La force par l’union, et non pas l’union par la force : José Martí, consensus et autogestion dans le Parti révolutionnaire cubain

Par Mario G. Santana Castillo

Traduction de l’espagnol par Daniel Pinós

Sources :

Red Protagónica Observatorio Crítico


Dans l’imaginaire cubain d’aujourd’hui, il existe une phrase clé sur le mérite de José Martí durant la lutte pour l’indépendance de Cuba :  notre apôtre et héros national “qui unit les Cubains pour mener jusqu’au bout la Guerre nécessaire.” Le principal instrument de cette union serait le Parti révolutionnaire cubain (PRC). Cependant, la manière dont fut élaboré le consensus de base qui donna naissance au Parti de Martí est – il faut le reconnaître – toujours sujet à controverses et même objet d’inconnues et de malentendus historiographiques.

L’idée que le Parti révolutionnaire cubain est l’ancêtre du Parti communiste cubain a été un rempart qui n’a pas permis une compréhension plus profonde des caractéristiques originales de cette organisation et sa contribution unique à la culture et l’imaginaire politique cubain. Né de l’influence du modèle associatif américain et de la richesse de sa vie locale, dans le Parti révolutionnaire cubain se condensèrent plusieurs points de conflits hérités de la guerre d’indépendance de 1868-1878 et de 1879, et les concepts organisationnels qui furent assumés dans la préparation de ces guerres.

À cela il faut ajouter que le mouvement d’indépendance cubain, élaboré en plein développement du conflit entre capital et travail sur l’île, devait prendre naissance durant cette période avec le militantisme actif des anarchistes dans le mouvement ouvrier cubain. En opposition à tous les projets politiques destinés à remplacer la domination socio-économique espagnole par une administration cubaine qui divisait la classe ouvrière basée à Cuba.

D’autre part, soutenir l’idée que le Parti révolutionnaire cubain fut fondé “avec l’objectif principal d’organiser la guerre contre la domination espagnole dans les Antilles [1] conduit à une simplification par “essentialisme” qui empêche la compréhension en profondeur de la nature de cet espace socio-politique.

Ainsi, un document comme le “Manifeste de Montecristi”, élaboré pour mettre au point  le dispositif politico-militaire qui donna naissance à la guerre, parle tout autant de la nécessité de créer “des méthodes et des institutions nées du pays lui-même”, ainsi que de la nécessité que “chaque homme se découvre et s’assume.” Un tel projet, dans un document pragmatique, est rare pour l’époque, selon le texte la guerre “n’est qu’un moyen. La république est notre fin”, et si la guerre est un moyen, elle doit contenir l’esprit, la logique opérationnelle de cette fin qui permit l’invention de tant d’outils pour parvenir à l’indépendance.

À notre avis, la logique opérationnelle qui détermine et encourage les moyens et les fins du Parti révolutionnaire cubain est basée sur la réalisation d’un consensus politique au travers de moyens décentralisés et non-autoritaires, entre composantes sociales antagoniques qui luttent pour l’indépendance de Cuba. Celle-ci étant entendue comme la plus grande autonomie, celle qui doit contenir les différentes notions de liberté et qui donne corps à cette “Cuba libre”. “Libre” non seulement parce qu’elle entraîne la fin de la domination exercée par l’État espagnol à Cuba, mais aussi, et en accord avec l’anarchisme créole d’Enrique Roig San Martín, parce qu’elle “[ne] maintient pas ses citoyens opprimés au sein de leurs frontières [car si c'était le contraire] cela aurait peu d’importance et ceux qui nous asservissent sont des étrangers ou des cubains [dans ce cas] la réalité est la même.”

Par rapport au républicanisme pur  – cet enfant terrible bien-aimé des Robespierre et des Saint-Just qui demande à mourir pour la patrie afin de vivre”, qui revendique la liberté d’être un esclave volontaire et la victime pleine d’abnégation du futur État – le fonctionnement du Parti révolutionnaire cubain, comme le républicanisme social des Communards parisiens et le mouvement d’indépendance, le mouvement Mambi, qui prit naissance à Santa Rita, appelle aux droits à la vie et  à la jouissance pour tous de l’expérience associative publique. Ainsi qu’au développement des convictions de tous ( “tout homme doit se connaître et s’assumer”), ce qui unit de manière indissoluble avec des devoirs vis-à-vis de liens inextricables au sein de la société, afin d’apprendre à vivre dans la justice et, en cas de nécessité, aussi de mourir pour elle.

La conséquence logique de ce point de vue sur l’organisation pour la liberté de Cuba, sera le changement dans la conception de l’organisation de la guerre comme l’expression concertée de la nouvelle politique. N’oublions pas que les postes clés du Parti (délégué et trésorier) furent élus [2] chaque année et ils rendaient des comptes directement à le base [3]. À cet égard, les associations de base et les cadres du congrès du Parti révolutionnaire cubain composés de représentants des associations de chaque ville n’étaient pas, tel que le reconnu Ibrahim Hidalgo, “des entités passives dans la préparation de la guerre à Cuba, mais au contraire elles agissaient comme une part indissoluble de l’ensemble des activités qui permettaient le déroulement harmonieux des événements jusqu’à la réalisation des objectifs essentiels. Ce qui prend une de ses expressions les plus évidentes dans le fait que les organisations locales ont été en mesure d’acheter leurs propres armes [4]. Une question qui montre le sens que l’on a donné à la guerre, non seulement comme un fait belliqueux, mais aussi comme une occasion de mettre en œuvre les principes politiques qui animent l’organisation : “Préparez la guerre c’est la guerre… Aller à Cuba pour organiser la guerre, c’est la première campagne de la guerre.”

Malgré l’espionnage espagnol et l’espionnage nord-américain, ces préparatifs et ces efforts obligèrent  les indépendantistes à faire en sorte en peu de temps qu’une chose aussi cruciale que la collecte d’armes reste centralisée dans les mains des clubs locaux qui conservaient le droit reconnu d’obtenir des informations sur l’usage de leurs contributions.

Le Parti révolutionnaire cubain pour être efficace, afin d’arriver à ses fins, devait fonctionner en faisant une synthèse sur l’époque qu’il traversait et sur la pertinence de la situation. D’abord, parce qu’il devait surmonter les dilemmes qui avaient dévorés le premier mouvement d’indépendance insurrectionnel cubain : “la liberté contre la discipline “,” le civisme contre le militarisme”, “le régionalisme contre le centralisme “,” les soldats contre les citoyens “, etc, en reconnaissant ces contradictions comme des conflits réels mais aussi de faux dilemmes. Ensuite, parce qu’ils avaient besoin d’une forme de gouvernement en armes qui “ne dure dans sa forme première que le temps des événements pour bâtir  un pays et avec toutes les forces révolutionnaires de la révolution” [5].

Seul un consensus politique qui fasse éclater les formes verticalistes, d’une nature distincte que celle des habituels partis politiques (étatistes) que nous connaissons encore  aujourd’hui, un consensus fondé sur l’autonomie sociale de tous les composants non antagoniques qui avaient pour but l’indépendance de Cuba, pouvait être le véhicule nécessaire pour mobiliser durant cette période de vastes  secteurs hétéroclites de la société cubaine. Une expérience qui – d’autre part – permit d’ouvrir un champ de réflexion sur la recherche impartiale d’un ordre social pour la liberté et dans la liberté, qui dépasse les logiques abstraites et imprégnées de colonialisme sous les formes du libéralisme et sous les formes républicaines.

Dans la Cuba de la fin du XIXe siècle une des composants de l’échec de la révolution sociale fut la mise en place dans le Parti révolutionnaire cubain de pratiques centralistes et élitistes véhiculées par la gestion d’un homme comme Thomas Estrada Palma, un homme plein d’admiration  pour la culture politique nord-américaine, mais aussi – ce qui est plus déterminant –  des conceptions républicano-libérales qui paralysèrent la recherche dans la liberté de formes du gouvernement qui “entraîne d’avantage le pays et les forces révolutionnaires de la révolution”. La dissolution du Parti révolutionnaire cubain en 1898 fut le dernier acte du changement opéré dans le fonctionnement du Parti et le début de la prédominance des “sages politiques” que dénonça Fermín Valdés Domínguez dans ses “Mémoires d’un soldat” [6].

Cependant, la praxis du Parti révolutionnaire cubain, parvint à unir dans ses rangs non seulement des individus engagés au service d’une cause, mais aussi –  et à une dimension spectaculaire des collectivités autonomes créées avec le but de socialiser politiquement les travailleurs [7], les noirs [8] et les femmes [9]. C’est à dire que ce sont précisément les acteurs sociaux de cette époque qui étaient marginalisés et exclus des modes d’action “traditionnels” (autoritaires, bourgeois, patriarcaux, racistes, centralistes, colonisateurs) afin de faire de la politique. Le Parti atteint son but premier qui consistait à libérer le pays contre la métropole ibérique et à empêcher l’annexion directe de Cuba par les États-Unis. D’autres objectifs plus sublimes ne furent pas atteints, mais les preuves historiques indiquent que le Parti révolutionnaire cubain (qui n’était pas attribuable uniquement à l’œuvre d’un apôtre) a servi de catalyseur pour la création de nouveaux espaces publics autonomes, où au-delà des exigences pour une indépendance politique entière, des propositions sociales radicales ont été portées par les secteurs les plus marginalisés.

L’histoire et les modes d’organisation du Parti révolutionnaire cubain – quintessence de la praxis politique de Martí – font parti du patrimoine historique vivant du peuple cubain. Car ce sont des moments exemplaires et une manière de gérer le consensus politique avec des moyens décentralisés et non-autoritaires qui demeurent exceptionnels.

[1] Hidalgo Paz, Ibrahim. “Le Parti révolutionnaire cubain dans l’île”, Sciences sociales, La Havane, 1990 (p.13).

[2] Le commandant en chef de la future guerre fut également élu directement par tous les membres “actifs” de l’Armée de libération.

[3] Les statuts secrets du Parti établissaient dans son article 2 : “Le Parti révolutionnaire cubain fonctionnera par le biais des associations indépendantes, qui sont les bases de son autorité, d’un conseil constitué dans chaque localité avec les présidents de toutes les associations, d’un délégué et d’un trésorier élus annuellement par les associations”. Les organes du conseil pouvait conseiller tant les associations que le délégué (§ 4, paragraphes 2 et 3), et aussi ils pouvaient exiger les explications nécessaires pour mieux comprendre l’esprit et les méthodes avec lesquels le délégué remplissait ses responsabilités (mandat impératif du délégué : paragraphe 5). Celui-ci, comme le trésorier, rendra un rapport chaque année avant les élections (§ 5, alinéa 7, § 6, paragraphe 4). Tout organe du conseil avait “le droit de demander à d’autres organes du conseil” de favoriser le témoignage du délégué s’il en était décidé par un vote majoritaire (droit de rétractation : § 10), ainsi que (dans ce cas par la voie du délégué) de proposer “une réforme des bases et des statuts” (§ 11). Nous voyons que la conception politique du Parti révolutionnaire cubain œuvrait dans un sens inverse à ce qui est arrivé un quart de siècle plus tard, au cours de la Révolution russe : pendant qu’en Russie un parti d’apparatchiks finit par imposer son hégémonie sur les conseils (soviets), le Parti révolutionnaire cubain était un parti qui faisait la promotion de ses consensus opérationnels à partir de l’activité autonome des Conseils révolutionnaires eux-mêmes.

[4] Hidalgo Paz, ibid.

[5] Lettre de Martí à Gonzalo de Quesada. “Œuvres complètes”,  t. 4. Sciences sociales, La Havane, 1975 (p. 144).

[6] Une recherche de qualité qui reste la référence essentielle pour l’étude sur la détérioration de la participation démocratique populaire au cours des dernières années de la guerre est “Le report de la révolution”, de Ramón de Armas (voir par exemple la publication par le Centre d’études de Martí, La Havane, 2002).

[7] “En grande partie, ce succès afin de s’assurer un appui solide parmi les travailleurs peut être attribué au fait que les leaders de la classe ouvrière ont été très reliés à l’organisation. À mesure que le Parti révolutionnaire cubain se développait, les activistes socialistes assumèrent des positions importantes au sein de sa structure. Rivero fut élu Président du conseil de Tampa, le leader anarchiste noir Guillermo Sorondo, prit la tête du conseil de la ville de Martí City (Ocala), puis ensuite celui du port de Tampa ; Enrique Messonier et Ramón Rivera Monteresi travaillèrent en étroite collaboration avec Poyo, Président du conseil de Cayo Hueso. En outre, d’autres syndicalistes vétérans… entre autres Baliño, Segura, Palomino, Corbett et Creci, sont aussi devenus des activistes… Il y avait même des syndicalistes radicaux qui formèrent leurs propres organisations rebelles affiliés au Parti… En outre, le Parti révolutionnaire cubain promut activement et concrètement les intérêts économiques des travailleurs. À la différence des organisations nationalistes des années 1880, le Parti révolutionnaire cubain ne demanda pas aux travailleurs de mettre de côté leurs exigences sociales et économiques quotidiennes pour soutenir la cause patriotique. L’organisation nationaliste et ses journaux soutinrent les grèves visant à résoudre des problèmes spécifiques.” Dans : Poyo, Gerald E. “Avec tous et pour le bien de tous. Émergence du nationalisme populaire dans les communautés cubaines aux États-Unis 1848-1898″. Sciences sociales, La Havane, 1998 (pp. 184-185). Ce livre mérite d’être étudié dans son ensemble si vous voulez approfondir ce qui est ici exposé. Voir aussi : Hidalgo, Ariel. “Les origines du mouvement ouvrier et de la pensée socialiste à Cuba”. Art et Littérature, La Havane, 1976 (en particulier les pp.36-37 et 58-98, qui entre autres choses, raconte comment se produisit l’adhésion des organisations ouvrières libertaires au Parti révolutionnaire cubain).

[8] En plus d’intégrer les clubs de noirs dans le Parti révolutionnaire cubain, il est important de noter que le représentant du délégué à Cuba a été le journaliste Juan Gualberto Gómez, le leader historique du Directoire central des sociétés noires de l’île. Voir : Hidalgo Paz, op . cit. ; Poyo, op.cit, Hevia Lanier, Oilda. “Le Directoire central des sociétés noires de Cuba 1886-1894″. Sciences sociales, La Havane, 1996 ; Montejo Arrechea, Carmen V. “Sociétés noires à Cuba 1878-1960″. Centre Juan Marinello, La Havane, 2004.

[9] “En avril 1892,  Martí créa le Parti révolutionnaire cubain… et se développa alors la première action concrète pour le suffrage universel de la part de femmes cubaines et portoricaines. Le Club Mercedes Varona… avec 15 femmes membres, même si elles ne parvinrent pas à mettre en actes le  paragraphe 12 des statuts secrets du Parti révolutionnaire cubain [appelant à ce qu'il y est un minimum de 20 membres pour qu'une association puisse voter], a participé au vote pour le délégué – le plus important des postes –, et elles devinrent les premières femmes à le faire dans une organisation politique à Cuba. Cette action isolée… répondait aux principes d’un parti politique qui adopta la démocratie comme un projet et prétendait n’exclure aucun secteur… [Il y eut] des clubs [féminins du  Parti révolutionnaire cubain... qui] eurent dans leurs juntes directives des militantes noires qui jouissaient des mêmes droits que les autres membres… La participation des femmes [dans le Parti révolutionnaire cubain…] fut essentielle pour le changement de mentalité dans un vaste secteur des émigrantes cubaines. Le fait qu’elles pouvaient présider un club formé par des femmes et réaliser des activités de soutien à la future république indépendante, créa en elles une nouvelle perspective de futur… [et permit] aux femmes cubaines d’être présentes dans les espaces publics dans lesquels étaient discutés le futur de Cuba… Une importante contribution apportée par les clubs de femmes du Parti révolutionnaire cubain… était d’ordre économique… Le nombre de clubs [féminins] à l’étranger, entre 1895 et 1898, était de 85… Et si nous ajoutons à cela les plus de vingt existants sur l’île, cela donne un nombre respectable de plus de cent… Les clubs [féminins] révolutionnaires de soutien à  l’indépendance basés à Cuba eurent un rôle important qui leur permit d’avoir des exigences sociales et politiques, et parmi ceux-là le droit de vote, comme ce fut le cas du Club Esperanza del Valle, de Cienfuegos… La revendication du droit de vote de ce club est la première référence  entre toutes les réalisations des femmes cubaines dans l’île qui faisaient partie d’un groupe féminin”. Dans : González Pagés, Julio César. “À la recherche d’un espace : une histoire des femmes à Cuba”. Sciences sociales et CENESEX, La Havane, 2005 (pp. 41-48). Cet auteur raconte aussi comment, en 1896, un club de femmes de Key West a demandé la reconnaissance du suffrage des femmes dans la future République, attestant de la façon dont le protagonisme “ultra-démocratique” (le terme est de J. A. Mella) dans le Parti révolutionnaire cubain a survécu à la chute de Martí (pp. 44-45).

Légendes des photos :

1. José Martí.

2. Enrique Roig San Martín (1843-1889) : syndicaliste cubain, promoteur du socialisme libertaire. Un des clubs ouvriers du Parti révolutionnaire cubain porta son nom.

3. Les associations féminines du Parti révolutionnaire cubain : femmes du Club Mercedes Varona,  les premières dans l’histoire de Cuba à pratiquer exercer le suffrage universel. Elles votèrent pour le délégué en 1892. Photos du livre de Pagés (2005).


Enrique   |  Analyse   |  02 16th, 2011    |