Hommage à Simon Leys. L’auteur des “Habits neufs du président Mao”

Hommage publié le 12 août 2014 par Floréal Melgar sur le blog :

https://florealanar.wordpress.com

« Le mystère qui planait sur la Révolution culturelle commence à se dissiper. Jusqu’à ces dernières années, nous ne connaissions de ces convulsions que ce que nous en avaient conté des auteurs, telle Maria Antonietta Macciocchi, qui n’avaient vu la Chine de Mao qu’en surface et qui, conduits par le bout du nez au cours d’un voyage éclair, nous brodaient une Chine de fantaisie où leurs espoirs déçus par le marxisme officialisé à Moscou se mêlaient à leurs espoirs de voir enfin se développer un communisme qui ne fût pas une caricature de leur conviction révolutionnaire. Ou encore ce que nous en disaient des feuilles publiées par de jeunes sorbonnards qui, las de brandir le Petit Livre rouge, reposaient leur bras fatigué en écrivant n’importe quoi, suivant une tradition bien établie au quartier des écoles et qui remonte au haut Moyen Age. »

Maurice Joyeux
« La Chine de Mao Tsé-Toung et de la Révolution culturelle »
(La Rue n° 19, premier trimestre 1975)

Pierre Ryckmans, plus connu sous le pseudonyme de Simon Leys, s’était fait connaître en 1971 avec la publication de son livre Les Habits neufs du président Mao, le premier d’une série d’ouvrages consacrés à la Chine maoïste, dans lesquels il révélait la sombre réalité de cette autre imposture communiste et rendait à jamais ridicules les élucubrations d’un certain nombre d’intellectuels occidentaux sous hypnose marxienne.
Dans son livre L’Humeur, l’honneur, l’horreur*, Simon Leys consacrait un chapitre, « La malédiction de l’homme qui pouvait apercevoir les petits poissons au fond de l’océan », à cet aveuglement de personnalités investies d’une autorité intellectuelle et morale qui se révèle, au bout du compte, n’être qu’une sinistre supercherie. Voici un extrait de ce chapitre :

« Après les massacres de Tienanmen, à plusieurs reprises, je me suis entendu demander de but en blanc : « Pourquoi la plupart de nos experts s’étaient-ils aussi constamment fourvoyés au sujet de la Chine ? Qu’est-ce qui vous avait permis, à vous et à une poignée d’observateurs critiques, de voir les choses comme elles étaient, et pourquoi est-ce que personne ne vous avait écouté ? »
On m’a plusieurs fois offert d’écrire sur ce thème, mais j’ai tout d’abord décliné ces invitations. L’idée de me percher sur une pile de cadavres chinois pour glousser triomphalement : « Je vous l’avais bien dit ! », comme une poule qui vient de pondre, n’est pas particulièrement attrayante.
(…) Toutefois, si nous considérons le problème sous un angle plus universel et philosophique, il y a une question qu’il pourrait être intéressant de poser : comment et pourquoi nous efforçons-nous habituellement de nous protéger contre la vérité ?
Il serait assez injuste de demander, par exemple, pourquoi Shirley MacLaine et le professeur Fairbank** ont pu prononcer leur tristement fameux éloge de la Chine maoïste (on se rappelle qu’à un moment où la Chine était plongée dans un abîme de malheur, d’oppression et de terreur, l’éminent historien de Harvard avait eu l’aplomb d’écrire : « Dans l’ensemble, la révolution maoïste est l’événement le plus heureux dont ait bénéficié la Chine depuis bien des siècles »). Il serait plus pertinent de demander : « Pourquoi sommes-nous perpétuellement disposés à investir les Shirley MacLaine et les professeurs Fairbank d’une telle autorité intellectuelle et morale ? » Car, après tout, la seule autorité qu’ils posséderont jamais est celle-là même que nous leur aurons concédée.
Essentiellement, les gens croient ce qu’ils souhaitent croire. Ils cultivent leurs illusions par idéalisme – et aussi par cynisme. Ils suivent leurs visions parce qu’ils ont soif de religion – et aussi parce qu’ils y trouvent leur avantage. Ils cherchent une croyance qui puisse leur inspirer l’âme – et aussi leur remplir le ventre. Ils croient, par générosité et par intérêt. Ils croient, parce qu’ils sont bêtes et parce qu’ils sont malins. Simplement, ils croient pour vivre. Et c’est précisément parce qu’ils veulent vivre que parfois ils étrangleraient volontiers quiconque serait assez insensible, cruel et inhumain pour les priver de ces mensonges qui soutiennent leur existence.
Quand on me dit maintenant que j’avais vu diantrement juste sur la question chinoise, pareil compliment (car, la plupart du temps, il s’agit d’un compliment, semble-t-il) peut difficilement flatter ma vanité. En effet, comme cela me force à réexaminer les raisons qui m’avaient amené à adopter ma position – à l’origine assez impopulaire et solitaire – non seulement je ne trouve guère matière à me réjouir, mais encore j’ai tout lieu d’appréhender l’avenir : je crois que mon compte est bon.
Ne nous faisons pas d’illusions : pour l’essentiel, les informations que j’ai rapportées ces vingt dernières années, pour déplaisantes et inappétissantes qu’elles eussent été, n’avaient rien de confidentiel, ni même d’original. Il était aisé de les rassembler, il n’était même pas nécessaire de leur donner la chasse : elles accouraient à vous, et elles se présentaient avec une évidence aussi simple et directe qu’un coup de poing sur le nez. Personnellement, ma première rencontre avec le communisme en action date de 1967, à Hong Kong, quand je trouvai sur le pas de ma porte le corps d’un courageux journaliste chinois : quelques secondes auparavant, il avait été horriblement mutilé par des assassins communistes et il était en train d’agoniser. Après cette première introduction élémentaire à la politique communiste, le reste de mon éducation ne fut pas compliqué. Pendant les deux ou trois années qui suivirent, je me contentai d’écouter attentivement les propos de quelques amis chinois intelligents et cultivés, et de lire deux quotidiens chinois au petit déjeuner. Ce modeste bagage intellectuel devait finalement me permettre d’écrire quatre livres sur les affaires chinoises contemporaines – livres qui, apparemment, devaient être assez sensés et solides, puisque leur contenu s’est trouvé confirmé par les développements ultérieurs de l’Histoire, et par les dépositions d’innombrables témoins chinois.
Et pourtant, j’ose l’affirmer : dans ces quatre livres – qui passèrent un temps pour choquants, scandaleux et hérétiques –, il serait impossible de trouver une seule révélation, une seule vue originale, une seule idée personnelle. D’un bout à l’autre, je m’y étais contenté de traduire et de retranscrire des notions qui, aux yeux de n’importe quel intellectuel chinois raisonnablement informé, constituaient des vérités élémentaires, simplement conformes aux exigences de la conscience et du sens commun – il s’agissait là de réalités, certes tragiques, mais aussi parfaitement banales. La seule compétence technique requise pour effectuer cette tâche de compilation – compétence que l’on pourrait difficilement qualifier d’exceptionnelle, puisqu’elle est partagée par plus d’un billion de personnes – était une bonne connaissance de la langue chinoise… »

Floréal Melgar

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L’Humeur, l’honneur, l’horreur, de Simon Leys, éditions Robert Laffont, Paris, 1991.
** Cet article, publié originellement aux Etats-Unis, puise naturellement ses illustrations dans la faune américaine. Le lecteur français n’aura pas de peine, si ça l’amuse, à substituer à ces échantillons étrangers des équivalents indigènes.


Enrique   |  Culture, International, Politique   |  04 6th, 2021    |