La mémoire blessée de Cuba exposée au cinéma

Le régime cubain a imposé une histoire officielle, un roman national, pour légitimer le pouvoir absolu de Fidel Castro. A en croire ce récit, les racines idéologiques du castrisme remontent à 1868, la première guerre d’indépendance. Le discours castriste a réinterprété le passé et fait table rase d’un demi-siècle d’histoire républicaine. Il a décrit la « révolution » comme un continuum de plusieurs décennies, régi par la volonté omnisciente et omnipotente du « Lider Maximo ». Cette pensée unique a longtemps écrasé les mémoires dissidentes, alternatives ou simplement différentes.

Depuis la maladie et la mort de Fidel Castro, la machine de propagande cubaine tourne à vide. Le rétablissement des relations diplomatiques avec les Etats-Unis prive le régime de son ennemi héréditaire. Le nationalisme, ultime vestige du castrisme crépusculaire, ne galvanise plus les foules. Les « acquis » en matière d’éducation et de santé ont sombré depuis les années 1990. Malgré les pénuries et les difficultés persistantes de la vie quotidienne, des Cubains se remettent à penser par eux-mêmes, à chercher d’autres sources d’information et de réflexion, à échafauder des projets et à esquisser des discussions sur leur avenir. Faute d’accès aux médias, contrôlés par le parti unique, ces tendances s’expriment dans les réseaux sociaux, sur Internet et dans la culture.

Trois films récents, projetés en mars aux rencontres de Toulouse, Cinélatino, montrent des réalisateurs de la nouvelle génération avides de renouer avec le regard critique de Mémoires du sous-développement, le chef-d’œuvre de Tomas Gutierrez Alea (1968). Dans les trois cas, il s’agit de revenir sur des sujets tabous ou méconnus, de combler les trous de mémoire provoqués par l’histoire officielle.

El Acompañante de Pavel Giroud, sorti en catimini en France, en août 2016, évoque l’internement forcé des malades du sida à Cuba, dans des centres dirigés et surveillés par l’armée. Cette fiction trop académique rapproche un militaire qui a attrapé le virus en Afrique et un boxeur en disgrâce, chargé d’être son accompagnateur. Le choix des personnages permet d’évacuer la dimension homosexuelle de l’épidémie. Le « machisme-léninisme » n’est pas vraiment remis en cause.

En revanche, Santa y Andrés de Carlos Lechuga ne fait pas l’impasse sur l’homosexualité. Interdit à Cuba depuis le 14 octobre 2016, le film évoque l’époque où les intellectuels « déviants » étaient licenciés, poursuivis, condamnés à l’ostracisme. Andrés est un écrivain qui a purgé huit ans de prison et vit désormais confiné dans une baraque isolée en milieu rural. Lors d’un événement médiatique, on lui assigne une brave paysanne, Santa, pour le tenir à l’œil. Elle arrive avec sa chaise et ses préjugés contre le « gusano » (« ver de terre », contre-révolutionnaire), qui a la circonstance aggravante d’être « maricon » (« pédé »).

Le cœur dramatique du film est le rapprochement de ces deux antagonistes, deux solitaires, aussi dissemblables sur tous les plans. Comme dans Fraise et chocolat(Tomas Gutierrez Alea et Juan Carlos Tabio, 1993), le vrai sujet est la possibilité d’un dialogue et même d’une relation affectueuse entre ces Cubains que tout semble opposer au départ.

Santa y Andrés est dépouillé à l’extrême, avec les deux rôles-titres confrontés dans un espace presque vide, comme sur une scène théâtrale, même si la nature et les éléments sont présents. Les deux principaux comédiens, Lola Amores et Eduardo Martinez, viennent d’ailleurs du théâtre d’avant-garde, expérimental. C’est leur première expérience au cinéma.

Dans ce film à la mise en scène soignée, les personnages évoluent sans échanger trop de paroles, parfois réduits à une gestuelle et à des mouvements hésitants. Le discours du pouvoir finit néanmoins par faire irruption avec brutalité, alors que tout était jusqu’alors allusif, caché dans les dossiers de la Sécurité de l’Etat. Le pouvoir politique et la force policière ne font qu’un.

Même si l’action est située en 1983, Santa y Andrés renvoie aux années 1970, les « années grises », lorsque la poussée de moralisme et de répression castristes coïncide avec l’adoption du modèle soviétique. Parmi les victimes figuraient deux figures majeures du théâtre cubain, Virgilio Piñera et Anton Arrufat. Cette ambiance est remémorée avec brio dans un polar de Leonardo Padura, Mascaras(Electre à La Havane, éditions Métailié).

L’homophobie officielle avait été évoquée précédemment par les documentaires Mauvaise conduite (Conducta impropia, Nestor Almendros et Orlando Jiménez Leal, 1983) et Seres extravagantes (Manuel Zayas, 2004), sur lequel plane l’écrivain Reinaldo Arenas. Mais ces deux films ont été réalisés et produits par des exilés.

Carlos Lechuga, lui, vit à Cuba. Il n’appartient pas à un cercle dissident, pas plus que Pavel Giroud. Ces jeunes cinéastes ne sont pas motivés par le ressentiment ou la revanche. Ils ne sont pas des victimes directes ou indirectes du régime. Au contraire, ils sont issus de l’élite de fonctionnaires ou de l’intelligentsia choyée par le castrisme pendant un demi-siècle. Mais ils partagent une exigence de lucidité et de vérité, une liberté de ton et d’expression, la volonté d’apaisement et de réconciliation des Cubains à travers le dialogue.

Alors que La Havane est devenue une destination touristique « gay friendly », l’homophobie semblerait désormais surmontée. Mariela Castro, la fille du général Raul Castro, s’est vouée à la défense de la communauté LGBTI, même si elle n’a pas réussi à faire avancer la question du mariage pour tous.

Cependant, l’interdiction de Santa y Andrés montre que la question reste sensible. A moins que ce ne soit l’histoire officielle. D’autant que l’armée a joué un rôle de premier plan dans la répression. C’est dans les Unités militaires d’aide à la production (UMAP), des véritables camps de concentration, qu’ont été détenus des milliers de « déviants » pendant les années 1965-1968. Parmi eux, le futur cardinal Jaime Ortega et le chanteur-compositeur Pablo Milanés.

Un autre cinéaste de la nouvelle génération, Jorge Dalton, a décrypté l’histoire contemporaine de Cuba dans un formidable documentaire, En un rincon del alma(Dans un recoin de l’âme), basé sur le témoignage poignant de l’écrivain Eliseo Alberto (1951-2011), présenté également à Toulouse.

Salvadorien, fils du poète Roque Dalton (1935-1975), assassiné par ses propres camarades de la guérilla, Jorge Dalton a vécu et fait ses études à Cuba. Il connaît bien l’île. Et il ne s’est pas contenté d’enregistrer la déclaration testamentaire d’Eliseo Alberto. Il a fait un travail passionnant sur les archives et sur les images de La Havane de nos jours, avec parfois des incrustations des unes sur les autres qui donnent une texture originale au film et confèrent toute leur puissance aux confidences et aux réflexions de l’écrivain.

Eliseo Alberto est un témoin privilégié, car il est le fils du poète Eliseo Diego, lié à la principale revue littéraire d’avant le castrisme, Origenes, publiée sous l’aile protectrice de l’immense José Lezama Lima. Eliseo Alberto, dit « Lichy », parvient à relier l’histoire cubaine d’avant et d’après l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro. Il rend tangible l’opposition des deux Cuba, qu’il estime néanmoins condamnés à se retrouver et à s’entendre. Au-delà des générations, les mémoires plurielles qui s’expriment dans ces trois films projetés à Toulouse se reconnaissent dans une aspiration commune au dialogue et à la réconciliation nationale.

Paulo A. Paranagua

Blog América Latina (VO)

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Enrique   |  Culture, Politique, Société   |  05 29th, 2018    |