c’est uniquement pour distribuer les ordres. » « Et vos horaires ? », poursuit-on. La jeune femme lève les yeux au ciel… « Est-ce que le secteur privé se développe dans le respect de la loi, notamment du droit du travail ?, continue Hernández. Ça, c’est un problème. Si vous interrogez une personne qui travaille dans un paladar, il est fort possible qu’elle explique que le patron lui demande de travailler plus de huit heures, que la règle du salaire égal à travail égal n’est pas respectée, que le patron n’aime pas beaucoup embaucher des Noirs, etc. » La solution « Faire respecter notre code du travail, mais sans asphyxier le secteur privé par des contrôles intempestifs. Comme on fait en France, par exemple ! »

Un secteur privé sans pouvoir politique

Certes, mais lorsque le secteur privé grandit il finit par se forger un pouvoir qui lui ouvre les portes du monde politique. De sorte qu’en France la définition de ce qui constitue un « contrôle intempestif » dans les couloirs de l’Élysée ressemble davantage à celle du patronat que des syndicats. « Cette préoccupation, nous la partageons, concède Hernández. Mais les circonstances, à Cuba, sont très différentes. Je ne crois pas qu’il existe un seul membre du secteur privé capable d’influencer les autorités politiques à l’heure actuelle. Ce qui ne signifie pas que cela ne représentera pas un problème à l’avenir. »

Deux logiques se heurtent donc dans l’île. Ingénieur en physique nucléaire et chauffeur de taxi, Javier résume la première en ces termes : « Hier, c’est l’URSS qui finançait nos conquêtes socialistes. Aujourd’hui, ce sont les touristes et les petits entrepreneurs : il faut donc un peu plus de marché pour sauver notre révolution. » À cette analyse, également défendue par M. Raúl Castro, s’oppose une autre, qui rassemble les membres les plus orthodoxes du PCC et… les anticastristes. Pour eux, l’introduction d’une dose de capitalisme n’aura pas pour principal effet de consolider le socialisme cubain, au contraire… Prenant la parole devant un parterre de patrons désireux d’investir dans l’île, Mme Maria Contreras-Sweet, qui représentait le gouvernement Obama, ne s’embarrassa pas de pincettes diplomatiques : « Ce que vous devez exporter, ce sont les valeurs américaines et le sens du capitalisme (10).  »

Alors, quelle serait la position des héros de la Sierra Maestra : orthodoxie ou réforme ? Peut-être jugeraient-ils la question vaine, se souvenant avec le journaliste Fernando Ravsberg que « le socialisme à la soviétique n’a jamais constitué un projet politique à Cuba : il s’agissait d’un moyen de sauver la révolution, avant tout conçue comme un projet d’indépendance nationale. Dans ces conditions, socialisme ou pas, le combat continue ».

Renaud Lambert

Le Monde diplomatique

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(1) Pour une chronologie complète, consulter « Cuba, ouragan sur le siècle », Manière de voir, no 155, 8,50 euros, en kiosques.

(2) Nous renonçons donc ici à présenter les patronymes. Les prénoms ont été modifiés.

(3) Lire « Ainsi vivent les Cubains », Le Monde diplomatique, avril 2011.

(4) Sauf pour certaines professions jugées stratégiques, comme les médecins.

(5) Lire Patrick Howlett-Martin, « Dégel sous les tropiques entre Washington et La Havane », Le Monde diplomatique, novembre 2014.

(6) Lydia Bell, « Cuba’s travel revolution », How to Spend It, Londres, 10 janvier 2017.

(7) José Azel, « So much for Cuban economic reform », The Wall Street Journal, New York, 10 janvier 2011.

(8) Carmelo Mesa-Lago « La reforma de la economía cubana : secuencia y ritmo », Estudios de politica exterior, no 161, Madrid, septembre-octobre 2014.

(9) Lire « Ainsi vivent les Cubains », op. cit.

(10) Lucie Robequain, « Comment l’Amérique compte envahir Cuba », Les Échos, Paris, 5 mai 2015.


Enrique   |  Actualité, Politique, Société, Économie   |  04 29th, 2018    |