LA CRISE A ACCENTUÉ LE RACISME À CUBA

Entretien de Landry-Wilfrid Miampika avec Pedro Pérez Sarduy, publié dans la revue Africultures

http://www.africultures.com

Pedro Pérez Sarduy est né à Santa Clara en 1943. Poète, romancier, essayiste et journaliste, il est l’auteur, entre autres, de Surrealidad (Mention du Prix Casa de Las Américas 1967), Cumbite (poésie, 1986), Afrocuba : race, politics and culture (en collaboration avec Jean Stubbs, 1993). Pedro Pérez Sarduy est également auteur de deux ouvrages inédits : Diario de Babilonia (recueil de témoignages des Afro-caribéens) et Las criadas de La Habana (roman).


Comment le Noir se définit-il à Cuba : Noir, Afrocubain ou Cubain ?

Par nécessité, le Cubain d’origine africaine s’est toujours défini comme Cubain, parce que beaucoup de Noirs n’avaient pas pu retourner en Afrique après l’esclavage. Aussi n’avaient-ils pas de terre d’enracinement, sauf l’île ou la patrie pour laquelle ils avaient lutté depuis le XVIe siècle, et surtout pendant le XIXe siècle après le soulèvement de 1868 qui avait permis aux esclaves de s’affranchir de l’esclavage et de lutter en même temps pour l’indépendance de Cuba. En conséquence, nos grands parents exigeaient que nous nous définissions toujours comme Cubains parce que la terre pour laquelle nous avions lutté nous appartenait. Pour ces raisons, le Cubain noir se définit avant tout comme Cubain depuis la fin du XIXe siècle.

Les statistiques officielles estiment qu’il y aurait 12 % de Noirs à Cuba.

Qu’en pensez-vous ?

La conception nord-américaine qu’une goutte de sang noir suffit pour être Noir n’est pas valable à Cuba. A Cuba, une goutte de sang noir ne te fais pas Noir, bien au contraire, elle te fait plus Blanc. Cela vient de la période coloniale : plus on avait la peau claire, plus on pouvait occuper une meilleure situation sociale. C’est pour cette raison que beaucoup de Cubains qui ont des yeux clairs, des cheveux blonds, une grand-mère noire, métisse ou mulâtresse ne se disent pas Noirs. De 1959 à 1994, beaucoup de Cubains ont émigré, mais tous ceux qui ont émigré sont Blancs, apparemment Blancs ou se définissent eux-mêmes comme Blancs cubains. La population à Cuba a donc beaucoup noirci ces temps-ci. Il y a des sondages – non encore publiés – qui estiment que 60 % de la population cubaine est d’origine africaine, c’est-à-dire une population constituée par des gens qui ne se définissent pas comme Noirs mais qui ont des traits ou du sang noir. La question essentielle à Cuba est : comment me définir comme Blanc ou Noir, par mon sang ou par mon ascendance ? Si l’on tient compte de l’ascendance, le pourcentage de Noirs à Cuba est loin d’être 12%. Le Cubain a toujours essayé de blanchir la population comme phénomène de mobilité sociale.

Dans un article (” ¿ Y qué tienen los negros en Cuba ? “) publié dans la Revue Encuentros (nº2, Automne 1996) vous disiez que la question noire à Cuba est une topique traitée – par les chercheurs – avec beaucoup de prudence ? Pourquoi topique et prudence ?

Topique, au sens de sujet à traiter. Topique, au sens de quelque chose qui pourrait être présent dans le débat aussi bien au niveau officiel que populaire. C’est une question abordée avec prudence parce que, tout au long de l’Histoire de Cuba, la question noire a toujours été liée aux enjeux de l’union et de désunion de la Nation. Le fait de parler comme Blanc ou Noir implique ou suppose une division. Le discours de la Révolution, depuis 1959, prône l’unité du peuple sans distinction de races. Donc, pour la Révolution, le Cubain transcende la couleur de sa peau.

Dans ce même article, vous avez fait une compilation de témoignages d’acteurs, de médecins, de journalistes et de fonctionnaires qui donnaient leur point de vue sur la situation des Noirs à Cuba. L’un d’eux disait qu’il existait, en ce moment, un apartheid envers les Noirs. Ne pensez-vous pas que le terme apartheid soit fort pour le cas de Cuba ?

Je crois qu’il faut circonscrire le terme apartheid à l’Afrique du Sud. Dans d’autres pays, il existe d’autres types de problèmes, comme la culture du Ghetto aux États-Unis d’Amérique.

Au Colloque de Vigo (Espagne, novembre 1998) sur le Multiculturalisme dans les sociétés postcoloniales, vous affirmiez que la question noire a toujours été escamotée à Cuba…

Les historiens ont beaucoup plus étudié le passé esclavagiste de Cuba que la réalité socio-historique du Cubain à partir de 1959. Pendant cette dernière période, la question n’a jamais été abordée de manière ouverte ni critique. Et pour bien des gens, le Cubain noir n’existe pas en tant que tel. Plutôt le Noir cubain. C’est-à-dire qu’on met en avant la couleur de notre peau lorsqu’on évalue notre apport dans la formation de la culture cubaine. On nous considérait, et on nous considère encore aujourd’hui, comme un apport exclusivement exotique au concept de Nation à Cuba. Pour cette raison, la discrimination raciale a été largement ignorée à Cuba. Par exemple, les forces sociales qui tentèrent de créer un espace dans lequel le Noir occuperait la même place que le Blanc furent l’objet d’une violente répression en 1912. Cette répression est connue sous le nom de ” la petite guerre “. [En 1912, les membres du Parti Indépendant de Couleur qui envisageaient de défendre les droits des Afrocubains furent massacrés. Bilan : entre 3000 et 4000 morts.]

Vous avez également dit à Vigo que Cuba est de plus en plus fière de ses racines africaines ?

La résurgence des racines africaines est implicite dans la musique, la danse, la littérature, les arts plastiques, bref, dans une série de comportement de la population. L’on rencontre, de nos jours, des hommes et des femmes qui ne s’initient ni au catholicisme ni à la religion musulmane mais aux religions afrocubaines. Des hommes, des femmes, des jeunes blancs, mulâtres ou noirs. Le Cubain se réfugie de plus en plus dans les cultures africaines où il peut trouver immédiatement des réponses à ses problèmes personnels. Ce Cubain va parler avec ses divinités d’origine africaine. Et à travers les religions afrocubaines, ce Cubain est en train d’articuler une identité qui avait, il y a peu, une référence exclusivement occidentale.

Les pratiques syncrético-religieuses afrocubaines, ou mieux, la santería, cultes où les éléments de base sont d’origine africaine, ont de plus en plus d’audience à Cuba. Pourquoi ?

Il y a une chanson cubaine qui dit : ” il y a des gens qui disent ne croire en rien, mais ils vont consulter les babalaos [officiants des cultes] au petit matin “. Cette chanson parle de la période actuelle de crise. Elle fait allusion aux personnes qui ne veulent pas s’identifier avec leurs racines parce que tout ce qui venait d’Afrique avait été stigmatisé, connoté comme des pratiques négatives, obscurantistes ou aberrantes. Comme il n’est plus nécessaire de s’accrocher à ces tabous, le Cubain – toute race confondue – est en train de surmonter ces clichés. Tout ce monde se dit : moi aussi j’ai un parent noir ; moi aussi j’ai un parent d’origine africaine.

L’économie cubaine s’ouvre de plus en plus au capital étranger. Mais, l’on observe que les critères de recrutement du personnel dans les entreprises étrangères ne tiennent pas compte de la diversité ethnique de l’île.

Ce sont les grandes contradictions d’un pays qui a une forte dose de surréalisme. Un pays qui a eu, à un moment donné, une politique altruiste en direction des Caraïbes et de l’Afrique en donnant, par exemple, des milliers de bourses aux étudiants africains. Les préjugés commencent à resurgir avec les investissements étrangers à Cuba où l’on applique des codes de travail qui étaient en vigueur avant la Révolution lorsque le pays vivait une évidente ségrégation raciale. Le propriétaire d’une entreprise – qui n’est pas forcément Cubain, car les entreprises n’appartiennent pas au Cubain et sont plutôt à capital mixte ou appartiennent aux pays européens – demande des employés ayant une bonne présence. Cette présence est aryenne ou européenne. Ou en dernière instance, il demande un grain d’exotisme, c’est-à-dire, une Mulâtresse ou un Mulâtre. Ne dit-on pas à Cuba que la meilleure invention des Espagnols est la Mulâtresse. On ne dit jamais que c’est la Noire. S’il n’y a pas de débat, on va revivre, de façon négative, la situation existante avant la Révolution. Je ne pense pas que ce soit l’intention des autorités cubaines.

Pensez-vous que la crise a accentué le racisme à Cuba ?

La crise a accentué sans aucun doute le racisme à Cuba. Par exemple pour avoir un emploi dans le tourisme. Il y a beaucoup de choses à débattre. A mon avis, le gouvernement cubain ne veut pas affronter ouvertement la question parce qu’il n’a pas d’alternative à offrir. Lorsque l’on parle de la Jinetera (prostituée), on fait allusion à la Noire : il est beaucoup plus facile de remarquer une Noire cubaine avec un Blanc étranger qu’une Blanche cubaine avec un Blanc étranger.

Comment peut-on évaluer la situation du Cubain noir aujourd’hui à la lueur de l’affirmation de José Martí : ” l’homme est au-dessus du Blanc, du Mulâtre et du Noir. Le Cubain est au-dessus du Blanc, du Mulâtre et du Noir ” ?

Bien des cubains, et moi-même, souscrivons à cette utopie culturelle, nationaliste, patriotique et intellectuelle de José Martí. Mais, cette utopie est loin d’être accomplie. Cette belle utopie de José Martí est valable, mais elle demeure actuellement une utopie.

Pourriez-vous nous dire quelques mots sur votre poésie ?

Ma poésie est un mélange de narration et de lyrisme. Dans ma poésie, il y a toujours une narration. Parmi les poètes qui m’ont influencé, il y a Sédar Senghor, la conception africaine des frères Diop, la poétique caribéenne d’Aimé Césaire, les poètes espagnols Antonio Machado, Miguel Hernández et García Lorca.

Et votre roman inédit, Las criadas de La Habana (Les bonnes de La Havane) ?

Dans ce roman, je recueille le témoignage de ma mère et des autres femmes noires qui avaient travaillé comme bonnes. Ces femmes n’avaient pas de voix, mais elles ont contribué à l’évolution des familles blanches cubaines. Ces femmes n’avaient pas accès à la culture car elles étaient exclues à cause de leur condition de race et de classe.


DÉCOUVREZ DEUX FILMS SUR LA QUESTION NOIRE À CUBA :


OSHA NIWÉ. ESCLAVE DE LA MUSIQUE. Un film de Mireille Mercier Balaz et Daniel Pinós. Un portrait du chanteur cubain Lazaro Rós, “el akwon mayor”, la plus importante figure de la musique traditionnelle afro-cubaine. En 1994, lors du tournage de ce film en pleine période spéciale, il participait à un processus de large diffusion musical en enregistrant avec des musiciens de rock et de jazz comme les célèbres Chucho Valdés et Gonzalo Rubalcaba. Il continuait d’enregistrer, de composer et poursuivait ses recherches sur les traditions africaines. Ceci afin que cette culture, qui a résisté à toutes les formes de domination, soit préservée.

Pour visionner les 3 parties de la version française de ce film, allez sur Youtube et le lien suivant :

http://www.youtube.com/watch?v=Orp7UER3A50

ASI NA’MA. CUBA L’AFRICAINE. Un film de Mireille Mercier Balaz et Daniel Pinós. Le documentaire, tourné en 1992, met en évidence les marques d’une identité et d’une histoire, à travers différentes rencontres. Nous suivons nos personnages sur leurs lieux de travail et sur leurs lieux de vie. La construction du film alterne l’évocation du passé et du présent. Historien, journaliste, musiciens, danseurs, comédiens, religieux, leur vie sociale est rythmée par les tambours, les fêtes et les cérémonies religieuses.

Pour visionner les 9 parties de la version française de ce film, allez sur Youtube et le lien suivant :

http://www.youtube.com/watch?v=jtY7vpMwiwY


Enrique   |  Actualité, Culture   |  12 17th, 2010    |