Nouveaux acteurs, vieilles pratiques

Excellente réflexion de notre compagnon Armando Chaguaceda sur les activismes et la société civile cubaine.

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Ce n’est un secret pour personne qu’à Cuba, diverses revendications, identités et propositions de ce que nous appelons la société civile ont émergé ces derniers temps. Des militants communautaires, des animalistes, des LGBTI, des antiracistes, des écologistes, des féministes, des communicateurs indépendants et une longue liste d’autres personnes ont rejoint, dans l’espace public et virtuel, les défenseurs des droits de l’homme assiégés et les membres des quelques ONG reconnues par le gouvernement.

Qu’une telle chose se produise est logique : chaque jour, Cuba devient une nation plus diversifiée socialement – et aussi plus inégale –, plus connectée – grâce à Internet et aux voyages – ; bien que le pays continue aussi à exister avec un peuple pauvre dirigé par un système autoritaire. Et c’est précisément ce dernier trait, celui de l’impact psychosocial et politique de l’ancien autoritarisme sur les attitudes du nouvel activisme, qui mérite d’être examiné.

La fragmentation et la sélectivité civique induites sont des caractéristiques du modèle traditionnel de citoyenneté socialiste qui survivent dans ce nouveau militantisme. Sous son influence, on se mobilise pour sa cause, dans son quartier et dans la société, mais on ne peut pas être visible ni dépasser cette situation. Et cette citoyenneté  met en pratique – un peu, peu de temps – quelque chose de similaire aux droits d’expression, d’organisation et de manifestation, tant qu’il ne dépasse pas les lignes rouges tracées par Papa-État. Des lignes qui font référence à l’impossibilité de remettre en cause le modèle imposé par le pouvoir en place. « Je ne rejoins pas X, parce que ce n’est pas mon combat ». « Si vous ajoutez Y, vous polluez la cause ». « Nous ne sommes pas intéressés par les problèmes de Z ».

Il serait injuste de réduire, analytiquement, le pourquoi de ces attitudes sous l’étiquette de simulation et de complicité. Nous ne devons pas oublier que l’activisme naît de causes ressenties et grandit avec l’apprentissage personnel. Que la mémoire historique des identités et des luttes subalternes acquiert à Cuba un contenu discontinu, irrégulier, plein de silences, d’inhiliations et d’exils.

Lorsqu’un jeune, formé au sein du système et, dans certains cas, au sein de familles révolutionnaires, découvre de nouveaux besoins vindicatifs, le processus de conversion au militantisme peut être ardu et douloureux. Si le jeune vient de provinces moins liées aux changements qui se produisent dans des villes comme La Havane, il est généralement porteur d’un héritage multiple de conservatisme social : il doit surmonter les barrières mentales et informationnelles et la double influence de la coercition/chantage de l’État et de la famille.

Cependant, lorsqu’on a grandi – dans toutes les acceptions d’âge et de culture du terme – au sein de la société et de l’activisme, il peut être plus difficile d’accepter la persistance de certaines attitudes. Non pas à cause d’une norme imposée par un canon ou une coordonnée extérieure, mais à cause de son effet sur la cause même qui l’accompagne, il y a des activismes qui agissent de manière incohérente. Dans le sens que la Royal Academy of Language donne au terme incohérence : «Quelque chose qui n’a pas la relation logique appropriée avec un autre ».

Les exemples d’une telle procédure sont visibles. Lorsque le journalisme alternatif se pratique, mais que rien n’enregistre de ce que cette même condition implique pour les compagnons réprimés. Quand vous postulez l’antiracisme, sans assumer la défense des militants noirs emprisonnés. Tout en promouvant le féminisme, mais en ignorant les femmes – généralement noires, métisses et d’origine modeste – qui languissent dans les prisons en raison de leur statut d’opposantes.

Dans d’autres contextes –- pas précisément démocratiques – des causes similaires ont suscité une solidarité large et transversale, rassemblant des voix diverses pour la libération d’un journaliste [1], d’un indigène [2] ou d’un juge [3] injustement emprisonné. Mais à Cuba, la question semble encore difficile étant donné la nature très fragmentée et sélective, répliquée et résiliente de la société civile. Elle est également due à l’effet d’une polarisation extrême, alimentée par le discours officiel et reproduite, dans une certaine mesure, dans certains secteurs de l’opposition et de l’exil.

Ces attitudes incohérentes, plutôt que d’obéir à un modèle de sous-développement de l’activisme, font référence à la sélectivité et à la fragmentation induites par le pouvoir, car elles rendent la répression invisible et avilissent la condition même de l’activisme sélectif. Et ils le rendent tout simplement déconnecté de la cause que l’on veut faire avancer, de l’injustice que l’on déclare combattre.

Il ne s’agit pas ici d’un jugement moral, mais d’un jugement descriptif et taxonomique. Il est possible, à partir de différentes idéologies, d’avoir des visions différenciées pour comprendre et affronter les problèmes du monde. Certains militants peuvent, de par leur nature, ne pas faire face à l’abus de pouvoir contre d’autres êtres humains. Certaines mobilisations animalistes, par exemple, sont égocentriques dans leurs revendications contre la maltraitance des animaux, même lorsque la simple existence de ces groupes dépend aussi de l’autorisation du gouvernement.

Mais cette excuse n’est pas valable pour d’autres militants : lorsqu’il y a des personnes, politiquement réprimées, dont l’identité et les revendications sont liées à la cause sociale que je choisis de défendre. Des gens dont je choisis de faire taire le destin. L’insolidarité qui est, tout simplement, une perversion de l’activisme. Roberto Quiñonez, Silverio Portal ou Keilylli de la Mora sont, en ce moment, victimes d’attitudes similaires, issues du nouveau militantisme émergent.

Que cela se produise n’invalide pas les efforts et les résultats partiels que ces activismes sélectifs peuvent présenter, en termes d’éducation du public et de demandes spécifiques. Mais si l’on prend tout court en compte – pour des raisons de mode, de commodité ou de croyance sincère – la portée de l’activisme peut être un peu importante. On pense peut-être que le niveau de développement civique de la société cubaine et l’intolérance de son État ne permettent qu’un activisme aussi limité.

Si c’était le cas, il serait bon de le rendre explicite au lieu de recourir à des justifications d’un autre genre : que je ne reconnaissais pas pour cet abus, qu’il ne correspondait pas à mon combat, qui était manipulé par des forces obscures. Les paroles sincères sont un premier acte de rébellion – morale, civique et intellectuelle – dans un ordre autocratique où nous devons tous demander la permission d’exister. Dans lequel nous sommes tous traversés par nos dogmes, nos peurs et nos oublis. Vaclav Havel, lorsqu’il a écrit Le pouvoir des sans pouvoir, a confronté la société tchèque – et lui-même – à ses misères quotidiennes, tout en continuant à croire et à lutter pour un changement possible.

L’expérience de ces dernières années montre que, malgré tout, des progrès ont été réalisés dans ce domaine. Une grande partie du meilleur activisme créole, dans ses diverses dimensions, a une origine sociale et territoriale absolument subordonnée.

Certains espaces – le Mouvement San Isidro, l’Institut d’artivisme Hanna Arendt, le Réseau des femmes, le Comité des citoyens pour l’intégration raciale –rassemblent des militants qui ont appris à combiner les demandes de diversité sociale et de pluralisme politique, à légitimer les programmes de reconnaissance des différentes communautés et la construction d’une citoyenneté intégrale. C’est à partir de cette intersection des luttes et de la transversalité des alliances qu’une société civile plus complète, plus articulée et plus puissante pourra se forger dans le Cuba de demain.

Armando Chaguaceda

Armando Chaguaceda Noriega est un politologue et un historien cubain ; il est spécialisé dans l’étude de la société civile et du régime politique à Cuba et dans plusieurs de ses alliés de l’ALBA. Armando Chaguaceda a fait partie, dans son pays natal et en Amérique latine, de plusieurs organisations et réseaux militants, autour d’une perspective progressiste, mais antiautoritaire, comme par exemple l’Observatoire critique de La Havane. Il est membre d’Amnesty International et professeur à l’université de Guanajuato (Mexique).

Traduction : Daniel Pinós

Havana Times

https://havanatimesenespanol.org/diarios/armando-chaguaceda/nuevos-actores-viejas-practicas/?fbclid=IwAR1gHfmVCQQJyeRGrQKlHPHZyc6mwWOePQof8lbm5R8ErG7eqKUFK5hAN7M

Armando Chaguaceda : Mon curriculum vitae me présente comme un historien et un politologue… Je suis d’une génération inclassable, qui a recueilli les réalisations, les frustrations et les promesses de la Révolution cubaine… et qui aujourd’hui résiste sur l’île ou trace son chemin à travers mille endroits dans ce monde, en essayant de continuer à être humain sans mourir dans la tentative.

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[1] https://www.bbc.com/news/world-europe-48580217

[2] https://www.efe.com/efe/america/mexico/liberan-en-mexico-a-lider-indigena-y-activista-arturo-campos-detenido-2013/50000545-3467916

[3] https://www.bbc.com/mundo/noticias/2011/12/111221_carta_chomsky_liberacion_afiuni_chavez_jp.shtml


Enrique   |  Actualité, Politique, Répression   |  07 27th, 2020    |