Entretien avec Fernando Ravsberg 2 : Franchement, je pense qu’il faut éviter de faire des conjectures parce qu’on finit par être ridicule

Fernando Ravsberg, peut-être le plus lu et le plus polémique des correspondants étrangers à Cuba, avait accordé un entretien à Cubanía quelques jours avant la tenue des élections générales. Dans cette deuxième partie que nous publions aujourd’hui, avec la sagacité que lui confère sa connaissance approfondie d’un pays qui l’a accueilli pendant plus de vingt ans, le journaliste uruguayen se penche sur la psychologie des Cubains, sur les grandes questions économiques et politiques qui font leur quotidien. Ravsberg se risque à des pronostics sur le futur immédiat à un moment où Cuba était en passe d’être gouverné par de nouveaux politiques n’appartenant pas à la « génération historique » qui a guidé le destin de ce pays pendant près de soixante ans. Bon nombre de ces prévisions se sont vu confirmer quelques mois seulement après ses déclarations à Cubania.

Considérer le gouvernement comme un bloc monolithique n’explique pas ce qu’il se passe dans l’île, cela ne permet pas de comprendre comment cela fonctionne. À vrai dire, la politique n’est monolithique nulle part dans le monde. Par exemple, il y a des gens qui demandent la fermeture de Cartas desde Cuba ; certaines personnes, dans la presse, demandent même mon expulsion du pays. Je sais qu’Aixa Hevia(1) l’a fait mais le blog est toujours ouvert et je suis toujours à Cuba, cela démontre que d’autres décideurs ne partagent pas cette opinion(2). Il faut bien dire que six cents personnes ne peuvent pas être d’accord pendant quarante ans même si c’est l’image que l’on cherche à transmettre avec le parlement.

En ce qui concerne le futur immédiat de Cuba, à l’approche des élections… Franchement, je pense qu’il faut éviter de faire des conjectures parce qu’on finit par être ridicule. Il est très difficile de faire des prévisions parce que de nombreux facteurs d’ordres différents interviennent.

En tant que Latino-Américain, j’aimerais que Cuba ne perde pas certaines réalisations qui constituent des réussites dans la région. On dit souvent, par exemple, que les technologies de l’Internet ont fait une entrée tardive dans ce pays, certes, mais Cuba ne connaît pas la violence et la misère de l’Amérique latine. Au Pérou, j’ai eu une très bonne connexion à Internet au milieu d’un désert mais j’ai aussi trouvé une villa miseria (3).

Cuba, avant 1959, était l’un des pays les plus violents d’Amérique latine , mais voyez plutôt : aujourd’hui, j’ai élevé mes enfants ici et je n’ai jamais eu de problème, ni avec la drogue ni avec la violence. Il y a une tranquillité qu’on ne trouve pas dans d’autres pays de la région.

L’éducation est très importante pour le gouvernement cubain, tout comme la santé, la culture. Toutes ces questions devraient continuer à constituer des priorités pour Cuba, mais pour cela, il faut de l’argent. Si ce que l’on produit n’est pas vendable ou n’est pas viable à long terme, les acquis de Cuba en matière d’éducation, de santé, de culture, sont en danger.

Or, je ne pense pas qu’il y aura un autre pays pour accompagner Cuba après l’URSS et le Venezuela. Ce pays a besoin de transformations décidées à Cuba, ces changements ont été adoptés par le gouvernement conjointement avec la population(4). Ce qui pose problème, ce n’est pas de soutenir ces mesures — elles ont toutes été définies et approuvées — mais de les mettre en pratique, et c’est là que le bât blesse.

Je pense qu’il y a des tensions dans le gouvernement actuel, parce que certains pensent que socialisme est synonyme d’étatisation totale du pays. Récemment encore, même les marchands de fruits travaillaient pour l’État, cela générait une bureaucratie incroyable ! Cuba pourrait sauver son économie si on soutenait le développement des coopératives et des petites entreprises… Pour revenir aux classiques du marxisme, rappelons que selon Marx, seuls les principaux moyens de production devaient appartenir à l’État socialiste ; Cuba est donc plus socialiste aujourd’hui qu’avant les années 1990. Mais ce sont les manuels soviétiques qui ont orienté la formation de la majorité des cadres qui dirigent le pays, des manuels qui diffusaient la conception du socialisme selon Staline : un État qui concentre tout.

Ceux qui défendent le plus l’immobilisme dans la situation économique de Cuba sont les principaux ennemis de ses acquis sociaux : les bureaucrates.

Une telle ouverture ne leur convient pas pour des raisons qui leur sont propres, d’ordre économique et idéologique. C’est pourquoi ils ne se pressent pas pour apporter des solutions aux problèmes pratiques qui entravent la mise en œuvre du modèle conçu par Raúl Castro. Par exemple, ils sont en train de bloquer le développement des petites et moyennes entreprises, à tel point qu’il n’existe même pas un organisme permettant de déposer un dossier de création d’entreprise ; pourtant, sans ces entreprises, il est impensable d’unifier la monnaie.

Nous avons donc d’un côté Raúl Castro qui pense qu’il faut mener à bien l’ensemble des politiques tracées pour construire un modèle économique plus efficace et de l’autre côté, dans le même gouvernement, des personnes qui essaient de résister à ce changement. Raúl est le seul des dirigeants cubains à avoir reçu une formation marxiste classique et par conséquent, son application du socialisme est la plus conforme à ces conceptions. Il est proche du modèle vietnamien, par exemple, alors que d’autres ne partagent pas cette vision, ils adhèrent à la conception soviétique et peu leur importe si celle-ci s’est effondrée. Certaines de ces personnes — des personnes très âgées, très orthodoxes — sont membres de la direction du Parti, ils appartiennent donc à la plus haute autorité politique du pays, mais je crois qu’à partir de maintenant, ce sera le gouvernement qui veillera à l’application des nouvelles mesures.

J’espère que le futur gouvernement sera plus cohérent par rapport aux réformes. Si aujourd’hui il y a des oppositions au plus haut niveau de l’État, tout porte à croire qu’il y aura plus d’homogénéité au cours du prochain mandat. Des personnes de moins de soixante ans, plus proches de l’ère numérique, feront partie de ce gouvernement. D’ailleurs, Díaz-Canel a été le premier politique à avoir ouvert un ordinateur portable lors d’un Conseil des ministres. C’est aussi lui qui a protégé le centre culturel El Mejunje, de Santa Clara, menacé de fermeture suite à la publication d’un article dans lequel j’évoquais les festivals de travestis accueillis par El Mejunje, ces événements qui continuent de se tenir.

Je crois que des politiques d’un nouveau type sont en train d’arriver, des politiques plus actuels, plus modernes, qui peuvent parfaitement avoir l’âge des enfants ou des petits-enfants des dirigeants actuels ; une nouvelle génération de politiques qui vont voir le marxisme d’un autre angle. Raúl est en train de partir — on va sûrement ressentir une accélération des réformes l’année prochaine — mais tout est très organisé, à la manière de Raúl Castro.

Ce n’est pas que je sois optimiste — beaucoup m’accusent de l’être. Ce qui pose problème, c’est d’être pessimiste, cela n’en vaut pas la peine.

Il faut toujours miser sur une amélioration de la situation. Et le travail à son compte peut jouer un rôle clé en ce sens. Ce n’est pas une tâche facile car tout le monde n’a pas les compétences pour devenir entrepreneur.

La solidarité de cette société a plus marqué les gens que le gouvernement ne le pense.Il y a des « cuentapropistas » (travailleurs indépendants ou petits entrepreneurs) comme Papito : quand Obama lui a dit qu’aux États-Unis un entrepreneur pouvait gagner des millions sans que personne ne lui dise quoi que ce soit, il lui a répondu qu’il ne saurait pas comment il pourrait vivre avec des millions tout en sachant que son voisin avait faim. Il y a une mentalité dont on pourrait davantage tirer profit si on arrêtait de voir le travailleur indépendant ou l’entrepreneur comme un ennemi et si on commençait à le voir comme un allié.

Le gouvernement ne parvient pas à bien cerner les Cubains. Il décide par exemple d’autoriser les petites entreprises tout en affirmant : « On ne peut pas ouvrir de bar » ; alors tout le monde ouvre des restaurants, avec des frites et du poulet, mais les gens n’en demandent pas, il consomment des boissons et ils dansent… comme dans un bar.

Aussi, les tendances immobilistes, les bureaucrates, profitent de ces circonstances pour demander de mettre fin au travail à son compte ou d’interrompre la délivrance des autorisations pendant qu’ils inventent de nouvelles réglementations.

C’est vrai qu’il y a eu de la corruption dans ce secteur non-étatique, mais il y en a partout dans le monde et il y en a aussi dans le secteur de l’économie controlé par l’État ; ce n’est pas pour autant que l’on ferme toutes les entreprises du pays pour faire de nouvelles lois.

Ces choses là ne correspondent pas au plan stratégique de Raúl Castro, qui est harmonieux, cohérent. Pendant qu’on légifère, tout doit continuer et il faut un contrôle des investissements en amont afin de déterminer l’origine des fonds investis. Il ne s’agit pas de le faire après, il faut s’attaquer à ce problème en l’anticipant.

Un ami cubain m’a dit que l’économie cubaine était un tout petit gâteau et que si on laissait certains manger de grandes parts, il ne resterait que des miettes aux autres.

Ce qui se cache derrière toutes ces explications, c’est une mentalité altruiste mais égalitariste et cela ne correspond pas à ce qu’avait déclaré Raúl Castro au départ : conservons l’égalité en termes de chances, pas en termes de revenus.

Il faudrait peut-être essayer de faire en sorte que les petites entreprises se multiplient.

Pour mieux comprendre tout cela, il faut connaître la mentalité du Cubain. Le Cubain n’est pas obéissant. En 1910, avant la naissance de Fidel Castro, Fernando Ortiz décrivait le Cubain comme quelqu’un qui n’aime pas la confrontation. Si en Afrique du Sud, en Angola, les Sud-Africains avaient été disposés à discuter, à boire un coup et à jouer aux dominos avec leurs ennemis cubains, il n’y aurait pas eu de guerre. Mais s’ils sont acculés, les Cubains deviennent très dangereux. C’est pourquoi quand l’Espagne ne leur a pas accordé l’autonomie et qu’elle ne leur a pas laissé le choix, ils se sont lancés dans une guerre à 3 000 contre 400 000.

Néanmoins, le Cubain est quelqu’un qui évite la confrontation. On se pose la question : pourquoi dans d’autres pays les gens se battent pour leur salaire et pas à Cuba où ces salaires sont si bas ? Eh bien parce que les Cubains augmentent leur salaire autrement, sans affrontement. Vous travaillez dans une usine de peinture et vous détournez deux pots par semaine. Deux pots par semaine, cela fait 50 dollars sur le marché noir, soit 200 dollars par mois. Oui, les salaires sont plus bas, mais ce n’est que lorsque ce commerce n’est plus pour survivre que les Cubains sont recherchés par la justice.

Editorial Cubania

http://www.cubania.com/blog/cubania-2/post/franchement-je-pense-qu-il-faut-eviter-de-faire-des-conjectures-parce-qu-on-finit-par-etre-ridicule-822

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1. Vice-présidente de l’Unión de Periodistas de Cuba (UPEC) jusqu’au dernier congrès de cette organisation qui s’est tenu en juin 2018.

2. Cet entretien est l’un des derniers accordés par Ravsberg avant de s’être vu refuser le renouvellement de son accréditation en tant que journaliste étranger à Cuba.

3. Villa Miseria est une expression hispanoaméricaine pour désigner des quartiers où les populations survivent dans la grande pauvreté et l’insalubrité. On peut en trouver dans presque toute l’Amérique latine.

4. Ravsberg fait référence aux lignes directrices (lineamientos) du Parti communiste de Cuba, un document qui définit, entre autres, les changements à apporter au modèle économique cubain pour la période 2016-2021.


Enrique   |  Actualité, Politique, Société   |  08 3rd, 2018    |