Première réunion des maisons d’édition autonomes à l’ABRA (Bibliothèque et Centre social libertaire de La Havane)

Dans la matinée du 1er septembre, nous avons rencontré à l’ABRA un groupe de personnes, dont certaines que nous connaissions déjà. En cette occasion nous nous sommes réunis pour aborder un sujet encore inexploré. L’objectif était d’ouvrir un dialogue à propos de la condition d’éditeurs indépendants de brochures, de fanzines, de magazines, de dépliants, de matériel imprimé, ainsi qu’en tant que potentiels producteurs dans une telle sphère créative.

Dans un contexte comme celui de Cuba, pèse le fantasme d’une atteinte à la sécurité de l’État, au cœur d’un conflit entre le gouvernement et l’opposition. Le monopole d’État est fort, avec ses « combinaisons polygraphiques ». Il a fait du travail rédactionnel une industrie massive produisant des livres bon marché, de moins en moins lus et ayant un but idéologique pour l’Etat et ses relations publiques dans le cadre de son intelligentsia organique.

Le vaste terrain libre laissé par ces intérêts idéologiques a été occupé au cours des trente dernières années par une production rare mais valeureuse, il s’agit des efforts de plusieurs maisons d’édition autonomes. Une réunion où l’on ne pouvait pas manquer de mentionner des magazines tels que Diaspora(s), Sombre, Ustensile, Ce qui viendra et le cas unique des éditions Vigie, une maison éditoriale qui précéda durant presque une décennie le boom des éditions cartonnières (1) latino-américaines. Mais les éditions Vigie furent neutralisées par les sagaces machinations de la police culturelle cubaine.

En 2013, la galerie Cristo Salvador et plusieurs membres de l’Observatoire critique s’engagèrent aux côtés de l’artiste Yornell Martínez dans Sociabilités de papier. Revues culturelles des années 90, un colloque pour se souvenir de ces précieuses expériences.

Lors de cette réunion, il y a cinq ans, on a constaté l’absence d’un regard porté sur les processus de production, de conception et de facturation de ces médias et sur l’exploration dans la continuité des objectifs de ces expériences novatrices. C’était le thème central de cette réunion du 1er septembre. Dans ce but, ont convergé à l’ABRA : les éditions sans aucun sens, Éditions*, Groupe la mamelle, les revues Réservoir, Garde-forestier, Cause, Terre nouvelle et les éditions La Guillotine inutile.

Plusieurs absences ont été regrettées ce jour-là, mais la réunion a été substantielle et animée.

Durant le dialogue, la relation entre les trajectoires personnelles et collectives a été visible, ainsi que la nécessité de donner vie à ces initiatives éditoriales, et comment elles deviennent ou non des facteurs catalytiques de la sociabilité existante. En ce sens, l’initiative du groupe La Mamelle, une fraternité d’humoristes graphiques qui, issus de la revue non officielle La rue du milieu, ont développé une trajectoire de groupe digne d’éloges qui les a menés au terrain de l’édition autonome. Cela a été une agréable surprise pour les participants.

D’autre part, le contraste entre les témoignages sur les problèmes de la revue Causa et le bon développement de la revue Réservoir a été utile pour voir comment la pratique de l’autonomie n’est pas une formule impersonnelle, comment elle garantit le développement de l’esprit d’autonomie et si elle est accompagnée par une volonté et une disposition à donner vie à un environnement fraternel prenant forme dans l’espace rédactionnel.

Réservoir est né d’une expérience concrète de sociabilité fraternelle et d’une action collective de récupération d’un espace historique à San Antonio de los Baños, une petite ville à l’ouest de la plaine de la Havane. Ce point de départ a permis aux animateurs et au groupe d’affinité de ce magazine de se doter d’une capacité qui n’a pas la nécessité de réunions fastidieuses et familiales pour organiser des rencontres, ces réunions qui font naufrager si souvent les meilleurs voyages.

Les animateurs de Cause ont proposé de recréer, par le biais d’une revue, une communauté d’action autonome en faveur de la ville de Guanabacoa, dans une zone où, ces derniers temps, il existait déjà de nombreuses initiatives ayant été neutralisées, cooptées, ou sont simplement mortes de dysfonctionnement. Remonter un courant défavorable comme celui-ci demande de la sensibilité, de la patience, de l’imagination, quelque chose de nécessaire aussi pour entreprendre un magazine, mais avec des applications spéciales à cette fin… Un fond d’expériences reste à l’horizon.

Un projet éditorial comme celui des éditions Sans aucun sens a montré toute la plénitude des potentialités qu’il contient, avec une facture cartonnière sobre qui existe dans le contexte créatif du théâtre cubain. Un théâtre qui a été très dépendant des intérêts et des priorités du Conseil national des arts du spectacle et des éditions Alarcos. Dans ce cas, les éditions Sin Sentido propose une action qui ne demande pas la permission ou les droits à des opérateurs d’un monopole éditorial, mais qui exerce le pouvoir que contient le désir de ses auteurs, mettant en pratique la légitimité permanente que possède l’esprit d’autonomie.

Le même esprit s’est manifesté dans la présentation dédiée à Ediciones* qui a réalisé, avec Poires de l’orme, la réédition de l’essai manifeste Le nouvel art de faire des livres (1974) de ce créateur iconoclaste, aussi tenace qu’inclassable, appelé Ulises Carrión (Veracruz, 1941-Amsterdam, 1989). Impliqué dans divers mouvements artistiques dans les années 70 et 80, Ulises propose une visionnaire et incitative dénaturalisation du livre comme médium, qui n’a jamais été publiée à Cuba. Le travail réalisé par Ediciones* et Poires de l’orme est d’une soigneuse sobriété, qui se déploie sur la texture originale de la matière lors de sa publication dans le prestigieux magazine Plural animé par Octavio Paz, mettant en pratique ses principes de « mélange de sensoriel avec imagination, supports et styles »pour « explorer de nouvelles pratiques rédactionnelles collaboratives ».

Sous l’impulsion de l’héritage anarchiste laissé par Ulises Carrión a été présenté le journal Terre nouvelle, le premier espace d’expression anarchiste imprimé circulant à La Havane après de longues décennies de silence sur toutes les tendances ayant des idées anti-autoritaires à Cuba. Au cours de leurs cinq années d’existence intermittente, les fondateurs de Terre nouvelle ont eu très peu conscience des possibilités d’amener l’esprit anarchiste dans le processus de production de ce matériau. Dans une large mesure, le journal a reproduit la tension habituelle entre le contenu et la forme, mais des rencontres comme celle-ci nous font prendre conscience de cette relation, de sorte que l’anarchie n’est pas seulement une intrigue textuelle mais aussi une tessiture et une disposition générale de l’espace imprimé, afin d’atteindre la fructueuse et possible confluence entre poésie et anarchie.

Le bulletin Le Garde-forestier a été présenté par l’un de ses responsables, rendant compte de l’importance d’un média autonome comme celui-ci dans une société où il n’existe pratiquement pas de véritable mouvement environnemental, ni d’initiative éditoriale qui corresponde. Le Garde-forestier est une initiative étrangère aux manœuvres officielles de la « société civile socialistes » qui ne parlent d’écologie que pour les événements internationaux. Il s’agit d’un mouvement écologiste qui puisse rendre compte, documenter, poursuivre et dénoncer les agressions contre l’environnement que mènent de multiples acteurs sur l’île, et qui augmentera avec les progrès de la délétère « mise à jour du modèle économique cubain ».

C’est dans le feu de ce dialogue que s’est posée la question de savoir comment Le Garde-forestier, dans son propre processus de production, pourrait adopter une perspective environnementale, afin que nos médias ne soient pas seulement des porte-parole, des promoteurs d’idées que d’autres réalisent. C’est l’une des nombreuses procédures désastreuses avec lesquelles les partis politiques et autres organisations autoritaires opèrent, mais que dans l’esprit même de réalisation de nos éditions autonomes soient contenus les buts qui nous animent et le mode de vie que nous voulons, un défi concret et phénoménal que nous avons devant nous tous ceux qui ne veulent pas vivre la normalité malade dans laquelle nous vivons.

Mario G. Castillo Santana

Traduction : Daniel Pinós

1. Une édition cartonnière est faite d’un livre, une pièce unique. Depuis 2009, les « meninas cartoneras » récupèrent toutes sortes de papiers pour donner vie à une littérature artisanale, originale et accessible à tous. Ce concept né en Argentine  prend aujourd’hui son envol en Europe.


Enrique   |  Actualité, Culture, Politique, Écologie   |  10 31st, 2018    |