19 juillet 1994. Mémoire d’un naufrage

Confrontés à des conditions de vie difficiles, les Cubains continuent d’émigrer massivement, vingt ans après la ”crise des balseros (1)”, qui avait vu quelque 37 000 personnes se jeter à la mer sur des embarcations de fortune pour gagner les Etats-Unis.
Cette vague d’émigration intervenait au pire de la crise économique qui a suivi l’effondrement de l’empire soviétique et avait constitué la première grande protestation populaire contre le régime de Fidel Castro, alors au pouvoir depuis 35 ans.
Aujourd’hui, même plusieurs milliers de Cubains émigrent chaque année, pour la plupart de manière légale.
Le 19 juillet 1994, au petit matin, quatre vedettes cubaines équipés de lances à eau ont attaqué un vieux remorqueur, “le 13 de marzo”, fuyant Cuba avec 72 personnes à bord. Les faits se sont produits à sept milles de distance des côtes cubaines, en face du port de La Havane. La plainte indique aussi que les vedettes ont éperonné le remorqueur fugitif dans l’intention de le faire couler, en même temps qu’elles inondaient d’eau sous pression toutes les personnes qui se trouvaient sur le pont du navire, dont des femmes et des enfants.
Les supplications des femmes et des enfants en train de se noyer ont été sans effet et provoquèrent l’hilarité des équipages cubains. La vieille embarcation “13 de Marzo”. L’intervention de la marine cubaine fit 41 morts, dont 10 enfants.
Mais ce n’étaient que de dangereux terroristes à la solde de la CIA et de la mafia de Miami. Encore un glorieux fait d’armes des forces armées cubaines…

Chronique du massacre du remorqueur “13 de Marzo”
Aleida Duran. CONTACTO Magazine, 14 juillet, 1997

La scène dantesque n’était pas encore terminée. Il y avait encore des bruits de moteurs, des tourbillons, des cris d’angoisse demandant du secours, des gens luttant avec les eaux pour ne par être avalés par elles. Mais le pire était arrivé. Les jets d’eau et les remorqueurs s’étaient arrêtés et un canot torpilleur des garde-frontières commençait les manoeuvres de sauvetage.
“Ils me jetaient une corde et lorsque j’étais sur le point de l’attraper, ils me la retiraient et riaient. Finalement, j’ai pu l’attraper et ils m’ont hissé à bord”, raconte Jorge Alberto Hernandez Avila, 33 ans, l’un des survivants.
Il était 9 heures du matin le 13 juillet 1994 à la sortie de la baie de La Havane. 41 personnes, parmi elles 23 enfants venaient de mourir sur le remorqueur 13 de Marzo, dans une opération dirigée par des officiers
du gouvernement cubain.
Le 7 mars 1995, la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU réunie à Genève, a approuvé la motion présentée par les Etats-Unis condamnant Cuba pour violation des droits de l’homme.
Deux mois plus tard, le 2 mai, le gouvernement des Etats-Unis annonçait an accord avec le gouvernement de Cuba pour rendre à celui-ci ceux qui essaieraient de fuir de l’île. Sept jours après, le 9 mai, une
embarcation des US Coast Guards remettait à des fonctionnaires du gouvernement cubain les premières des 13 personnes arrêtées en pleine mer.
La distance entre La Havane et la Floride est de 90 milles (165km) et se fait en 45 minutes, mais pour Hernandez, le but, les Etats-Unis, lui a coûté 15 ans, plusieurs tentatives pour commencer le voyage, deux
arrestations et deux expériences traumatiques. La première d’entre elles, lorsqu’il vit mourir dans le remorqueur 13 de Marzo quelques-uns de ceux qui avaient été ses amis.
Hernandez pense participer à la flottille que des groupes d’exilés cubains organisent pour s’approcher près de la baie de La Havane, le 13 juillet de cette année, qui a été déclaré par le Comté de Dade, Floride, Jour du Génocide Cubain. Ils commémoreront l’anniversaire de la date tragique.
Hernandez est ce ceux que rien n’arrête pour obtenir ce qu’ils veulent. Et ce qu’il a voulu le plus depuis son adolescence a été d’arriver aux Etats-Unis.
A 18 ans il a été l’un des 1000 cubains qui en 1980 sont entré dans l’ambassade du Pérou à Havane. Il est sorti pour accompagner chez elle une femme enceinte qui est tombée malade et, ensuite, quand il a essayé d’y renter de nouveau, il n’a pas pu.
Il assure qu’il y eut d’autres tentatives, souvent infructueuses, pour fuir. Ensuite il a travaillé pendant 15 ans dans l’Entreprise de Navigation Mambisa, comme conducteur d’un camion remorque qui transportait le ravitaillement des bateaux dans les principaux ports de l’île.
Le lundi 18 avril 1994, lui et 12 de ses amis partirent dans le camion remorque juqu’à Coralillo, Las Villas, en transportant un canot qu’ils avaient construit pour fuir de Cuba. L’idée était de descendre l’embarcation et qu’un autre ami non impliqué dans le voyage rentre avec lui à La Havane. Mais au bord de l’eau le véhicule lourd s’est enlisé et ils l’ont laissé là.
Déjà sur la mer, le moteur du canot est tombé en panne et ils sont restés deux jours perdus. En rentrant sur la terre ferme, ils se sont dispersés. Ceux qui restèrent à Las Villas furent arrêtés. Hernandez se présenta le 22 à son travail et assura qu’on lui avait volé le camion remorque.
Le manque de coordination entre les commandements à Cuba l’ont probablement sauvé d’une longue prison: les autorités de La Havane n’ont pas vu de relation entre Hernandez et le camion remorque trouvé à Las Villas au bord de la côte, ni avec les hommes arrêtés dans cette province. J’ai été arrêté pendant 11 jours, mais ils l’ont seulement licencié pour “ne pas préserver les biens de l’état”.
Pendant ses 15 ans dans l’Entreprise Mambisa, Hernandez avait fait la connaissance de Fidencio Ramel Prieto, chef des opérations du port de La Havane. Ils se retrouvèrent et après quelques essais, Hernandez avait appris qu’il planifiait une fugue avec Raul Munoz, capitaine du remorqueur 13 de Marzo. Il fut inclus dans le petit groupe initial de conspirateurs.
Les détails de la fuite de 72 personnes, la persécution des embarcations du gouvernement, les puissants jets d’eau avec des tuyaux à haute pression, ont déjà été racontés.

CONTACTO, dans son édition du mois de mai 1995, a publié une version de la tragédie par le survivant Sergio Perodin, qui avait témoigné devant un comité du Congrès des Etats-Unis en février 1995, devant la
Commission des Droits de l’Homme de l’ONU en mars de cette année là, et devant deux sub-commissions du Congrès de Venezuela en avril.
Hernandez dit que l’épouse de Perodin, Pilar Almanza, a été l’une des premières à mourir lorsqu’une des vedettes cubaine a délibérément éperonné l’arrière du “13 de Marzo”, en l’enfonçant jusqu’à la moitié, et
en piégeant environs 30 personnes dans la soute du remorqueur.
Perodin avait pu rester à flot avec son fils Sergio, s’accrochant à lui. Janet Hernandez, épouse de Modesto Almanza, un frère de Pilar, portait l’autre fils de Perodin, Yasser, 11 ans. Pendant environ 90 minutes les
3 vedettes Polargo du gouvernement cubain ont tourné à grande vitesse autour des naufragés qui essayaient de se maintenir à flot: les tourbillons que les Polargo provoquaient absorbaient les gens et les objets sur la superficie de la mer, tandis que les jets d’eau lancés avec des tuyaux de haute pression abattaient les réfugiers sur le pont du remorqueur, surtout des enfants et des femmes. “Je n’oublierai jamais les rires sur les vedettes”.
“D’un coup, le fils de Perodin a été arraché des bras de sa tante et a disparu dans l’eau. Cette dernière, en état de choc, est restée sans bouger avec une petite chaussure de l’enfant à la main”, raconte Hernandez.
Janet, qui survécut avec son époux, est une femme décidée. Ce fut elle qui plus tard, à La Havane, s’est mise en contact avec Marilyn Esposito et Nelson Torres, deux opposants au régime, qui ont fait qu’elle a pu
raconter l’odyssée. Sa narration enregistrée fut le premier témoignage qui a pu être sorti de Cuba.
Selon la narration que Jorge Hernandez a donné à Contacto, il a vu comment les gens se noyaient et mouraient autour du lui. C’était des hommes, des femmes et des enfants qui peu d’heures auparavant avaient
l’espoir d’atteindre la liberté sur les côtes de Floride. Parmi les noyés figurent Ramel Prieto, Munoz Garcia, sa fiancée et la famille de celle-ci.
“D’autres étaient sur le point de se noyer. Comme j’avais été maître nageur à Cuba, j’en ai aidé quelques-uns. J’ai jeté ma bouée de sauvetage au sculpteur Gustavo Barzaga del Pino. Plus tard, lorsque tous les deux nous étions à Guantanamo, il a fait une sculpture représentant le naufrage du 13 de Marzo”, dit Hernandez.
Apparemment, les marins cubains suspendirent leurs jeux macabres lorsqu’ils se rendirent compte que l’équipage et des passagers d’un navire batant pavillon grec observait et filmait la scène, à une distance de seulement environ 800 mètres.
Un torpilleur des garde-côtes qui avait suivi le 13 de Marzo depuis le début et dont les officiers avaient observé impassibles le massacre, s’est alors approché des survivants pour les repêcher.
De même que les autres hommes du groupe, Hernandez a été arrêté pendant environ 20 jours à Villa Marista, siège de la Sûreté de l’Etat.
“Ils disaient que cela avait été un accident provoqué par nous et que nous allions payer pour les morts. Comme pour beaucoup d’autres, ils voulaient m’obliger à déclarer que cela avait été “un accident”. Ils m’apportaient les journaux dans lesquels apparaissaient des déclarations d’autres survivants. Ensuite, après 22 jours ils se sont rendu compte qu’ils ne pouvaient pas me convaincre et m’ont laissé partir”, raconte-t-il.
Les autorités cubaines ont averti les survivants qu’il ne pouvait plus sortir de la province, se réunir avec d’autres groupes d’opposants, ni participer à des fêtes, en dehors de chez eux. Ils devaient pointer de
façon périodique à la Sûreté de l’Etat.
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1. ”Balsero” est un terme utilisé pour désigner les Cubains essayant d’atteindre les côtes des États-Unis dans des embarcations de fortune, les “balsas”. Ils traversent le détroit de Floride à la recherche de meilleures conditions de vie.


Enrique   |  Histoire, Politique, Répression   |  07 15th, 2020    |