Comment la société cubaine gère la crise du COVID-19

Cuba est l’un des derniers pays du bloc socialiste dont le régime est encore en place. Si la vie sur l’île donne parfois l’impression de s’être figée dans le temps, il serait faux de penser que rien n’a changé. De la révolution contre le dictateur Batista au rapprochement opportuniste vers le « communisme » de l’Union soviétique, de la transition d’un capitalisme d’État à l’ouverture du pays à l’économie de marché, le régime a souvent dû se métamorphoser pour se maintenir. Cette ouverture signerait selon nombre d’observateurs, la fin – s’il existait encore – de l’idéal révolutionnaire, du moins, d’une tentative de faire un pas de côté avec le capitalisme mondialisé tel qu’on le connaît.

Reportage [1/3]

Afin d’éviter les généralisations hâtives et les jugements à l’emporte-pièce, nous proposons de prendre le temps de revenir sur trois aspects de l’histoire et de la situation cubaine qui nous semblent éclairants et que nous développerons dans une série de trois articles. Tout d’abord, la gestion de crise cubaine et notamment celle du coronavirus. Ce la nous semble d’autant plus intéressant que de la Chine à la France, des zapatistes aux États-Unis, nous avons pu voir que la gestion d’une crise sanitaire n’était pas du tout neutre et prolongeait le plus souvent des lignes idéologiques particulières jusqu’à revêtir des formes extrêmement différentes. S’il s’agit pour chaque pouvoir local d’endiguer l’épidémie, il s’agit aussi de démontrer à sa population ainsi qu’éventuellement aux autres pays, que l’on est en mesure de faire face à la crise.
Dans un second article, nous proposerons une brève histoire de l’homosexualité à Cuba, des tensions et des conflits en cours comme à venir autour de cette question. Enfin, nous publierons un entretien avec Pablo, ami et militant anarchiste, membre du seul local libertaire du pays, perdu au beau milieu de la plus grande ville des Caraïbes.

CE QUE LA GESTION CUBAINE DE LA CRISE APPREND

D’un côté, il y a ce désir tenace de participer à l’effondrement du monde actuel, de notre système, du règne de l’Économie. Nombre de révolutionnaires, qu’ils soient rêveurs, scientifiques, théoriciens ou simplement pragmatiques, imaginent les imbrications techniques, logistiques, matérielles et sociales que la fin de la normalité que l’on connaît implique. Comment vivre mieux une fois défait du capitalisme, de sa consommation, de sa production mondialisée, de la dépendance dans laquelle il a plongé chacun des territoires de la planète ? Quels choix devrons-nous faire pour éviter que ce soit la famine ou le chaos ? Quels savoirs sont nécessaires pour arriver à nos fins ? Ce jeu de prédiction peut être tout aussi enthousiasmant que vertigineux.

D’un autre côté, il y a l’état réel du monde, et l’usage que l’humain en fait actuellement, pillant de manière illimitée des ressources limitées. Le pétrole en est un exemple. Nous allons vider en un siècle ou deux les réserves de cet or noir qui ont mis des millénaires à se constituer. Alors que nous allons nous approcher du fameux pic pétrolier (ou plateau ondulé, qu’importe ?), notre vie toute entière reste dépendante de son extraction et de son approvisionnement, que ce soit pour se déplacer, construire, se chauffer, s’habiller, se nourrir et pour produire de l’électricité. De plus, nous nous en rendons désormais compte, la mondialisation, la pollution, la déforestation, l’assèchement des sols et toutes les autres conséquences de notre mode de vie et de notre mode de production dérèglent les cycles de la nature et provoquent des bouleversements qui vont s’accélérer, s’intensifier, dégénérer. Le coronavirus en est un exemple éloquent.

Cuba, de par sa situation géographique et géopolitique, de par son histoire, est, malgré elle, un des rares exemples toujours d’actualité d’un pays qui cherche à se dissocier du capitalisme tel que nous le connaissons. En plus de subir régulièrement l’assaut des tremblements de terre, des ouragans, des tornades et des moustiques tigres, typiques de la zone caribéenne dans laquelle elle se trouve, l’île doit faire face à un embargo économique, commercial et financier depuis 1962, orchestré par la première puissance mondiale. Elle a dû réinventer tout son fonctionnement après la soudaine chute de son grand allié, l’URSS, en 1991. C’est justement parce que l’île dite socialiste se trouve au carrefour entre ces différents points (critique de l’hégémonie du capitalisme, difficulté à importer les ressources essentielles, sujette aux catastrophes naturelles) qu’il y a un intérêt à nous attarder sur son cas. Malgré toutes les critiques légitimes que l’on pourrait adresser à cette expérience révolutionnaire, la capacité de résilience de son appareil politique et de sa population mérite amplement que nous y regardions de plus près.

QUELQUES ASPECTS DE LA CAPACITÉ D’ADAPTATION DE LA SOCIÉTÉ CUBAINE

Cuba est une terre pleine de paradoxes et d’anachronismes. C’est un des premiers territoires découverts par Christophe Colomb et le dernier du continent à arracher son indépendance à l’Espagne. Quand la prohibition faisait rage chez son grand voisin, Cuba devenait un bordel aux mains de la Cosa Nostra et pour le plus grand plaisir de la jet set états-unienne. Pour lutter contre les inégalités, le racisme et pour mettre en place la répartition des terres et la nationalisation des grandes entreprises, il a fallu qu’un blanc, fils de grand propriétaire comme Fidel Castro chasse Fulgencio Batista, un dictateur métis, soutenu dans le passé par le Parti Communiste Cubain et ancien travailleur dans les plantations de canne à sucre. Alors que la petite île socialiste est constamment menacée par une invasion états-unienne, Cuba multiplie les offensives de grande envergure, intervenant directement militairement (en Angola pour repousser l’invasion sud-africaine, ce qui précipita la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, en Éthiopie, en Syrie, au Congo) et soutenant discrètement les guérillas communistes et de libération (Algérie, Venezuela, Bolivie, Nicaragua, Panama, République Dominicaine). Elle a eu pour ministre de l’Économie un Che Guevara qui rêvait d’abolir l’argent et elle est aujourd’hui le seul pays au monde à vivre avec deux monnaies officielles. Mais toutes ces invraisemblances qui rendent Cuba si fantaisiste ont toujours une raison. Derrière les apparences les plus futiles se cache le poids de l’histoire et de la politique. Le folklorique parc automobile cubain a autant l’utilité aujourd’hui d’amuser les flots de touristes étrangers qui ne se lassent pas de les prendre en photo, que de servir de marqueur historique des différentes alliances géopolitiques du pays insulaire (les américaines qui datent d’avant la révolution, les Lada et autre Moskvitch pendant l’ère soviétique, et des européennes et des asiatiques lorsque l’embargo se desserre un peu).

Mais prenons le temps de reprendre dans l’ordre. En 1962, en réponse aux nationalisations d’entreprises américaines et pour contrer la direction communiste que prend le régime cubain, l’Organisation des États Américains exclut Cuba. Les relations commerciales, diplomatiques et aériennes sont coupées avec la quasi-totalité du continent. Le président Kennedy met en place un embargo économique, commercial et financier, afin de « provoquer la faim et le désespoir » parmi le peuple cubain et ainsi le pousser à renverser son gouvernement. Cuba, dont les importations venaient pour 70% des États-Unis et qui leur vendait également 70% de ses exportations, doit réinventer toute son économie. Assez rapidement, elle voit son salut dans un rapprochement avec l’URSS. L’accord est simple. Cuba envoie tout son sucre et en proportion plus faible, son nickel, ses agrumes et ses poissons, et en échange, l’Union soviétique lui exporte toutes les ressources nécessaires (nourritures, machines, voitures, pétrole, etc.) et lui verse une somme d’argent importante, quitte à mettre en difficulté sa propre économie. En 1972, Cuba rejoint même le CAEM, le Conseil d’Assistance Economique Mutuelle, une organisation d’entraide économique entre les pays communistes. Moscou a représenté jusqu’à 70% du commerce extérieur cubain. C’est si conséquent que jusqu’en 1986, la principale rentrée d’argent pour Cuba n’est pas tant sa propre production de sucre ou de nickel, mais la revente du pétrole soviétique que l’île économise et réexporte. Pour l’URSS, l’enjeu géopolitique d’avoir dans son giron l’île réfractaire, située à moins de 200 kilomètres des côtes de la Floride est si important, qu’elle a tout intérêt à augmenter la dépendance de Cuba, quitte à se montrer extrêmement généreuse. Cela permet au peuple cubain de vivre une période de vache grasse et au pays de se développer rapidement. Si nous prenons l’exemple de l’agriculture, celle-ci se mécanise à toute vitesse. La monoculture de la canne à sucre est encouragée et on répand proportionnellement autant de pesticides et d’engrais qu’aux États-Unis. Comme pour le reste de l’économie, la production agricole est tournée vers l’exportation et les besoins alimentaires de la population sont assurés en grande partie par l’importation. L’autonomie alimentaire est donc très faible.

Suite à l’effondrement du bloc soviétique, l’île se retrouve non seulement isolée d’un point de vue géopolitique, mais aussi amputée d’une grande partie de son économie. Elle perd plus de la moitié de son approvisionnement en diesel et 80% [1] de l’essence, des pesticides, des fertilisants, qu’elle recevait. Son PIB chute de plus d’un tiers et les risques de famine sont bien présents. Du jour au lendemain, c’est tout le mode de vie cubain qui est bouleversé. Les transports sont paralysés par manque de carburant, les coupures d’électricité sont quotidiennes et durent plusieurs heures, les importations manquent, les magasins sont vides. Selon certaines estimations, durant cette période les cubains auraient perdu près de 9 kg en moyenne. Tout manque, il faut dans l’urgence tout réinventer. C’est ce que l’on appelle « la période spéciale en temps de paix ». Soit le pays s’écroule, soit il trouve des solutions. Pendant ces dix années longues et difficiles, Cuba va continuer à parier sur son système éducatif et à développer un système de santé et de laboratoires performant, afin de créer des médicaments en substitution de ceux que le pays ne peut plus importer, n’hésitant pas à allier savoir scientifique, plantes médicinales et savoir traditionnel. L’espérance de vie continue à progresser, flirtant aujourd’hui autour des 80 ans, dépassant celle des États-Unis. Les formations d’ingénieurs se multiplient, car il s’agit de réinventer des systèmes et des pièces de rechange pour continuer à faire tourner les industries prioritaires. Tous les pans de la société cubaine sont touchés. Un des domaines qui a connu des résultats surprenants, c’est l’agriculture.

La nécessité d’une plus grande autonomie alimentaire devient vitale. L’agriculture cubaine, qui était la plus industrialisée de l’Amérique du Sud avec ses milliers de tracteurs, doit réapprendre à utiliser les bêtes de trait, changer ses échelles de production et réduire le temps des journées de travail. A cela s’ajoute l’impossibilité d’importer des pesticides et des engrais chimiques. C’est ainsi qu’une part conséquente de la production agricole devient “biologique” et diversifiée, non pas par conviction mais par nécessité. Comme le rapportent bon nombre de témoignages : « soit on produisait bio, soit on mourrait de faim ». Le volume annuel de pesticides utilisés sur l’île est donc passé de 21 000 tonnes dans les années 80 à 1000 tonnes dans les années 2000.

On fait venir des ingénieurs étrangers qui, avec les agronomes cubains, mettent au point un système novateur, les organopónicos. Cette invention cubaine correspond à une agriculture urbaine divisée en parcelles qui prend place notamment sur les terrains à l’abandon. Ces parcelles, surélevées par rapport au sol, autorisent la culture sur terrain pollué. Chaque bande est entourée d’un muret, puis remplie de terre et progressivement enrichie en matière organique. Elle comporte des lignes de micro-irrigation posées à la surface des plantes cultivées. Deux autres types de cultures sont mises en place : les autoconsumos(jardins pour assurer l’autosuffisance des écoles, des lieux de travail, etc.) et leshuertas intensivas (jardins communautaires intensifs). Les fermes urbaines allient l’élevage d’animaux avec la culture de fruits et légumes ainsi que la plantation d’arbres, ce qui peut multiplier les rendements par 25. Ces associations variétales permettent la fertilisation par fixation d’azote, une protection contre des nuisibles et l’optimisation de l’espace tant aérien que racinaire. Au total, ce sont 3 500 hectares qui sont consacrés à l’agriculture urbaine dans La Havane et sa province. Ces jardins urbains installés dans chaque recoin oublié des villes ont permis d’éviter la famine. En effet, chaque potager se trouve proche d’une communauté. Les circuits sont courts, voire ultra-courts, ce qui permet de ne pas dépendre des véhicules et donc du carburant.

Comme souvent à Cuba, le premier effort vient de la population qui cherche à s’approprier ou à se réapproprier un savoir jugé nécessaire. Une fois que l’État se rend compte que cela fonctionne et que les rendements sont intéressants, il va chercher à institutionnaliser le concept en créant une série de mesures, de cadres et de programmes. L’agroécologie urbaine produit non seulement 1,5 million de tonnes de légumes biologiques soit 60% de la production nationale, mais aussi les plantes médicinales et celles à usage religieux. Ce chiffre est à relativiser puisque Cuba reste encore profondément dépendant et importe près de 80% de sa nourriture, principalement du riz et du poulet. De plus, il lui reste un nombre important de problèmes à résoudre, comme le fait d’avoir une terre minéralisée, souvent compacte et peu fertile, d’être entourée d’eau salée et donc d’avoir une salinité élevée, etc. Mais si nous résumons, le manque de pétrole a conduit à tendre vers une agriculture biologique, non désirée initialement, mais nécessaire. La plus faible utilisation de machines a réduit la densité des sols. Il a fallu redécouvrir ou réinventer des modes de production plus diversifiés au plus près des communautés. Ces combinaisons de plantes et de petites parcelles permettent d’éviter les maladies et les épidémies, et les productions sont conséquentes. Ces choix sont d’autant plus surprenants qu’ils sont en totale contradiction avec l’idéal industriel prôné par l’URSS et les pays communistes en général.

Il ne s’agit évidemment pas d’idéaliser l’exemple cubain qui a de multiples défauts et d’immenses lacunes que nous n’allons pas développer ici, mais cela témoigne d’une expérience de résilience nécessaire, du développement d’une certaine autonomie alimentaire, d’une réappropriation des savoirs et d’une expérimentation décisive qui, en temps de crise, a permis de ne pas sombrer dans la famine qui semblait inévitable. Si l’État planificateur a su prendre la mesure de l’urgence en favorisant des changements structurels, c’est aussi parce qu’une dynamique d’auto-organisation, faite de débrouille et d’entraide, montrait ses fruits.

D’autres exemples semblent intéressants, mais nécessiteraient qu’on s’y attarde plus conséquemment. On peut penser à la mécanique automobile, qui permet de garder en vie des voitures hors d’âge, ou encore la manière dont la population cubaine a réussi à contourner les difficultés d’accès à internet en mettant au point un intranet sur tout le territoire, en développant un système de paquete semanal (un térabit de contenu internet arrive par semaine clandestinement sur l’île, et par un réseau très organisé se répand dans tout le pays en points de vente. Les gens n’ont plus qu’à venir avec une clé USB et acheter à bas prix la part qui les intéresse), ou encore en utilisant massivement un VPN sur leur smartphone. La situation sanitaire en cours, à laquelle s’ajoutera probablement la crise économique, rend ces questions on ne peut plus actuelles pour Cuba et pour nos sociétés.

CUBA AVANT LE CORONAVIRUS

L’autonomie alimentaire et énergétique reste une thématique importante à Cuba. Régulièrement les autorités louent leurs avancées dans ce sens. Concernant les économies d’énergie, l’effort gouvernemental a surtout porté sur la fourniture d’ampoules électriques basse consommation ainsi qu’à un renouvellement de l’électroménager des familles cubaines, favorisant des appareils consommant moins. L’installation de panneaux photovoltaïques solaires pour des écoles, des hôpitaux, des centres communautaires dans les zones reculées reste minoritaire, mais continue à se diffuser. Régulièrement, des campagnes incitant à l’économie de l’électricité sont lancées. Mais les choix et les alliances géopolitiques prennent le pas sur ces tendances. Le pouvoir politique cherche constamment depuis les années 90 à diversifier ses partenaires pour échapper à la pression constante du blocus. À la fin des années 90, alors que la situation économique devient intenable, une aubaine va se présenter. Mais elle provoque de facto le retour vers un état de dépendance risqué. Il s’agit de l’élection en 1998 d’Hugo Chavez, à la tête du Venezuela, grand producteur et exportateur d’or noir. Ami de Fidel Castro, son pays va rapidement s’imposer comme un allié de choix pour Cuba. L’une des mesures les plus marquantes que les deux leaders vont prendre est la mise en place d’un programme comprenant l’envoi de milliers de médecins cubains pour soigner la population vénézuélienne en échange de dizaines de milliers de barils bon marché par jour pour l’île. Cet échange dure dans le temps et se prolonge après la mort d’Hugo Chavez. En effet, son successeur, Nicolás Maduro a été formé à l’école des cadres du Parti Communiste Cubain, destinée à préparer les futurs révolutionnaires du continent sud-américain. Il a reçu des cours de philosophie marxiste et d’économie politique, d’histoire de l’Amérique latine, des révolutions mexicaine et cubaine. Malgré la pression nationale et internationale toujours plus forte (les États-Unis offrent 15 millions de dollars pour son arrestation), il s’accroche au pouvoir et perpétue l’alliance avec son voisin dit socialiste.

Si Cuba est de nouveau dépendante d’un système économique fait d’échanges (les productions nationales sont exportées et les produits de première nécessité importés, ce qui implique le rôle central du transport et donc du pétrole), elle s’est depuis les années 2000 ouverte et diversifiée. Ses principales rentrées d’argent aujourd’hui proviennent des programmes d’entraide par l’envoi de médecins à l’étranger (cela rapporte 8 à 10 milliards de dollars par an), des remesas (l’argent que des Cubains, vivant à l’étranger, envoient à leur famille sur l’île) et du virage radical vers l’accueil du tourisme international (les entrées monétaires touristiques passent de 4 % en 1990, à 40 % en 2000). Alors que la situation économique et sociale s’était améliorée suite au desserrement du blocus sous les mandats de Barack Obama, tout s’est inversé depuis la prise de fonction de Donald Trump en 2016.

Concernant Cuba, ce dernier met en place une politique d’asphyxie. Il suspend la quasi-totalité des vols directs vers l’île, interdit les escales de bateaux de croisière et restreint les visas américains afin de limiter le tourisme. Il bloque le transport de pétrole vénézuélien, poursuit les entreprises internationales qui commercent avec le régime dit socialiste au nom de la fameuse loi Helms-Burton, et limite drastiquement les sommes pouvant être envoyées aux familles vivant à Cuba afin d’accentuer la crise économique et sociale. Une campagne à l’international est lancée pour inciter les pays à refuser la venue de médecins cubains. L’embargo en lui-même est amplifié. Sur place, la situation sociale devient plus difficile. Les queues s’allongent devant les magasins vendant des produits de première nécessité. Des pénuries de savon, de poulet, d’huile ou encore de bière se succèdent. Les rapports se tendent. Les jeunes générations principalement, fatiguent de la galère et aspirent à du changement et à une amélioration de leur niveau de vie. Les coupures d’électricité, bien que de courte durée, reprennent et rappellent les heures sombres des années 90. L’esprit révolutionnaire que tente continuellement d’invoquer le régime est de plus en plus mis à mal par l’influence culturelle occidentale. Celle-ci se diffuse via internet qui, petit à petit, se démocratise, et plus spécifiquement par les clips qui donnent l’impression que le capitalisme offre sa chance à tout le monde, surtout à ceux qui essayent, et nombre de jeunes ont faim d’essayer.

Le gouvernement a conscience qu’un faux pas pourrait être catastrophique pour sa pérennité et il sait aussi qu’il ne peut exiger plus de sacrifices à sa population. Pour répondre aux difficultés économiques, il annonce, en 2019, l’augmentation des salaires. Ces derniers sont parfois multipliés par trois. C’est évidemment une bonne nouvelle pour les Cubains, mais même triplés, ceux-ci restent faibles, car ils ne suffisent souvent pas pour vivre le mois entier. Nombreux sont ceux qui vivent d’un double salaire, de débrouille, du marché noir, du détournement de la production de son travail, etc. Les lendemains semblent incertains tant que le principal allié de Cuba, le Venezuela, sombre dans la crise politique, économique et sociale et tant que Donald Trump mène une politique agressive à l’encontre de ces deux pays. Actuellement, sous le prétexte d’une opération antidrogue de grande échelle, les États-Unis viennent de déclencher une opération militaire encore assez floue dans les eaux des Caraïbes, comprenant des navires de guerre, des avions de surveillance et des forces spéciales terrestres. La flottille se dirige vers le sud à proximité des côtes du Venezuela. C’est dans cette période de tension que la crise du coronavirus apparaît.

LA GESTION DE CRISE CUBAINE DU CORONAVIRUS

Le Covid-19 atteint Cuba le 13 mars 2020, par l’intermédiaire, a priori, de touristes italiens. Les chiffres officiels arrêtés à la date du 3 mai dénombrent 1668 cas avérés, 2543 personnes admises à l’hôpital dans le doute (ce qu’ils appellent en vigilance épidémiologique), 7000 personnes en observation à domicile, 876 malades guéris et 69 décès, pour une population dépassant légèrement les 11 millions d’habitants. Toutes les provinces sont touchées mais près de la moitié des cas signalés se concentrent à La Havane. À noter que 6158 prisonniers, sur 57 300 auraient bénéficié d’une libération anticipée, mais officiellement, aucun cas n’est pour l’instant recensé en prison.

Avant de parler de la situation nationale et des mesures gouvernementales prises, il faut revenir sur la manière dont est structuré le pays. Chaque pâté de maisons possède un CDR, un Comité de Défense de la Révolution, avec à sa tête, un président élu par les gens de sa rue. Ses missions sont aussi diverses que l’entretien de la voirie, la distribution des biens d’équipement, la collecte des produits recyclables dans le but de lutter contre la pénurie des matières premières, l’organisation des campagnes de vaccination et de dons de sang, la préparation des élections aux diverses assemblées, la surveillance des individus jugés « contre-révolutionnaires », ou encore, la mobilisation des citoyens lors des grandes manifestations. C’est donc une organisation populaire de masse, directement issue du peuple qui jalonne le territoire dans sa totalité, pour le pire et pour le meilleur. Depuis 1962, c’est-à-dire suite à la tentative avortée des États-Unis d’envahir Cuba dans la Baie des Cochons, il existe un système de Conseils qui s’activent lors de désastres naturels et en cas de guerre. Chaque groupe de 8 à 10 CDR forment un CDC, ou Conseil de Défense Civile qui peut prendre en cas de nécessité une forme militaire.

Le système de santé est structuré de manière semblable. Il repose sur les Médecins de Famille qui travaillent chacun pour 1 à 3 CDR, puis les polycliniques (hôpital de quartier qui englobe la quantité de personnes traitées par cent médecins de famille ou plus) et au-dessus se trouvent les hôpitaux et les Centres de Recherche et de Développement des Médicaments. Ce système se base sur la prévention, au plus près de la communauté. Les médecins de famille tiennent un registre de tous leurs patients, de leurs maladies et des consultations qu’ils ont effectué.

Pour affronter la pandémie, l’État a pris des mesures drastiques privilégiant la prévention, le traitement, l’isolement et l’information, et a procédé de manière échelonnée. En premier lieu, il a contrôlé les aéroports et placé dans des centres de quarantaine les contacts des premiers cas positifs (touristes italiens présents à Trinidad dans le centre du pays). Le fait de ne pas stopper le flux de voyageurs internationaux a provoqué une augmentation progressive du nombre de cas dans l’ensemble du pays. Le gouvernement a donc décidé le 20 mars de la fermeture partielle des frontières, permettant l’entrée au pays aux seuls résidents cubains. Ces derniers doivent rester 14 jours environ dans ces centres d’isolement. Les touristes restants sont placés à partir du 24 mars à l’isolement dans des hôtels. Dès le début de l’épidémie, des dépistages massifs sont mis en place.

La seconde étape dans laquelle se trouve toujours actuellement le pays a été de fermer les écoles, les institutions, les lieux qui ne sont pas liés à la santé, à la production et à la commercialisation de nourriture, à la production d’énergie et à ce qui est vital pour le maintien du pays. Des brigades d’étudiants en médecine arpentent les rues et effectuent des pesquisas casa por casa c’est-à-dire des enquêtes rue par rue, maison par maison, pour demander des nouvelles des familles et détecter au plus tôt de possibles symptômes. Ils distribuent au passage des produits homéopathiques censés renforcer les défenses immunitaires. Un système de pesquizador virtual est mis en place. Il est hérité des protocoles pour lutter contre la dengue. Il fonctionne via l’intranet actif sur l’ensemble du pays et permet à tout un chacun de contacter une structure de soin pour signaler un souci de santé. Un médecin se déplace alors à domicile. Les masques, la plupart du temps confectionnés artisanalement à la maison, sont obligatoires dans l’espace public. Le trafic interprovincial est interdit. Les personnes qui continuent de travailler, comme les médecins ont un système de taxis (qui étaient autrefois réservés aux touristes étrangers). Les factures d’électricité, d’eau et de téléphone sont suspendues. Ce n’est pas le cas de la téléphonie mobile ni du prix d’internet, très cher à Cuba, qui ont seulement un peu baissé, à certaines heures, comme de minuit à sept heures du matin.

Deux types de quarantaines sont établis selon la gravité de l’épidémie dans la zone. Dans les provinces les moins touchées, mais considérées comme zones de transmission locale (plus de trois cas dans un espace territorial réduit), la quarantaine est volontaire. Il est possible de se déplacer relativement en liberté jusqu’à 19h tant qu’il ne s’agit pas d’une activité récréative. L’accès aux plages est interdit. La police est chargée de contrôler les files d’attente devant les magasins et éviter que les gens déambulent, ce qui affecte le travail informel, très présent à Cuba. Les CDC sont activés. Cela signifie un contrôle strict des ressources à répartir dans la population, que les écoles et les lieux de divertissements deviennent des centres de quarantaine, et qu’un plus grand nombre d’aliments qu’en temps normal sont distribués via la libreta, le carnet d’approvisionnement qui permet à chaque Cubain d’avoir un minimum de produits de première nécessité tous les mois (riz, haricots ou pois, sucre, huile, œufs, pain, sel, allumettes, etc.). Ce n’est pas suffisant, mais cela permet d’éviter ou de limiter la dénutrition (toujours présente dans tant de pays sud-américains) ou la malnutrition (présente dans les pays nord-américains). Dans les parties les plus affectées, la quarantaine est obligatoire, les rues sont militarisées. Des distributions d’aliments et autres objets de première nécessité sont effectuées par des étudiants, du personnel médical et de la restauration, et par la police. Les lieux sont désinfectés et des enquêtes sanitaires sont mises en place.

Comme conséquences de l’épidémie, plusieurs problèmes s’imposent au pays. Cuba a perdu ses principales rentrées d’argent issues du tourisme, des exportations et des remesas. Comme partout la crise a révélé les difficultés déjà existantes. En l’occurrence ici, les problèmes de bureaucratie, de logistique, de dépendance au monde extérieur, de pénuries, etc., se sont aggravés. Les queues à l’entrée des magasins, déjà particulièrement longues en général, prennent des proportions impressionnantes et rendent difficile toute tentative de distanciation sociale. Si bien que des gens qui vivent du travail informel font en sorte d’être présents en premier, achètent les produits de première nécessité tant prisés et les revendent ensuite bien plus cher, à ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas attendre des heures. Le fait que les salaires aient baissé à 60% rend d’autant plus difficile la situation sociale des foyers. Les gens bien plus présents à la maison utilisent de fait plus d’électricité, et le pays a de grandes probabilités de connaître une crise énergétique dans les temps à venir, pour avoir consommé les réserves de combustibles des mois suivants.

La quarantaine dans tout le pays n’est pas possible dans le temps, ni pour l’État ni pour la population. Dans le contexte actuel, ces conditions ont révélé divers phénomènes avec lesquels chacun vivait de manière inconsciente depuis longtemps. Les inégalités entre les extrêmes sont toujours plus grandes. Les propriétaires de magasins, les dirigeants du gouvernement, les personnes qui travaillent dans le tourisme ou dans l’exportation ont de bien meilleures conditions pour rester à la maison. Pour les autres, il faut trouver des solutions aux carences économiques. Le travail informel se réinvente, du matériel médical est détourné, on assiste à des affrontements avec la police ce qui est un phénomène extrêmement rare sur l’île.

À la question de savoir si le régime va sortir de la crise sanitaire renforcé ou non, il est difficile de répondre, car il s’agit d’une ligne extrêmement fine entre un bénéfice pour l’État et un désastre possible. La valorisation du système de santé gratuit et de qualité est une rengaine adressée au peuple cubain qui a parfois tendance à s’en lasser. La crise actuelle remet au goût du jour sa valeur et son importance. Les gens ont le sentiment que la situation est sous contrôle. Concernant les difficultés économiques, la faute est toujours attribuée au blocus nord-américain. S’il y a une constante instrumentalisation de l’embargo qui permet de passer sous silence les erreurs du régime, il faut admettre que le blocus a des conséquences dramatiques. Dernier exemple en date, des quantités importantes d’aides financières, de matériel médical, de respirateurs et de ventilateurs n’ont pu être acheminés de Suisse et de Chine jusqu’à l’île caribéenne par peur de poursuites. Le discours des autorités cubaines est qu’elles ne peuvent rien contre cette injustice et qu’elles font ce qu’elles peuvent. Cela permet de valoriser d’autant plus les efforts fournis et les résultats annoncés. C’est la technique pour regagner la confiance de la population et pour rétablir dans l’imaginaire l’importance de la gestion par l’État comme bienfaiteur pour les masses. Mais la crise sociale, alimentaire et énergétique à venir risque de mettre en danger le régime et plus généralement la population cubaine, elle-même.

Géopolitiquement, Cuba sort pour l’instant grandie de cette situation. Cela faisait des mois que sa stratégie de healthwashing qui consiste à envoyer des médecins dans le monde entier, pour améliorer son image et faire rentrer de l’argent, était mise à mal. Les États-Unis sont à l’origine d’une grande campagne de disqualification à l’encontre de ces coopérations médicales. La vague récente de la droite et de l’extrême droite en Amérique du Sud a favorisé l’isolement de Cuba sur cette scène. Bolsonaro a, dès son arrivée au pouvoir, renvoyé dans leur pays plus de 8 000 médecins cubains qui officiaient généralement dans les zones reculées, périphériques ou indigènes. Jeanine Áñez, présidente par intérim de la Bolivie, a fait de même après la chute d’Evo Morales, tout comme l’Équateur et l’Argentine. Depuis l’apparition du virus, des médecins cubains sont intervenus dès février en Chine et dès mars en Italie. Par la suite, ils ont été envoyés au Venezuela, au Nicaragua, en Afrique du Sud, dans certains pays caribéens (Jamaïque, Grenade, Antigua-et-Barbuda, Dominique, Sainte-Lucie, Saint-Vincent-et-les-Grenadines) et dans plusieurs départements d’outre-mer français (Guadeloupe, Martinique, Guyane, Saint-Pierre-et-Miquelon). La crise humanitaire actuelle, le savoir-faire cubain, la qualité de ses médecins, sa disposition à collaborer avec les autres pays ont permis de rétablir en bonne partie les ressources économiques relatives à cette coopération et le prestige politique qui en résulte. La comparaison avec la gestion de crise de son grand voisin et ennemi de toujours n’en est que plus tranchante. Le plateau de l’épidémie sur l’île est prévu dans les deux semaines. Suite à cela, la nécessité de penser l’autonomie ne sera que renforcée.

Les capacités d’adaptation nous ont particulièrement intéressés à Cuba, car elles passent par une redécouverte de l’autonomie, de l’auto-organisation, de l’expérimentation, par un autre rapport à la nature, et par une remise en question des politiques et des stratégies menées par le gouvernement. Il ne s’agit pas de surestimer ces mouvements. Ils restent minoritaires et bien souvent récupérés par les autorités. Cependant, dans notre contexte, la situation de Cuba et ces expériences servent de révélateurs d’un grand nombre de problèmes qui s’imposent à nous. Les crises qui touchent l’île nous donnent un aperçu des difficultés qu’auront à affronter les sociétés actuelles avec l’épuisement des ressources énergétiques, ainsi que celles qui s’imposeront à une situation révolutionnaire suite à la disparition du système capitaliste. Les difficultés vertigineuses que cela suppose ne doivent pas nous empêcher de prendre au sérieux ces questions. C’est, au contraire, on ne peut plus nécessaire de libérer notre imaginaire, de développer nos savoirs et de construire dès à présent des manières de vivre collectives plus désirables. Les crises à venir ont ceci en commun avec toute perspective révolutionnaire qu’elles nécessitent de repenser de fond en comble l’organisation du monde dans lequel nous vivons.

paru dans lundimatin#242, le 11 mai 2020

[1] Les différents chiffres invoqués varient parfois selon les études (et surtout selon l’orientation de l’étude). Pour ne pas rentrer dans un débat stérile, on suggère simplement de ne pas toujours les prendre à la virgule près, mais comme des révélateurs d’échelles et de tendances.


Enrique   |  Actualité, Politique, Société   |  05 11th, 2020    |