« ¡Tierra! » et l’internationalisation de l’anarchisme cubain (1902-1915)

Dans le texte ci-dessous (1), Amparo Sánchez Cobos raconte l’histoire de « ¡Tierra! », le plus important organe de presse que le mouvement libertaire cubain fit paraître dans les premières années du XXe siècle, dévoilant par là même un pan de l’histoire ouvrière de ce pays, grandement marquée durant cette période par la pensée anarchiste.

« La presse est gloire et boue
la presse lave et éclabousse,
la presse est une boutique
où tout est à vendre. »
« ¡Tierra! », « Cantar », 27 décembre 1902

Introduction
Au milieu de l’année 1913, le consul d’Espagne à Santiago de Cuba écrivait au ministre d’État pour l’avertir de l’expansion notable de l’anarchisme dans la province orientale de l’île, comme en témoigne l’importante diffusion des « pamphlets libertaires vendus dans ces centres les jours de paye » (2). De fait, la diffusion de la presse libertaire était devenue un problème pour le diplomate et, pour contrecarrer son influence, il décida de demander à la société Jaraguá Iron qui exploitait les mines d’Ocaña, à Firmeza, de répertorier cinq des journaux espagnols les plus diffusés sur l’île dans les différentes pensions où vivaient ses ouvriers (3). Les pressions du consul entreprises pour arrêter la diffusion de la presse anarchiste dans la région ne s’est pas arrêtée là, puisque peu après l’hebdomadaire ¡Tierra! de La Havane reçut une lettre d’un des ouvriers de l’entreprise, Francisco V. Arce, dénonçant les conditions effroyables dans lesquelles ils travaillaient et l’arbitraire dont ils étaient victimes, l’un des derniers exemples ayant été le licenciement des principaux abonnés des journaux anarchistes, les frères espagnols Marcelino et Manuel Baranga, ainsi que huit autres travailleurs des mines dont le « crime » était de lire ces publications (4).
Cette situation, qui n’est nullement unique dans le contexte cubain des premières décennies du XXe siècle, rend compte du développement de l’anarchisme sur l’île, tout en nous renseignant sur le rôle important qu’y a joué la presse libertaire. L’anarchisme est arrivé à Cuba à la fin des années 1870, lorsque la plus grande île des Antilles était encore une colonie espagnole, et ce fut par le biais de quelques militants qui débarquèrent sur l’île, mais surtout par les liens que ceux-ci établirent avec les travailleurs d’Espagne grâce à l’envoi de la presse anarchiste de la Péninsule, principalement depuis Barcelone. Grâce à ces liens, l’anarchisme s’est développé à Cuba au cours des dernières décennies du XIXe siècle, bien qu’il se soit d’abord limité à La Havane et à ses environs, principalement auprès des travailleurs de l’industrie du tabac (5). Dès lors, ces liens furent de plus en plus forts et jamais rompus, même durant la guerre d’indépendance (6).
Comme nous l’avons analysé dans d’autres ouvrages, dans les premières décennies de la république l’anarchisme est devenu le courant majoritaire parmi les travailleurs de Cuba (7). Les mots du consul d’Espagne en sont le reflet. Dans cette nouvelle étape de réorganisation et de formation du mouvement ouvrier cubain, les militants et la presse furent ses principaux moteurs de diffusion et de développement, et ce qui ressort par rapport à l’époque coloniale est que, en très peu de temps, ce courant a transcendé non seulement les limites de La Havane, en s’étendant à toute l’île et aux secteurs productifs, mais aussi les frontières cubaines elles-mêmes.
Dans les lignes qui suivent, nous nous attacherons à analyser le rôle joué par le journal anarchiste ¡Tierra! publié à La Havane entre 1902 et 1915, pour relier les travailleurs de l’île au reste de la communauté ouvrière du monde atlantique, puisque cet hebdomadaire a été fondamental dans la projection internationale de l’anarchisme cubain au début du siècle. Pour ce faire, nous examinerons, en premier lieu, la trajectoire des militants qui furent à l’origine de son équipe éditoriale, en mettant en évidence les déplacements de certains d’entre eux entre l’Europe et l’Amérique ; et, en second lieu, les points de distribution et de vente de l’hebdomadaire dans d’autres pays, car ces deux facteurs ont favorisé la création de réseaux transfrontaliers qui ont permis l’extension des liens et des connexions de l’anarchisme cubain des deux côtés de l’océan.

« ¡Tierra! » et les militants intermédiaires : les éditeurs
¡Tierra! journal hebdomadaire publie son premier numéro le 5 juillet 1902 et ne cesse d’être édité jusqu’au début de 1915. Pendant ces plus de douze années, il n’a pratiquement pas vu sa parution interrompue, ces interruptions étant due la plupart du temps à des problèmes financiers et, dans une moindre mesure, à des interdictions dont il fut victime dans le cadre d’affaires juridiques. Cette régularité en a fait l’une des principales tribunes d’expression des anarchistes cubains au cours de la première décennie de la République. En outre, il a fonctionné comme un élément vertébrant pour les groupes et les publications anarchistes dans le reste de l’île. Le fait qu’il s’agissait d’un hebdomadaire publié à La Havane aide à comprendre son « succès », surtout si on le compare à d’autres journaux anarchistes qui à la même époque ont eu des difficultés à survivre et ont fini par avoir une vie éphémère (8). Comme l’ont reconnu Martínez Fortún et José Andrés : « La vie des journaux de l’intérieur devient chaque jour plus difficile pour de nombreuses raisons : le peu d’aide et d’importance que les habitants accordent au journal local, la cherté du papier et de la main-d’œuvre, le manque d’idéaux politiques parmi les classes populaires qui existaient avant la guerre de 1895, le manque de sérieux de certaines publications et le formidable développement de la presse de la capitale qui, telle une pieuvre étouffante, noie la presse provinciale » (9).
En vérité, l’hebdomadaire de La Havane réussit à devenir l’un des plus importants journaux anarchistes, et pas seulement sur l’île : dans la zone des Caraïbes, il a servi de presse locale dans des endroits comme le Panama ou Porto Rico, où il n’y avait pas de publications propres, tout en devenant un élément de liaison pour les travailleurs d’Europe et d’Amérique (10). Sa projection internationale fut reconnue en 1917 par l’écrivain cubain et leader ouvrier réformiste Carlos Loveira, pour qui ¡Tierra! était devenue une « publication de grand renom dans le mouvement ouvrier révolutionnaire de toutes les langues, races et pays » (11). Et pour l’expliquer, il évoqua précisément le rôle joué par les hommes qui composaient son équipe de rédaction.
Qui étaient les éditeurs de ¡Tierra! ? Nous utilisons ici le le mot « éditeur » dans son sens le plus large, car les éditeurs de ¡Tierra! étaient responsables de tout ce qui était publié dans ses pages, même s’ils n’étaient pas les auteurs de tous les articles, et ils ont donc opéré un travail de tri et de sélection qui nous renseigne sur le rôle qu’ils ont joué dans la diffusion de certaines nouvelles ou d’autres.
Comme cela se passait dans la plupart des publications anarchistes, ¡Tierra!était un journal fait pour les travailleurs, mais aussi par les travailleurs. Loin de la figure habituelle du journaliste, tous les membres de sa rédaction, ainsi que ceux qui ont servi de correspondants et de collaborateurs hors de La Havane, étaient des travailleurs de divers métiers – principalement des secteurs du tabac et du commerce, mais aussi des menuisiers, des journaliers ou des cordonniers, parmi tant d’autres – qui devenaient rédacteurs et journalistes pendant leur temps libre. Tous, loin de chercher à tirer profit de la vente du journal, y ont participé de manière altruiste, consacrant la plupart de leur temps libre à sa confection et à sa distribution. Certains l’ont fait depuis l’étranger également : « Ici, tout travailleur qui souhaite améliorer sa propre condition et celle de ses semblables en montrant la voie de cette amélioration est rédacteur de ce journal, et tout homme aux sentiments généreux et amoureux de la vraie liberté et de l’égalité pour cette humanité asservie et humiliée a également un poste de rédacteur dans notre hebdomadaire […]. Certains de nos rédacteurs sont à Londres, d’autres en France, d’autres encore au Mexique et dans d’autres pays de cette malheureuse planète » (12).
L’examen de l’équipe humaine qui a rempli les pages de ¡Tierra! nous amène à établir les premiers points de connexion de l’hebdomadaire avec le monde extérieur dès sa mise en circulation : l’Espagne et les États-Unis, principalement.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, après l’émancipation de Cuba de l’empire colonial espagnol en 1898 et jusqu’aux années 1930, un important contingent d’immigrants espagnols est arrivé sur l’île, qui, dans ces décennies, alla jusqu’à représenter 10% de la population totale (13). Bien que beaucoup de ces immigrants entrèrent en contact avec l’idéologie libertaire dans l’île, certains militants étaient également venus avec eux depuis la péninsule Ibérique (et d’autres lieux, comme nous le verrons plus loin) pour soutenir l’expansion de l’anarchisme et l’organisation des travailleurs. C’est pourquoi on les retrouve dans la plupart des activités que les libertaires ont mises en place, y compris l’hebdomadaire de La Havane lui-même. Ce type d’anarchistes est ce que l’historienne française Constance Bantman a appelé « les intermédiaires militants » qui, imprégnés de l’esprit internationaliste caractérisant les adeptes de ce mouvement et profitant des liens qui les unissaient aux libertaires d’autres pays, devenaient à leur tour un lien entre des régions très différentes (14).
La première équipe de rédaction de ¡Tierra! était composée principalement de Cubains, bien que nous y ayons également trouvé une présence espagnole. Son premier directeur fut Feliciano Prieto, un travailleur du secteur du tabac, et parmi les membres de son comité de rédaction figuraient Juan Aller, Arturo Juvanet, Bernabé Ugarte, Oscar Martínez, Andrés Castillo et Manuel Martínez Abello (15). La plupart d’entre eux étaient des travailleurs du secteur du tabac. Dans le cas qui nous occupe, Feliciano Prieto et Manuel Martínez Abello se distinguent. Tous deux ont eu une longue trajectoire liée à la presse anarchiste car ils avaient fait partie de la rédaction d’El Despertar à New York (Martínez Abello en avait été l’administrateur pendant un certain temps), premier journal anarchiste hispanophone publié dans cette ville entre 1891 et 1902, et avaient été en contact avec les communautés d’anarchistes cubains, espagnols et italiens formées aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. Cette expérience a pu influencer, pensons-nous, la décision de créer l’hebdomadaire de La Havane.
Les Catalans Pedro Soteras et Rafael Cusidó i Baró, deux militants ayant une longue histoire, en l’occurrence en Espagne, ont également participé à la fondation de ¡Tierra! Tous deux étaient arrivés à Cuba pour fuir la répression contre les travailleurs de Barcelone à la fin du XIXe siècle, surtout après les événements de la rue Cambios Nuevos* en 1896. Soteras fut arrêté et emprisonné après avoir participé à une réunion nocturne tenue dans le quartier de Sans le 4 septembre 1898 (16). Cusidó, pour sa part, est allé en prison en 1896 pour avoir participé aux réunions que les anarchistes de Barcelone tenaient au café La Esperanza, dans le quartier de Gracia, accusé d’avoir collecté des fonds pour fabriquer des explosifs (17). Tous deux étaient arrivés sur l’île à la fin du XIXe siècle grâce à l’amnistie accordée par le gouvernement aux dirigeants ouvriers emprisonnés après le « procès de Montjuic ». Une pression internationale intense amena les autorités espagnoles à réviser le procès et de nombreux anarchistes encore emprisonnés virent leur peine commuée à la condition de quitter le pays. Ceux qui choisirent la plus grande île des Antilles pour s’exiler reçurent le soutien de leurs camarades cubains qui lancèrent une souscription dans les pages du journal libertaire Nuevo Ideal pour couvrir les frais de voyage (18). Avec Soteras et Cusidó i Baró, Antonio Costas, Juan Casanova i Villa del Prat et Lorenzo Serra, entre autres, se sont installés à Cuba.
Dès le début, ¡Tierra! a également compté sur la collaboration d’autres anarchistes espagnols connus dans la communauté libertaire, comme José Guardiola et Domingo Mir Durich, qui bien que ne faisant pas partie de la rédaction elle-même ont joué un rôle important en tant que distributeurs dans la capitale cubaine. Mir Durich était originaire de Lerida et avait été poursuivi en Espagne pour avoir été lié à l’attentat contre Paulino Pallás à Barcelone en 1893, bien qu’il purgeât à l’époque une peine de prison pour avoir participé à un rassemblement d’étudiants. Malgré cela, il fut condamné à la prison à vie à Ceuta, où il entra en relation avec des prisonniers cubains également détenus dans cette prison africaine. Après un certain temps, il fut envoyé à Montjuic. Comme Cusidó et Soteras, Mir Durich fut gracié par le gouvernement espagnol et, grâce à la collecte organisée par El Nuevo Ideal, il put embarquer pour Cuba (19).
Au cours de ces premières années, deux autres anarchistes espagnols, Adrián del Valle (catalan) et Luis Barcia (du nord de la Péninsule), qui étaient arrivés à Cuba en 1899, venant des États-Unis, ont également collaboré étroitement à ¡Tierra! Leur travail a été fondamental pour le soutien au journal, mais aussi pour le renforcement des liens extérieurs, notamment avec le pays nord-américain. Il s’agissait de deux militants qui étaient bien connus dans la communauté libertaire depuis qu’ils s’y étaient installés au début des années 1890. Barcia, qui était étroitement lié aux travailleurs du tabac de New York, avait dirigé et édité El Despertar, avec les Cubains Manuel Martínez Abello et Feliciano Prieto, et avait été en contact direct avec José Martí, soutenant l’indépendance de l’île. Adrián del Valle, également connu sous son pseudonyme Palmiro de Lidia, avait un passé anarchiste à Barcelone en tant que membre du groupe Benevento (auquel appartenait également l’anarchiste catalan Pedro Esteve [20]) et, étant lié aux actes commis par les anarchistes de Barcelone, il dut émigrer en 1892 aux États-Unis, où il entra rapidement en contact avec Luis Barcia.
Ces anarchistes, Barcia, Del Valle et Esteve, ainsi que le Cubain José Cayetano Campos (qui avait été un collaborateur actif du journal barcelonais El Productor et avait donc entretenu une relation étroite avec ces deux derniers), se sont rapidement distingués comme promoteurs et collaborateurs d’El Despertar et d’un autre des journaux anarchistes publiés à New York, Cultura Obrera, ainsi que d’El Esclavo, journal ouvrier hebdomadaire, publié à Tampa depuis la mi-1894. Tous, comme beaucoup d’autres anarchistes, firent de la presse leur principal moyen de lutte.
C’est pourquoi nous pensons que l’expérience antérieure de Del Valle a également dû influencer sa décision de créer, dès son installation à Cuba en 1899, le premier journal anarchiste fondé après l’indépendance : El Nuevo Ideal. Sous sa direction et avec l’étroite participation de Luis Barcia, l’hebdomadaire est sorti pendant un peu plus d’un an et demi jusqu’à ce qu’ils décident de le transformer en Nuevo Ideal. Revista de Sociología, Artes y Letras [« Nouvel Idéal. Revue de sociologie, arts et lettres »], qui survécut jusqu’en 1902. Ces deux publications ont joué un rôle fondamental dans la réorganisation du mouvement ouvrier cubain pendant les années de la première intervention nord-américaine (1899-1902) et ont jeté les bases des relations transfrontalières qui allaient se développer par la suite. Parmi ses collaborateurs, on trouve des noms internationalement connus comme Anselmo Lorenzo et Federico Urales, qui envoyaient des textes depuis l’Espagne, Fernando Tárrida del Mármol de Londres et José Cayetano Campos de New York. En outre, Del Valle a mis l’accent sur la mise en relation des travailleurs cubains avec leurs camarades de l’étranger par le biais de diverses activités. Parmi elles, la visite d’Errico Malatesta en 1900 se distingue. L’anarchiste italien est arrivé à Cuba depuis Patterson, dans le New Jersey, à la fin du mois de février pour donner plusieurs conférences au Centre général des ouvriers de La Havane et dans la ville de Regla, auxquelles assista un public nombreux. Aussi les autorités décidèrent-elles d’attirer son attention sur le fait qu’il était surveillé et que dans ses discours il ne devait pas mentionner le mot « anarchie ». En plus des conférences, Malastesta fournit quelques articles pour El Nuevo Ideal. Malgré les efforts de del Valle auprès du gouverneur civil, le général Emilio Núñez, l’interdiction de séjour ne fut pas levée et l’Italien est retourné aux États-Unis fin mars (21).
Ainsi, des réseaux anarchistes se sont formés depuis l’époque coloniale autour de ces militants pionniers qui, après l’indépendance, formèrent (avec d’autres anarchistes, bien sûr) une sorte de noyau à partir duquel se renforcèrent les liens avec les camarades des États-Unis et d’Espagne principalement. Pendant les premières années de vie de ¡Tierra!, ces liens ont continué à se renforcer grâce à l’échange constant d’informations et à l’envoi de chroniques à La Havane, ce qui a transformé les collaborateurs de l’extérieur en une sorte de « correspondants » et, bien sûr, grâce à la participation directe d’autres militants qui arrivaient sur l’île (22).
L’un d’eux était Abelardo Saavedra, de Cadix, à qui les membres de l’hebdomadaire avaient demandé en 1906 de participer à la première « tournée de propagande » qu’ils préparaient dans le but d’organiser dans tout le pays des groupes anarchistes à partir desquels diffuser l’idéologie libertaire (23). Saavedra était également très connu dans les milieux anarchistes. En Espagne, il avait fait partie du groupe du 4-Mai à Madrid et était un leader en vue possédant une grande expérience de ce type de tournées dans toute la Péninsule. Il arriva à La Havane en avril 1907 et entreprit une tournée avec ses camarades Manuel Martínez Abello et Juan Aller, mais fut détenu le troisième jour par les autorités militaires, accusé d’avoir violé l’ordre militaire n° 155 de 1902 sur l’immigration (à partir de 1906, William H. Taft assumait la fonction de gouverneur provisoire de Cuba dans ce qui est connu comme le deuxième gouvernement d’intervention nord-américain, qui durera jusqu’en 1909). Finalement, il réussit à éviter l’expulsion qui accompagnait le mandat d’arrêt et s’installa avec sa famille à Cruces, où il devint le principal diffuseur de l’anarchisme dans la région et un souscripteur et collaborateur de ¡Tierra!jusqu’à ce que le gouvernement républicain décrète son expulsion définitive de l’île en 1915 (24).
L’anarchiste Francisco González Sola, de Grenade, est également arrivé à Cuba vers cette époque grâce à une souscription initiée en 1905 dans les pages de ¡Tierra! par Manuel Martínez Abello pour payer ses frais de voyage. Dès lors, il se lia étroitement aux membres de la rédaction de l’hebdomadaire et participa activement à la création d’écoles rationalistes dans la capitale cubaine jusqu’à son expulsion de l’île en septembre 1911 (25). Selon une brève information qu’il envoya à ¡Tierra! depuis la Péninsule, Sola et sa compagne Aurora Rodríguez se seraient installés à Séville à partir de ce moment-là (26).
Tous ces militants représentent un petit échantillon de ces anarchistes qui, imprégnés de l’esprit internationaliste qui les caractérisait, se sont engagés à étendre l’idéal libertaire partout où cela était nécessaire, dans ce cas précis à Cuba, en contribuant à l’impression du journal le plus important des premières décennies du XXe siècle. Leurs activités ne furent pas été épargnées par les problèmes. Comme nous l’avons vu, ils étaient persécutés par les autorités et leurs actions étaient constamment surveillées, et parfois aussi, précisément en raison du caractère de l’anarchisme qui donnait la priorité à la liberté de ses militants, ils s’engageaient dans des confrontations et des querelles avec leurs propres camarades. C’est ce qui semble être à l’origine du changement qui se produisit dans l’équipe de rédaction de ¡Tierra! en 1908. A partir de la fin de cette année-là, le groupe du 24-Novembre prit en charge son édition. Selon les rédacteurs eux-mêmes, ce sont des problèmes personnels parmi les anciens membres qui motivèrent le changement (27).
Dès lors, son directeur sera le menuisier canarien – bien que naturalisé cubain – Sebastián Aguiar Mateo (28), et son administrateur, originaire de Lerida, alors employé par le ministère des Travaux publics, le susnommé Domingo Mir Durich, et parmi ses rédacteurs il y avait un journalier majorquin, Juan Tur i Tur ; un travailleur asturien du secteur du tabac, Juan Tenorio Fernández ; un chimiste de La Corogne, Paulino Ferreiro del Monte ; ainsi que le cordonnier Juan Búa Palacios et l’employé de commerce Gregorio Hernández, également originaires de la Péninsule. Parmi les autres membres, on trouve les Cubains Miguel Lozano Ariza, de La Havane, Marcelo Salinas, de Batabanó, tous deux travailleurs du secteur du tabac, Joaquín Lucena, maçon, et l’instituteur colombien Juan Francisco Moncaleano (29).
Outre la forte présence espagnole, les figures de Marcelo Salinas et Juan Francisco Moncaleano se distinguent dans cette étape de la vie de l’hebdomadaire. La trajectoire de vie de Salinas est un autre exemple d’anarchiste intermédiaire et ses exils le mirent en lien avec les États-Unis et l’Espagne. Militant dès son plus jeune âge, il dut émigrer en 1912 à Tampa (Floride) où il travailla dans une entreprise de tabac. Peu après, il vécut à Cayo Hueso (Kay West), où il rejoignit les Industrial Workers of the World (IWW) (30) et se lia à Manuel Pardiñas, l’anarchiste qui, en 1912, tenta d’assassiner le président du Conseil des ministres espagnol José Canalejas. Après avoir été déporté cette année-là à Cuba parce qu’il était considéré comme un éventuel auteur d’attentats, il retourna clandestinement aux États-Unis jusqu’à ce qu’il soit à nouveau expulsé et déporté en Espagne en 1915 (31). Comme nous le verrons plus loin, pendant les années où il vécut en Floride, Salinas a été l’un des principaux souscripteurs et collaborateurs de ¡Tierra!
Moins connue est l’histoire du professeur rationaliste colombien Juan Francisco Moncaleano, dont la vie de prosélytisme anarchiste fut notamment liée à la diffusion de ce courant pédagogique. Il était arrivé à La Havane en 1911 après avoir été expulsé de son pays pour ses attaques contre les autorités. Dès le début, il rejoignit la rédaction de l’hebdomadaire de La Havane et, avec sa partenaire Blanca de Moncaleano, contribua à la formation d’écoles rationalistes dans la capitale cubaine jusqu’à ce qu’il quitte l’île pour le Yucatan au début de l’année 1913, car il avait pour objectif de fonder de telles écoles au Mexique. La même année, il promut la fondation de la Maison du travailleur du monde. En fait, il ne resta pas longtemps dans le pays et, après un bref exil à La Corogne, il se rendit à Los Angeles où il entra en contact avec les membres du Parti libéral mexicain (PLM) exilés dans cette ville, et plus spécialement avec la rédaction de Regeneración, l’hebdomadaire que les frères Flores Magón avaient commencé à publier d’abord au Mexique puis en Californie (32). Avec Moncaleano (comme ce fut le cas avec Salinas et les travailleurs de la région de Floride), les liens et les souscriptions de ¡Tierra!avec les anarchistes d’origine mexicaine se renforcèrent.
Durant la deuxième période de l’hebdomadaire cubain, d’autres collaborateurs-rédacteurs se sont distingués, certains résidant sur l’île, comme Demetrio Ayllón, de Valladolid, et l’Asturien Pedro Irazoqui (principal diffuseur du courant anarcho-syndicaliste), et d’autres à l’étranger. L’un des plus assidus fut Vicente García, de Burgos, qui envoya ses chroniques d’abord depuis la France puis d’Angleterre.
Grâce aux efforts des militants associés à ¡Tierra!, les connexions internationales des anarchistes cubains s’étendirent, et pas seulement jusqu’à des endroits relativement proches de l’île ou déjà en contact depuis les premières années d’existence du journal, tels que les États-Unis ou l’Espagne. Au fil des ans, les réseaux s’étendirent à d’autres régions des Caraïbes, comme Panama et Porto Rico, et à l’Amérique centrale, au Mexique et au Costa Rica principalement, mais aussi en différents endroits d’Europe et d’Amérique du Sud, comme nous le verrons plus loin.

« ¡Tierra! » et la formation de réseaux anarchistes transnationaux : la diffusion
Ici, par diffusion, nous entendons le tirage ou le nombre d’exemplaires distribués et vendus tant à Cuba qu’à l’étranger. En tout cas, les réseaux qui se sont tissés grâce à la vente de l’hebdomadaire ne peuvent être compris sans tenir compte du rôle joué par les militants eux-mêmes, raison pour laquelle nous ferons donc référence ici aux collaborateurs qui les rendirent possibles.
Les journaux et publications anarchistes n’incluaient pas de publicité, ils n’avaient pas de sources de financement officielles, ils ne comptaient que sur les abonnements et les ventes. Il était donc essentiel d’organiser un bon réseau de distribution pour assurer leur survie. Dans le cas de ¡Tierra!, son réseau d’abonnement nous donne une bonne idée de la projection internationale qu’a atteinte l’hebdomadaire de La Havane et du travail des militants qui l’ont impulsée. Dans la plupart des cas, nous avons constaté une relation étroite entre les entrées d’argent, provenant à la fois des ventes directes et des abonnements, et l’envoi de chroniques et de nouvelles provenant de différents endroits à l’intérieur et à l’extérieur des frontières cubaines (33).
¡Tierra! a commencé par se vendre dans trois librairies de La Havane : La Única, La Bohemia et La Pluma de Oro, mais dès le début les efforts de l’équipe rédactionnelle se sont concentrés sur la projection vers les régions intérieures. Grâce, en partie, au travail réalisé par Domingo Mir Durich et José Guardiola, deux ans plus tard seulement le journal comptait des abonnés dans toutes les provinces. À Pinar del Río, il était vendu dans la ville même, ainsi qu’à Candelaria, Babineyes et Paso Real de Guane. À La Havane, il y avait des abonnés à San Antonio de los Baños, Regla, Güira de Melena, Batabanó, Artemisa, Guanabacoa, Alquízar et Vereda Nueva. Il était diffusé également à Matanzas, ainsi que dans d’autres villes de la province comme Rodas, Cárdenas et Colón. À Santa Clara, il y avait déjà de nombreux abonnés en 1904, tant dans la ville que dans d’autres localités, parmi lesquelles La Quinta, Santo Domingo, Cruces, Amarillas, Santa Isabel de las Lajas, Camajuaní, Cienfuegos, Manacas, Sancti Spíritus, Placetas et Esperanza. Des exemplaires étaient également envoyés à Puerto Príncipe, Veracruz, Nuevitas, Ciego de Ávila et Camagüey, dans cette province orientale. Et enfin, dans la province de Santiago de Cuba, ¡Tierra! était reçu, entre autres, à Santiago de Cuba même, à Holguín et à Villa del Cobre.
Le plus grand nombre de ventes se faisait probablement par abonnement étant donné que le numéro unique coûtait trois centavos et le paquet de cinquante exemplaires, cinquante centavos.
Les abonnements expliquent la portée de ce journal en dehors de la capitale, mais aussi au-delà de ses frontières. En 1904, le tirage atteint 2000 exemplaires et l’hebdomadaire est envoyé dans des endroits aussi éloignés que l’Espagne, où il est distribué principalement à Barcelone, Jerez de la Frontera et La Linea, c’est-à-dire en Catalogne et en Andalousie, deux des plus grands centres de présence anarchiste de la Péninsule. Il était également envoyé à Londres et à Dowlais, la ville galloise où vivait Vicente García, de Burgos, « correspondant » assidu de l’hebdomadaire depuis sa création. Au Mexique, il était reçu à Nogales et surtout à Mérida, au Yucatán, qui était devenu le principal foyer récepteur dans ce pays. Mais la plupart des abonnés hors de l’île résidaient, en 1904, dans des localités des États-Unis, notamment Tampa, Saint Augustine et Key West, en Floride, Brooklyn et New York, Patterson (New Jersey), Washington, Vermont, Saint Louis (Missouri), Milwaukee, Chicago et San Francisco. Cela explique, comme le montre l’historien américain Kirwin Shaffer, qu’une grande partie du financement de ¡Tierra!, qui dans ses premières années de parution venait de l’étranger, provenait des États-Unis et, surtout, de localités du Sud (34).
Un regard général sur les abonnements et la distribution de l’hebdomadaire nous donne l’image d’un réseau assez dynamique, établi autour de la rédaction de La Havane, qui reliait différents pays des deux côtés de l’Atlantique et était sans doute aussi favorisé par cette mobilité si caractéristique des militants anarchistes que nous avons mentionnée.
Les financements venus de l’étranger ne peuvent être compris sans les militants qui ont agi comme « correspondants » de ¡Tierra! Ainsi, par exemple, le fait que le Mexique apparaisse comme l’un des premiers points de connexion est lié au départ de Cuba de l’Espagnol Francisco Ros Planas, qui avait participé activement à la grève des apprentis de novembre 1902, pour laquelle il avait été arrêté et avait dû purger une peine de six mois de prison (36). Il sortit de prison en juin 1903 et décida d’émigrer au Mexique pour s’installer dans la ville de Mérida, dans la péninsule de Yucatan. Il est probable que sa décision de se rendre en ce lieu était liée au fait que l’anarchiste espagnol Francisco Rusiñol, le premier contact de ¡Tierra! au Mexique, y avait résidé et était mort en juillet de cette année-là après avoir contracté la fièvre jaune. Dans le numéro 18, sa perte était déplorée et il était demandé son remplacement comme « correspondant » par un autre camarade (37). Ce qui est certain, c’est qu’à partir de Mérida, Ros Planas et l’anarchiste également espagnol Antonio J. Duch sont devenus les principaux propagateurs de l’hebdomadaire de La Havane et que leur travail a contribué à multiplier les abonnements dans le reste du pays, qui à partir de 1905 s’étendirent à Mexico, Guanajuato et Veracruz, entre autres, tandis que des liens avec les membres de la Junte d’organisation chargée de donner naissance au Parti libéral mexicain (PLM) ont commencé. Bien que les frères Flores Magón et leurs camarades du PLM aient dû s’exiler à Saint Louis (Missouri) cette année-là, les contacts depuis La Havane furent maintenus et renforcés, surtout à partir de la création du PLM en 1906 (38).
Toujours à la suite de la grève des apprentis de 1902, un autre des accusés et prisonniers, le Cubain Feliciano Prieto, fut contraint d’émigrer à Tampa, en Floride, où il continua à collaborer et à agir comme correspondant de ¡Tierra!tout en aidant à élargir la base d’abonnés aux États-Unis. Ainsi, dès 1903, de l’argent commença à être reçu à La Havane provenant d’autres localités de Floride, comme Saint Augustin et Key West, mais d’autres encore qui avaient été traditionnellement en contact avec Cuba par l’intermédiaire de travailleurs espagnols et d’immigrants cubains à la fin du XIXe siècle, comme Brooklyn, New York et Patterson. De fréquents envois d’argent et des abonnements se firent à partir d’endroits plus éloignés de ces centres pionniers, comme Washington, Chicago, San Francisco, Milwaukee, Vermont et Saint Louis, où se trouvaient de grandes communautés de travailleurs américains, allemands, russes, irlandais et espagnols, qui avaient une longue tradition de revendication à travers leurs liens avec des courants radicaux tels que le marxisme, l’anarchisme et les groupes qui, en 1905, formèrent les Industrial Workers of the World ; en outre, leurs organisations étaient reliées au reste des communautés anarchistes des États-Unis. Tout cela explique le bon accueil que reçut l’hebdomadaire de La Havane en ces lieux (39).
Il est important de souligner que l’anarchiste catalan Florencio Basora s’était installé dans le Vermont. Il avait été le contact direct avec La Havane et le principal souscripteur de ¡Tierra! en 1903 depuis cette ville. Apparemment, il se trouvait dans la capitale cubaine en mai et, de là, se serait rendu aux États-Unis (40). Cet anarchiste catalan, tout comme Pedro Soteras, avait participé activement aux réunions tenues la nuit par les ouvriers du quartier de Sans à la fin du XIXe siècle et avait purgé quatre mois de prison pour tentative d’insurrection. L’atmosphère répressive dans la ville de Barcelone l’avait poussé à émigrer aux États-Unis, et là il rejoignit les groupes de travailleurs qui luttaient pour améliorer leurs conditions. En 1904, il partit à Saint Louis, dans le Missouri, d’où il continua à envoyer des fonds à l’hebdomadaire et, en 1905, il rejoignit les Industrial Workers of the World. Cette année-là également, Basora devint le principal lien avec les exilés mexicains du PLM dans cette ville, avant de décider de partir, à la fin de l’année 1906, à San Francisco, en Californie, où il a continué à collaborer à ¡Tierra! (41).

De Washington, Luis Prats envoyait de l’argent à ¡Tierra! provenant des abonnements, jusqu’à ce qu’à l’été de 1904 il s’installe à Saint Louis et travaille en étroite collaboration avec Basora pour représenter l’hebdomadaire. Peu de temps après, en août, il se rendit à Chicago pour participer également à l’activité des Industrial Workers of the World et, de là, il continua à collaborer à la rédaction de La Havane. Prats illustre également l’idée, que nous avons déjà esquissée, des mouvements constants de ces hommes qui, dans certains cas, se voyaient contraints d’émigrer parce que persécutés pour leurs idées et leurs actions, mais qui parfois, comme ce fut son cas, étaient poussés par les événements qui faisaient alors bouger la communauté libertaire internationale.
Dès 1905, des demandes ont commencé à arriver à la rédaction de La Havane en provenance de Porto Rico, où les anarchistes ont commencé à se réorganiser après la parenthèse qu’avait apportée l’indépendance vis-à-vis de l’empire colonial espagnol. Dans ce cas (comme cela se produira également en d’autres endroits comme le Panama), le fait que les publications qui furent lancées n’aient pas réussi à s’imposer fit que ¡Tierra! devint leur principale tribune d’expression et que les abonnements ont été distribués dans toute l’île. L’un de ses premiers « correspondants » fut José G. Osorio, qui commanda les premiers exemplaires depuis Caguas en 1905 (42).
À partir de 1908, les liens avec l’Espagne se renforcèrent, ce qui se traduisit à la fois par l’afflux d’argent en provenance de la Péninsule et l’augmentation des abonnements, ainsi que par l’échange de l’hebdomadaire havanais avec d’autres journaux anarchistes espagnols. Il est vrai que durant les premières années de ¡Tierra!, l’argent est également arrivé d’Espagne, mais en petites quantités (…).
Le renforcement des liens avec la Péninsule n’a pas signifié que les liaisons établies précédemment furent délaissées ; au contraire, à partir de cette même année, on peut constater qu’elles se renforcèrent, notamment avec d’autres zones des Caraïbes, principalement Porto Rico et Panama, tandis que les relations avec les communautés des États-Unis se sont considérablement développées, surtout entre 1912 et 1914.
On constate davantage d’abonnés dans des localités des États où il y avait déjà des abonnés, ce qui illustre le travail d’expansion réalisé dans le pays nord-américain ; mais de nouveaux abonnements apparaissent également dans de nombreux autres endroits où l’hebdomadaire n’était pas reçu auparavant, ce qui offre une indication sur le fait que, pour les collaborateurs de ¡Tierra!, l’objectif était toujours de faciliter l’extension de l’hebdomadaire et de transcender les frontières tant nationales qu’internationales.
Il convient également de noter à cette époque (par rapport à la précédente) l’augmentation considérable des envois de fonds en provenance du Panama, qui représentent 3 % de l’argent collecté à l’étranger. Les immigrants qui vinrent travailler sur le chantier du canal, en majorité espagnols, en étaient les principaux lecteurs.
Comme ce fut le cas à Porto Rico, en l’absence d’une presse anarchiste locale, ¡Tierra! devint le principal représentant de leurs intérêts, tandis que la diffusion de nouvelles provenant de l’isthme internationalisait les événements vécus par les travailleurs de la région, d’où l’augmentation des abonnements au fur et à mesure que la communauté des travailleurs grandissait. La plupart des informations concernaient la discrimination dont souffraient de nombreux travailleurs en raison de la politique de différenciation de salaire imposée par la commission nord-américaine (Isthmian Canal Commission) chargée de diriger les travaux de construction du canal, les ouvriers étant classés et payés en fonction de leurs origines (43). Plus que des militants achetant individuellement ¡Tierra!, les abonnés furent les groupes qui se formaient : Los Sin Nombre, de Gorgona ; Los Nada, de Pedro Miguel ; Grupo Germinal, de Rio Grande ; Los Libertarios, de Miraflores ; Los Egoistas et El Centro Obrero, de Gatun ; Solidaridad, de Toro Point, et Germinal, de Culebra.
C’est à ce stade que les connexions avec le Costa Rica ont également commencé. À partir de 1912, des liens ont été établis grâce aux Espagnols Ricardo Falcó Mayor – un typographe né à Barcelone – et Andrés Borrasé Solina, également catalan, qui possédaient l’imprimerie Falcó-Borrasé à San José. Ils éditaient, entre autres, la revue anarchiste bimensuelle Renovacióndepuis sa fondation en 1911. Au milieu de cette même année, Ricardo Falcó et le poète et écrivain costaricain José M. Zeledón s’associèrent et fondèrent la Sociedad de Agencias Editoriales (Société des agences éditoriales), chargée de faire venir au Costa Rica les publications éditées en Europe et en Amérique (44). ¡Tierra! était vendu dans le pays par Renovación au prix de cinq centimes l’exemplaire.
L’argent qui arrivait du Brésil depuis 1912 s’explique par la présence dans ce pays de Nicolás Villamisar, frère de l’anarchiste espagnol Francisco Villamisar, qui travaillait comme typographe à Cuba depuis la fin du XIXe siècle. Francisco était un anarchiste bien connu dans l’île et avait participé à la fondation de la Confédération typographique de La Havane en 1899. Pendant plus de trente ans, il se distingua comme l’un des principaux dirigeants du secteur des arts graphiques et fut persécuté par les autorités pour son intervention dans les grèves ouvrières. Bien qu’il ait été expulsé de l’île en 1919 après la fabrication d’un faux rapport qui « prouvait » sa participation à la Semaine tragique de Barcelone en 1909, ce qui était impossible car il n’avait jamais quitté Cuba, il réussit à revenir dans la plus grande île des Antilles en travaillant comme serveur sur un navire, où il est resté jusqu’à sa mort en 1926 (45).
Bien souvent, les abonnements et les collaborations se faisaient par l’intermédiaire d’autres journaux tout aussi intéressés à former le réseau d’échange de publications anarchistes établi des deux côtés de l’Atlantique, comme ce fut le cas en Argentine, d’où l’argent arrivait à La Havane par l’intermédiaire de son principal organe anarchiste, La Protesta. L’équipe de rédaction de la revue Natura, publiée à Barcelone, et du journal Tierra y Libertad demandait également depuis l’Espagne à recevoir des exemplaires et envoyait des fonds pour soutenir ¡Tierra! En provenance des États-Unis, de nombreuses demandes sont passées parle canal d’El Obrero Industrial de Tampa et par le journal mexicain Regeneración, publié à Los Angeles ; et, comme nous l’avons vu, depuis le Costa Rica, les membres de Renovación ont également collaboré au soutien de ¡Tierra!
En plus des relations établies par le biais des abonnements, l’échange de ¡Tierra! avec d’autres journaux et revues libertaires a été constant dès la naissance de l’hebdomadaire. Les membres des différentes équipes de rédaction ont promu l’organisation d’un réseau d’échange qui a permis l’arrivée à la rédaction de La Havane des plus importantes publications anarchistes. Parmi les nombreuses publications reçues, citons : Tierra y Libertad, El Porvenir del Obrero, El Corsario, El Proletario ou La Revista Blanca, publiés dans différentes villes espagnoles ; Les Temps Nouveaux, de Paris ; El Despertar et Germinal, de New York, ou La Question Sociale de Patterson, New Jersey ; Regeneración, du Mexique, et la revue Renovación du Costa Rica. Dans le même temps, ¡Tierra! était distribué à partir de ces rédactions à la communauté anarchiste internationale.
En plus des journaux, des brochures, des livres et toutes sortes d’imprimés à contenu libertaire pouvaient être achetés à la rédaction de La Havane, puisque son équipe éditoriale acceptait les commandes et gérait leur vente et leur distribution vers d’autres pays.
Toutes ces relations d’échange se sont développées depuis la création de l’hebdomadaire et, au début de 1912, un réseau de vente fut établi à partir de l’administration de La Havane avec les journaux avec lesquels ¡Tierra! tenait un compte ouvert, ce qui signifiait agir comme intermédiaire pour ces publications en recevant et en envoyant l’argent reçu des abonnements ou des collectes recueillies pour différentes causes. Parmi les journaux libertaires avec lesquels ¡Tierra! avait compte ouvert, on trouve : Tierra y Libertad de Barcelone, Cultura Obrera de New York, Regeneración du Mexique, bien qu’édité en Californie, et la revue libertaire Renovación du Costa Rica, auxquels s’ajoutèrent, en 1913, La Protesta de Buenos Aires, Acción Libertaria de Madrid et El Obrero Industrial de Tampa, en Floride (47).
On pourrait citer bien d’autres exemples de ces relations transnationales et transfrontalières avec ¡Tierra!, comme les souscriptions ouvertes pour le soutien financier à diverses luttes ouvrières que les anarchistes impulsaient, ou l’échange constant de nouvelles relatives aux questions du travail dans différents pays, entre autres. Tout cela se reflète sans aucun doute dans l’augmentation du tirage de ¡Tierra! qui, en 1912, atteignit 4250 exemplaires et, en 1913, 6000 pour certains numéros, bien que la moyenne se soit maintenue autour de 5500.
En définitive, tout le travail de relation internationale et transfrontalière que nous avons examiné et qui va bien au-delà de ce que nous avons souligné, a contribué de façon directe à l’internationalisation de l’anarchisme cubain dans les premières décennies du XXe siècle.

Conclusion
¡Tierra!, comme les autres journaux anarchistes, a rempli des fonctions très diverses, mais ce qui ressort peut-être le plus pour la période étudiée est l’insertion et la collaboration dans les réseaux transnationaux de communication et d’échange organisés par les anarchistes des deux côtés de l’Atlantique.
Les militants présentés ont sans aucun doute joué un rôle fondamental dans l’organisation et le maintien de ces réseaux ; leurs histoires semblent étroitement liées aux publications périodiques qui ont servi de plates-formes principales pour la réalisation de leurs objectifs de prosélytisme international. D’abord vinrent les hommes, mais ensuite il est devenu essentiel de disposer de ces moyens d’expression et de combat.
Le fait qu’il s’agisse d’immigrants politiques immergés dans le courant migratoire général établi entre l’Europe et l’Amérique depuis la fin du XIXe siècle nous aide à comprendre cette mobilité si caractéristique des anarchistes. La plupart ont quitté leur lieu d’origine fuyant la répression gouvernementale contre les secteurs ouvriers les plus radicaux, mais d’autres l’ont fait à la recherche d’un emploi ; ce sont là les deux principales raisons qui expliquent cette mobilité. Dans le cas de Cuba, et à travers les exemples liés à ¡Tierra!, nous avons également vu une claire intention politique chez certains des militants qui ont collaboré avec l’hebdomadaire. Ceux-là, mus par l’esprit internationaliste qui est également caractéristique de l’anarchisme, ont également émigré pour semer la graine libertaire et contribuer à l’organisation des travailleurs de l’île après l’indépendance.
Les progrès des communications, tant celles qui concernaient la circulation des personnes et des biens que celles qui étaient propices à l’envoi de nouvelles, leur ont offert le soutien technique nécessaire pour réaliser tous les échanges transfrontaliers étudiés (48).
Les relations transfrontalières, d’autre part, se reflètent directement dans la croissance de ¡Tierra! et dans l’augmentation continue des abonnements à l’intérieur de l’île, mais aussi à l’étranger, abonnements qui servent à la fois à soutenir le journal lui-même et à financer les diverses causes soutenues par les anarchistes à Cuba. En ce sens, l’échange décrit autour de ¡Tierra! montre l’accueil réservé à l’hebdomadaire dans les réseaux libertaires internationaux, principalement dans l’environnement le plus proche – la zone des Caraïbes et les Etats-Unis – mais aussi en Espagne. Dans le même ordre, l’argent qui est venu de l’étranger pour financer l’hebdomadaire provenait principalement du pays nord-américain et d’autres communautés de la zone des Caraïbes et, dans une moindre mesure, de la Péninsule. Cependant, les militants d’origine péninsulaire auront été sur l’île elle-même les principaux collaborateurs des Cubains, et à l’extérieur les éléments de liaison avec les réseaux libertaires internationaux les plus actifs.
Les relations transfrontalières examinées autour de ¡Tierra! renvoient en définitive à l’existence d’un internationalisme organique dans le monde atlantique, c’est-à-dire à des organisations et des individus qui transcendent les frontières nationales et établissent des relations par le biais de la presse qui représente leurs intérêts. Grâce à cela, ¡Tierra! était en contact direct et constant avec ce qui se passait au-delà des frontières cubaines, tout en servant de forum de discussion des idées en amplifiant les questions locales, qui représentaient des luttes communes pour la communauté ouvrière internationale. Et, dans certains cas, il fut le porte-parole de ces organisations libertaires situées dans des endroits où la presse anarchiste locale ne s’imposait pas, collaborant ainsi à la création d’une « communauté imaginée » – pour reprendre l’expression inventée par Anderson – d’adhérents du point de vue idéologique, une communauté internationale de travailleurs vivant des situations, des problèmes et des désirs similaires. Finalement, ses promoteurs, ses rédacteurs et ses lecteurs étaient également des travailleurs ayant les mêmes problèmes et les mêmes préoccupations (49).

Amparo Sánchez Cobos

____________

1] Ce texte a été rédigé dans le cadre des projets de recherche « Privilège, travail et conflit. La société moderne de Madrid et son environnement. Entre le changement et les résistances », ministère des Sciences, de l’Innovation et des Universités, et « Second esclavage, production pour le marché mondial et systèmes de travail à Cuba (1779-1886) ».
[2] « El cónsul de España informa sobre el movimiento anarquista al Ministro de Estado » [« Le consul d’Espagne informe le ministre d’Etat sur le mouvement anarchiste »], Santiago de Cuba, 18 juillet 1913, Archives du ministère des Affaires étrangères (AMAE).
[3] «El cónsul de España informa al Ministro de Estado de la medida adoptada por una compañía minera para contrarrestar la propaganda anarquista» [« Le consul d’Espagne informe le ministre d’État des mesures prises par une entreprise minière pour contrer la propagande anarchiste »], Santiago de Cuba, 14 août 1913, AMAE.
[4] «Por nuestros derechos» [« Pour nos droits »], ¡Tierra!, 22-8-1913.
[5] Une bonne étude des débuts du mouvement ouvrier cubain et de l’anarchisme, dans Casanova (2000).
[6] En fait, l’attente créée par le conflit cubain au sein de la communauté anarchiste internationale fut un moment où ils se renforcèrent. Sur la réponse anarchiste à la guerre d’indépendance cubaine de 1895-1898, voir Sánchez Cobos (2010).
[7] Le développement de l’anarchisme à Cuba durant les premières décennies de la république, dans Sánchez Cobos (2008).
[8] ¡Tierra! ne fut pas le seul journal anarchiste à Cuba après l’indépendance. Entre 1902, année de la naissance de la République, et 1913, date de la fin du gouvernement de José Miguel Gómez (1909-1913), plusieurs publications libertaires ont vu le jour dans différentes parties de l’île. La plupart d’entre elles étaient hebdomadaires – rares sont celles qui paraissaient tous les quinze jours – mais, en général, elles eurent un caractère éphémère, au tirage très limité ; le principal obstacle pour ces publications ne fut pas le gouvernement, mais leurs propres difficultés de financement. Seule ¡Tierra! a réussi à transcender la première décennie républicaine et à survivre assez longtemps (Sánchez Cobos, 2008).
[9] Fortún y Andrés (1929).
[10] Pour l’historien nord-américain Kirwin Shaffer, ¡Tierra! a servi d’épine dorsale au réseau que les anarchistes ont tissé dans la zone des Caraïbes en réponse à la politique des Etats-Unis dans la région (Shaffer, 2009). Sans nier ce travail important dans ce domaine spécifique, nous considérons que la véritable projection internationale de l’hebdomadaire de La Havane ne peut être comprise sans étudier les connexions avec le reste des anarchistes de l’espace atlantique et surtout avec l’Espagne (Sánchez Cobos, 2014).
[11] Loveira (1917).
[12] «Notas y comentarios» [« Notes et commentaires »], ¡Tierra!, 13-12-1902.
[13] Sur l’ensemble de la période, le nombre de péninsulaires entrant dans l’île est d’environ 800.000, avec une moyenne annuelle de plus de 25.000 (Maluquer de Motes, 1992).
[14] Bantman (2009). Dans cet article, Bantman analyse la figure de l’anarchiste français Emile Pouget comme exemple de ces militants qui ont commencé par promouvoir la propagande et la diffusion de l’anarchisme strictement dans le cadre national, mais qui ont vite compris la nécessité de travailler pour l’organisation internationale des anarchistes dans le monde atlantique, de sorte qu’ils devinrent des militants intermédiaires entre les anarchistes de différentes régions.
[15] La composition de l’équipe de rédaction dans « Insinuaciones estúpidas » [« Insinuations stupides], ¡Tierra!, 27-9-1902.
[16] Gámez Chávez (2013).
[17] Sánchez Cobos (2008).
[18] «Solidaridad para las víctimas de la Inquisición española» [« Solidarité pour les victimes de l’Inquisition espagnole »], Nuevo Ideal, 23-5-1900. Détails sur le procès de Montjuïc et ses répercussions internationales, dans Abelló (1992).
[19] « Liste des anarchistes les plus dangereux résidant à Cuba et de ceux considérés par la police comme méritant une punition exemplaire » du 27 août 1912 ; et « Rapport confidentiel de la police secrète de La Havane sur les personnes qui composent la rédaction de l’hebdomadaire anarchiste ¡Tierra!AMAE.
[20] À partir de la fin du XIXe siècle, Pedro Esteve jouera un rôle fondamental parmi les anarchistes des Etats-Unis et sera une figure centrale pour les liens avec l’anarchisme cubain. La trajectoire de cet anarchiste de Barcelone est un autre exemple clair d’ »intermédiaire militant ». Voir Casanova (1992) et Sueiro (2013) et, bien sûr, l’article du même auteur inclus dans cette monographie.
[21] Les conférences et les articles de Malatesta ont été publiés dans «Conferencias Malatesta», «Malatesta a los trabajadores cubanos» et «Segunda conferencia Malatesta. Civilización y libertad», Nuevo Ideal, des 9, 22 et 29 mars et du 6 avril, respectivement.
[22] J’ai abordé le thème des liens de l’anarchisme cubain avec l’Espagne, dans le cas présent à travers les activités pratiques mises en place par les anarchistes, dans Sánchez Cobos (2013a).
[23] « Las excursiones de propaganda en Cuba » [« Les tournées de propagande à Cuba »], Sánchez Cobos (2008).
[24] Zapata (1951) ; Loveira (1917) ; « Violation de la loi sur l’immigration par deux Espagnols », lettre envoyée par l’inspecteur général des prisons et des institutions caritatives, le général García Vélez, au gouverneur provisoire de Cuba, le 2 mai 1907. National Archives and Record Administration (NARA) ; « Télégramme envoyé le 22 janvier 1915 par le ministre d’Espagne à La Havane au ministère de l’Intérieur. AMAE ; et « Rapport du 16 août 1913 du consul espagnol à La Havane », AMAE.
[25] Sola était persécuté en Espagne pour ses revendications antimilitaristes et arrivait clandestinement à Cuba après l’adoption de la loi sur les juridictions dans la Péninsule. « Liste des anarchistes connus à Cuba », AMAE. « Liste des anarchistes expulsés de cette île le 25 septembre 1911 », AMAE.
[26] « ¡Albricias! », ¡Tierra!, 18-7-1913.
[27] « A los compañeros », ¡Tierra!, Suplément au núm. 277, 20-‍8-1908.
[28] Les immigrés qui ont été naturalisés (nationalisés) cubains accédaient à la citoyenneté et ne pouvaient pas être expulsés de l’île comme les autres étrangers. Sebastian Aguiar Mateo fut expulsé de Cuba en septembre 1911 parce qu’il était considéré comme un « étranger pernicieux », mais il est revenu quelques mois plus tard ayant prouvé sa condition de citoyen cubain naturalisé. Sánchez Cobos (2007).
[29] « Rapport confidentiel de la police secrète de La Havane sur les personnes qui composent la rédaction de l’hebdomadaire anarchiste, ¡Tierra! AMAE.
[30] Les Industrial Workers of the World (IWW), également connu sous le nom de Wooblies, sont une organisation syndicale fondée à Chicago en 1905 par les représentants de 43 groupes de travailleurs de tendances syndicalistes révolutionnaires. Depuis sa fondation, ils s’opposèrent à la Fédération américaine du travail et à son acceptation du capitalisme et à son refus d’inclure les travailleurs non qualifiés dans les organisations ouvrières. Encyclopaedia Britannica : https://www.britannica.com/topic/Industrial-Workers-of-the-World.
[31] Dès lors, il s’est installé à Barcelone, où il a participé activement à l’organisation de conférences, de rassemblements et de réunions, en établissant des contacts avec Salvador Seguí, José Canela et l’Argentin Antonio Noriega. Il a toujours dans le point de mire des autorités et a purgé des condamnations à plusieurs reprises dans la prison Modelo de Barcelone. Il participa à une tournée de propagande en Andalousie où il fut détenu et, après avoir passé deux mois dans la prison de Cadix, il fut expulsé de la Péninsule le 1er août 1919 vers Cuba. De retour sur l’île, il continua à participer activement aux grèves générales de cette année-là et, après l’explosion de plusieurs bombes, il fut arrêté, jugé et condamné à mort avec d’autres militants anarchistes importants de l’époque, dont Antonio Penichet, Alfredo López, Alejandro Barreiro et Pablo Guerra, bien qu’il soit finalement libéré en 1921 en même temps qu’Antonio Pechinet. Croquis de vie de cet anarchiste cubain, dans « Marcelo Salinas periodista y anarquista cubano », dans : http://bit.ly/2OUDIRv.
[32] Il y a encore beaucoup de questions sur ce prétendu anarchiste colombien. « Au bureau du gouverneur et aux agents diplomatiques et consulaires à la résidence desquels ils peuvent vérifier l’exactitude des rapports et les développer. La Havane, 16 décembre 1912 ».
[33] L’analyse des éditoriaux et des chroniques publiés dans l’hebdomadaire de La Havane dépasse les prétentions de cet article. Un bon exemple de cette relation entre l’argent et les nouvelles axées sur la région des Caraïbes, dans Shaffer (2009). Également sur les relations entre Cuba et le Mexique exprimées dans ¡Tierra!, Barrera et Torre (2011).
[34] Information sur le réseau organisé dans les Caraïbes autour de ¡Tierra! et sur ses sources de financement, dans Shaffer (2009).
[35] Je dois avertir que je n’ai pas disposé de tous les numéros qui ont été publiés pendant le nombre total d’années où le journal anarchiste a été publié à La Havane, parce que, malheureusement, beaucoup d’entre eux ont été perdus. Cependant, j’en ai une quantité considérable, environ 75%, de sorte que les données extraites nous donnent une assez bonne idée de l’histoire du journal cubain.
[36] Au mois de novembre 1902, les travailleurs de l’industrie du tabac se mettent en grève pour demander une amélioration des salaires et l’entrée des apprentis cubains dans le travail traditionnellement effectué par les Espagnols, d’où le nom de grève des apprentis. Bientôt, la grève s’est étendue à d’autres secteurs productifs et est devenue une grève générale dans laquelle les anarchistes ont joué un rôle de premier plan, ce qui a conduit à l’emprisonnement de plusieurs de leurs dirigeants. Sur cette grève, voir Rivero Muñiz (1961).
[37] «Francisco Rusiñol», ¡Tierra! 18-7-1903.
[38] Sur les connexions de ¡Tierra ! avec le Yucatán par le biais des Espagnols Ros Planas et Duch, voir Torre (2007). Et avec d’autres endroits au Mexique et le PLM, Barrera et Torre (2011).
[39] Ces communautés de travailleurs américains, dans Feurer (2006).
[40] Dans le numéro du 23 mai 1903 de ¡Tierra! il est fait mention d’une souscription effectuée à La Havane par Basora, et dans le numéro du 4 juillet de la même année, il envoie déjà de l’argent du Vermont. A partir de janvier de l’année suivante, ses envois de fonds proviennent de Saint Louis jusqu’à la fin de 1906, lorsqu’il commence à les envoyer depuis San Francisco.
[41] Gámez Chávez (2013).
[42] Shaffer (2009).
[43] Sur la participation des Espagnols à la construction du canal de Panama, Formoso et Pena-Rodríguez (2018). La discrimination dans le paiement des salaires en fonction de la « classe et de la race », dans Greene (2004). La discrimination fondée sur la race et la couleur de la peau n’est en aucun cas unique au Panama. En fait, à Cuba et aux États-Unis, c’est un thème récurrent que les anarchistes ont dénoncé dans leurs publications. Dans le cas cubain, voir Sánchez Cobos (2013b) et pour les États-Unis, Shaffer (2011).
[44] Renovación, 30-4-1911.
[45] López, Calvo et Fernández (1991), « Telegrama núm. 50 de 3 de junio de 1919 », AMAE.
[46] ¡Tierra! a également eu des échanges moins réguliers avec de nombreuses autres publications libertaires du monde atlantique. Parmi eux : Amigo do Povode Sau Paulo, Brésil ; Heraldo de Paris ; La Rivoluzione Sociale de Londres ; El Rebelde et L’Avenire de Buenos Aires ; El Corsario de Valencia ; El Proletario de Cádiz ; El Federal de Tampa ; Unión y Trabajo de Puerto Rico ; El Libre Concurso de Mahón ; El Obrero de Cárdenas, et Memorandum Tipográfico et El Alerta de La Havane. En peu de temps, ce réseau a été étendu à : El Proletario de Córdoba, Argentine ; La Unión Obrera de Mayagüez, Porto Rico ; El Internacional de Tampa ; Le Libertaire de París, et Rebelión et El Porvenir del Obrero, entre autres publications espagnoles.
[47] «Aviso», ¡Tierra!, 25-7-1913.
[48] Un bon exemple de ces réseaux internationaux structurés par des publications est peut-être fourni par le leader libertaire Max Nettlau, qui recevait la presse libertaire du monde entier, y compris le journal cubain. Dans la section intitulée « Supplique », dans ¡Tierra ! du 9-1-1904, fut publié le message suivant : « L’illustre bibliophile anglais, notre collègue le Dr Max Nettlau, nous demande une collection de ¡Tierra!, un souhait que nous ne pouvons satisfaire car il nous manque quelques numéros. Nous serions reconnaissants envers les camarades qui ont ces numéros de bien vouloir s’adresser à cette rédaction afin que nous puissions envoyer la collection demandée. »
[49] Anderson (1991). Thompson souligne également le rôle joué par les journaux socialistes et anarchistes dans la création d’une communauté imaginaire parmi les travailleurs, voir Thompson (1989).

Traduction : Floréal Melgar.
Source : « ¡TIERRA! Y LA INTERNACIONALIZACIÓN DEL ANARQUISMO ».
Le blog de Floréal : https://florealanar.wordpress.com

____________

En 2013, nous avons salué sur Polémica cubana, la renaissance d’une presse libertaire clandestine à Cuba malgré la censure et la répression. Après plus de 53 ans de silence, nos compas de La Havane ont publié ¡Tierra nueva! – Terre nouvelle ! en français. Il faut rappeler qu’à la fin de l’année 1960, toutes les publications libertaires furent interdites. Donnons la parole aux courageux rédacteurs du journal, nous publions ici l’éditorial du numéro 1 de ¡Tierra nueva! :

« ¡Tierra nueva!, parce que nous nous sentons les héritiers du groupe libertaire qui a publié pendant 22 ans l’hebdomadaire ¡Tierra!, au début du XXe siècle.

Cette publication est née pour contribuer au regroupement des individus et des collectifs qui vivent des relations libres, égalitaires et solidaires au quotidien, avec un esprit anarchiste, rebelle et spontané.

Nous pensons qu’une société sans médiation, sans spectacle, sans misère, sans autorité, sans lois, sauf celles que nous choisirons, sans discrimination, sans simulation, sans oppression et sans servitude est possible.

Nous n’avons rien contre l’utopie, rien n’est plus loin de la réalité actuelle, mais nous savons qu’il est beaucoup plus utopique de rêver à un futur “État du bien-être” qu’à une société qui ne fonctionnerait que grâce aux efforts de tous dans les temps à venir.

Pour ceux qui croient que nous voulons vivre dans le désordre, nous voulons dire que nous serions enchantés par l’unique ordre qui ne naît pas des chaînes de la servitude, un ordre qui naîtrait de notre liberté  accomplie : le seul ordre que nous entendons comme naturel et antagonique avec le désordre actuel, c’est-à-dire l’ordre qui est imposé par les autorités.

Comme nous aspirons à une société d’individus libres et pleinement épanouis, comme nous savons que les États assurent l’actuel régime d’exploitation en ces temps modernes (l’esclavage salarié), nous ne pouvons pas faire moins que nous déclarer comme les ennemis de ce régime. Ainsi, sont invitées à collaborer toutes les personnes intéressées, sauf celles qui d’une manière ou l’autre vivent du travail d’autrui.

Alors que les classes dirigeantes nous maintiennent dans l’inaction, dans la confusion, dans le manque de solidarité, dans l’isolement, dans l’attente de choisir de nous donner un avenir meilleur, nous croyons que le principal coupable, celui qui ne nous permet pas de bien vivre, ici et maintenant, est le policier que nous portons presque tous en nous-mêmes. Et ce policier sera victime un jour des attaques que nous lui portons.

Nous rejetons toute forme de participation politique au jeu du pouvoir, parce que nous pensons que le pouvoir politique n’est pas un outil de transformation de la société, mais une façon expéditive avec laquelle les classes dominantes imposent leur volonté, en utilisant le cadre de l’État, son armée, sa police, ses juges et ses bourreaux. Nous ne voulons pas légiférer à propos du fonctionnement de telles institutions, mais les éliminer ! Nous voulons vivre d’une manière différente à celle que proposent les partis de gauche, du centre, de droite ou leurs intermédiaires dans ou à l’extérieur de notre pays.

Nous n’avons pas l’intention de nous ériger en portes paroles de quiconque, excepté de nous-mêmes et de ceux qui nous rejoignent tout au long du chemin. Nous n’avons rien à attendre de l’État, mais nous n’hésiterons pas à utiliser ce qu’il nous a volé. Compte tenu des difficultés, cette publication sortira quand elle le pourra. »

Pour télécharger les 4 premiers numéros au format pdf :

LA PRESSE LIBERTAIRE RENAIT À CUBA APRÈS 53 ANS DE SILENCE

____________

Pour contacter les rédacteurs du journal, écrire à : primaveralibre@riseup.net


Enrique   |  Histoire, Politique, Société   |  06 11th, 2020    |