Dialogues avec l’atelier libertaire Alfredo López. Le blocus externe au gouvernement et le gouvernement du blocus interne (I)

Nous avons à Cuba une sorte de slogan : « À bas le blocus des États-Unis (États-Unis ou pas) sur le peuple cubain », qui reconnaît évidemment que non seulement nous vivons sous l’effet du blocus du gouvernement américain, mais qu’il y a aussi un blocus de l’État cubain sur le peuple. Cela fait partie d’une pensée anarchiste générale, à laquelle on peut chercher des références dans des figures comme Kropotkine, en termes de capacité d’autogestion, d’auto-organisation et de soutien mutuel que tous les gens peuvent mettre en œuvre. Ces capacités peuvent également être appelées « forces productives », c’est-à-dire l’une des manifestations de cette capacité, et les États limitent ces capacités, comme le fait le système d’entreprise capitaliste. Certains auteurs marxistes ont également travaillé sur ces questions, comme John Holloway, en examinant comment cette force créatrice peut être limitée par l’action des structures de pouvoir, et comment ces structures génèrent une résistance. Il existe donc une vision – que nous partageons – de la libération des forces productives au-delà du système salarial.

La situation à Cuba aujourd’hui, et depuis quelques années, fait que de nombreuses figures de l’opposition politique au régime ont promu la notion de « libération des forces productives ». De nombreux universitaires en économie l’ont également dit, et maintenant cela fait même partie du discours officiel : les membres du Parti communiste cubain (PCC) parlent aussi de libérer les forces productives. Ce que l’on entend généralement par ce terme est essentiellement la promotion d’un marché intérieur avec des relations de production basées sur les micro, petites et moyennes entreprises, qui utiliseraient des travailleurs salariés. En principe, tout citoyen cubain peut être entrepreneur – pour autant qu’il dispose de l’argent et des ressources nécessaires – ; généralement, ces entreprises sont soutenues de l’étranger par des transferts de fonds de parents, d’amis ou d’autres partenaires, ou par les activités propres de l’entrepreneur dans un pays étranger. Ces transferts de fonds sont également un élément qui affecte une grande partie du blocus américain.

Il est donc entendu que, dans de nombreux cas, ces entreprises seront fondées sur la logique capitaliste. Si deux ou trois d’entre nous veulent créer une entreprise, il est beaucoup plus facile de se rendre dans les bureaux municipaux correspondants pour demander des licences et créer une micro-entreprise capitaliste, où il y aura un « travailleur indépendant titulaire » et des personnes embauchées. Il est beaucoup plus facile de créer une entreprise privée qui exploite le travail salarié qu’une coopérative. Le gouvernement applique une série de règles qui restreignent le libre développement du peuple cubain, c’est-à-dire qu’il ne se contente pas de rediriger la créativité du peuple cubain, cette créativité est réorientée vers le capitalisme. Lorsque nous parlons de libérer les forces, nous comprenons qu’elles doivent être libérées dans le sens d’une coopérative, socialiste, équitable, privilégiant le soutien mutuel et non dans une relation hiérarchique – mais il existe également de nombreuses restrictions, allant de la censure dans certains domaines artistiques, aux restrictions bureaucratiques des activités, ou à la surveillance administrative, comme la quasi-impossibilité de créer des organisations non gouvernementales, car de nombreuses propositions de nouvelles associations sont rejetées par les organes judiciaires.

Cuba est perçue de l’extérieur comme un espace de collectivisme, mais lorsqu’on débarque et qu’on discute avec des voisins, des travailleurs, des femmes au foyer, des « Cubains à pied » (des gens humbles qui ne conduisent pas de voiture) et des « gens de la rue » (des gens ordinaires sans fonctions officielles), on se rend vite compte qu’il y a beaucoup de scepticisme à l’égard de toute forme d’organisation (qu’il s’agisse de syndicats, d’organisations de quartier, d’organisations communautaires), parce qu’il n’est pas toujours facile d’avoir le droit de s’organiser, car les gens ont l’expérience d’organisations formées par le gouvernement et organisées du haut vers le bas, où les niveaux « inférieurs » reçoivent des ordres des niveaux « supérieurs », et il est extrêmement difficile de canaliser toute initiative « d’en bas » ou au niveau local. Il y a peu de véritables projets volontaires/communautaires, donc lorsque vous essayez de parler aux gens afin d’organiser quelque chose et avoir une initiative au niveau de la communauté ou du lieu de travail, ou même pour avoir une initiative du type d’un syndicat libre, les gens pensent immédiatement que vous les manipulez, que vous représentez un projet impérialiste, une intention dissidente ou pro-capitaliste venant du gouvernement américain, ou qu’il s’agit d’une initiative d’un « opportuniste », qui veut « utiliser une personne pour ses propres affaires », c’est-à-dire utiliser d’autres personnes pour son ego, ses intérêts, et probablement un plan douteux qui entrera tôt ou tard en conflit avec l’État. Ce n’est pas que les gens ont peur en permanence, mais dès qu’il est question d’une entreprise collective qui n’est pas « orientée d’en haut », les signaux d’alarme se déclenchent immédiatement : c’est la paranoïa. Cela se produit parce que la propagande a systématiquement réussi à créer l’image qu’une grande partie du soi-disant « environnement indépendant » est crée par des programmes du gouvernement américain, ce qui, en vérité, n’est pas toujours faux. Nous parlons de ces blocages aussi parce que nous ne pouvons pas ignorer la politique des Etats-Unis contre Cuba, la politique du gouvernement impérialiste, de ses alliés « non gouvernementaux », et bien sûr le blocus économique et financier.

Cela dit, il faut être clair sur la critique du blocus. Dans la critique du gouvernement cubain, il y a plusieurs éléments avec lesquels nous ne sommes pas d’accord : d’une part, le blocus est en place depuis 1962, date à laquelle il a été légiféré, mais dans la pratique, il est en place depuis quelques années déjà. Assez de temps a passé, et en tant que peuple, en tant que pays, nous devons être capables de détourner cette réalité, de vivre non pas en rejetant l’injustice, mais en créant des moyens internes pour briser le blocus : cela devrait faire partie de notre indépendance en tant que peuple. Il est très rare qu’un pays qui se dit socialiste soit dépendant d’un blocus et des décisions d’un gouvernement capitaliste. C’est comme défendre un socialisme qui a besoin des permissions d’un gouvernement pour exister. Une telle situation ne sera jamais vraiment en accord avec les idées du socialisme. L’une des garanties existentielles de la validité d’un projet socialiste libre et autonome est que ce projet existera pendant un certain temps, et qu’il doit donc apprendre à vivre côte à côte avec le pouvoir impérialo-capitaliste. Le projet doit donc apprendre à vivre et à défendre son existence, y compris sur le plan économique, car il serait rare que le capitalisme ne harcèle pas ce socialisme. Ainsi, cela fait partie du projet socialiste en tant que tel d’apprendre à vivre même sous le harcèlement capitaliste, et en tant que projet indépendant de l’impérialisme. Tant que nous parlerons du blocus comme d’un obstacle systémique au développement, nous reconnaîtrons qu’en tant que projet socialiste, nous avons besoin du capitalisme pour survivre. C’est un gros problème pour que nous nous reconnaissions comme socialistes. Le blocus existe, il entrave l’économie cubaine et la coexistence sociale à Cuba ; des choses élémentaires comme les envois de fonds sont restreints. Mais de cette réalité, à la reconnaissance de tout cela comme la seule façon de nous développer – il y a un long chemin à parcourir, parce que nous devons avoir une politique pour lutter contre le blocus, et même d’un point de vue gouvernemental, il y a eu suffisamment de temps pour la déployer de plus en plus, s’il y avait une véritable pensée stratégique dans l’esprit des dirigeants.

C’est un blocus qui affecte les gens et les relations communautaires, mais l’autre blocus, celui du gouvernement cubain, les affecte également. Quant à ce deuxième blocus, notre vision diffère de celle de l’opposition, dans le sens où nous voyons la libération des forces productives dans le cadre de l’entraide, de l’auto-organisation, de l’autogestion, de la coopération, et non dans le cadre d’une libre entreprise capitaliste.

Nous considérons également cette coopération comme internationale, et nous considérons que le blocus américain rompt avec cette coopération internationale, qui est basée sur le soutien et non sur une entreprise basée sur un système de type salarial, c’est-à-dire faisant partie du système mondial capitaliste. Le blocus en tant que blocus économique touche un grand nombre d’entreprises cubaines, il faut le dire, et il est réel, mais ce projet socialiste est fallacieux, pour son existence même, il doit dépendre de la bienveillance d’un projet capitaliste et impérialiste, d’un gouvernement capitaliste et impérialiste. Nous avons été très clairs à ce sujet.

Atelier libertaire Alfredo López

Traduction : Daniel Pinós

Si vous souhaitez connaître le point de vue des libertaires cubains, consultez le site en français “Polémica cubana” :

http://www.polemicacubana.fr


Enrique   |  Analyse, Politique, Économie   |  09 4th, 2021    |