La crise cubaine et l’embargo nord-américain

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Le 11 juillet dernier, Cuba a connu les plus fortes manifestations de son histoire depuis la révlution de 1959. Des milliers de Cubains sont descendus dans la rue dans plus de 60 villes, en pleine crise économique et sanitaire, avec une grave pénurie de nourriture, de médicaments et d’autres produits de base, de longues coupures d’électricité et une pandémie hors de contrôle. Le gouvernement cubain parle de « perturbations à une échelle très limitée, de désordre et de vandalisme ». Pour le président Miguel Díaz-Canel, tout cela est l’œuvre du blocus nord-américain, commercial et financier imposé à l’île et une grande opération de communication de son ennemi historique pour provoquer un changement de régime.

L’embargo nord-américain et ses effets

L’embargo nord-américain a des effets néfastes évidents sur l’économie cubaine et constitue un autre facteur d’aggravation de la crise dont sont victimes principalement les Cubains les plus pauvres. Cet embargo a été renforcé sous le gouvernement de Donald Trump. Ce dont se félicitent cyniquement une partie des opposants à l’étranger, comme Eduardo Manet, l’écrivain vivant en France. Les sanctions limitent les vols et les envois de fonds des Cubains, les investissements, les transactions financières et l’accès au crédit, les États-Unis font pression sur les banques qui font office de correspondantes pour les banques cubaines. L’embargo entrave aussi l’accès aux technologies pour la production biopharmaceutique, etc.

Des réformes pour « libérer les forces productives »

En 2008, l’ex-président Raúl Castro s’est lancé dans un processus de réforme dont un des principaux axes étaient d’actualiser la conceptualisation du modèle économique et social cubain de développement socialiste. Raúl Castro a commencé par reconnaître que Cuba importait beaucoup de nourriture et que de nombreuses terres n’étaient pas utilisées pour la production agricole.

Dans les documents de deux congrès du parti communiste (le seul parti légal sur l’île), une partie importante de ces réformes concernait les coopératives, le secteur privé, les entreprises d’État, les mécanismes de régulation indirecte, entre autres domaines. Nous aurions pu espérer que cette ouverture allait libérer les capacités d’autogestion, d’auto-organisation et de soutien mutuel que tous les gens pouvaient mettre en œuvre. Mais ces réformes se sont arrêtées pendant le second mandat de Raúl Castro. C’est l’une des raisons, avec les sanctions nord-américaines et l’impact de la crise vénézuélienne, pour lesquelles l’économie de l’île était en récession au moment de la pandémie liée au Covid-19.

Un système de planification centralisée menant à la paralysie de l’économie

Il y a eu un grand manque de volonté politique de la part de personnes qui occupent des fonctions étatiques depuis des décennies et qui craignent tout ce qui n’est pas le modèle qu’ils ont défendu depuis 1959. De nombreux économistes, sociologues, entrepreneurs et paysans cubains ont demandé à plusieurs reprises l’adoption de mesures visant à débloquer les restrictions au déploiement des forces productives. Mais l’État ne peut accepter de perdre sa main-mise sur l’économie.

L’expérience historique des pays qui ont adopté comme modèle un système de planification centralisée de l’économie démontre son infaisabilité. Malgré son lourd passé de dépendance économique vis-à-vis de l’Union soviétique et d’autres anciens pays socialistes, Cuba a répété avec le Venezuela une expérience qui s’est avérée infructueuse en soumettant la majeure partie de son commerce extérieur à des accords de nature politique. Ces accords couvrent la grande majorité des exportations de services dits professionnels (notamment médicaux). Ils constituent le principal poste d’exportation du pays, bien qu’ils soient partiellement payés en nature avec des livraisons de pétrole par le Venezuela. Ce choix est en grande partie responsable de la pénurie actuelle de devises étrangères.

Le reste des revenus de Cuba provient principalement du tourisme et des transferts de fonds. L’île est fortement dépendante des émigrants et des exilés, ceux que les gouvernants appelaient autrefois les traîtres et les « gusanos » (1). Ceux-là même dont ils attendent aujourd’hui de l’argent et du soutien, mais sans pour autant leur accorder de droits politiques. Et à tout cela, il faut ajouter d’autres erreurs graves, telles que les mesures successives et contradictoires visant à étendre et à restreindre les coopératives non-agricoles et le travail indépendant. Ou encore des calculs de capacité de paiement éloignés de la réalité pour négocier la dette extérieure de Cuba, générant ainsi des engagements que le pays n’a pas pu honorer.

Une dette extérieure chaque jour plus importante

Dans ce contexte, les échanges entre Cuba et la Chine – qui a dépassé le Venezuela comme premier partenaire commercial de l’île en 2016 – avaient été réduits de 36 % en 2019. Outre la baisse des exportations cubaines, les importations chinoises ont diminué de moitié, alors que la Chine n’observe pratiquement aucune restriction dans le cadre de l’embargo nord-américain. La raison : l’incapacité de payer du gouvernement cubain, il en va de même pour la dette contractée avec les pays européens.

En outre, le pays s’est lancé dans une réforme monétaire en 2021, retardée pendant une décennie et mise en œuvre en pleine crise économique et en pleine pandémie. Avec un peso cubain surévalué et l’absence de garantie pour les devises étrangères à la Banque centrale, les conditions ont été créées pour le développement d’un marché noir pour l’achat et la vente du dollar nord-américain. Et l’inflation s’est déchaînée, dépassant de loin l’augmentation parallèle des salaires et des pensions, certains économistes l’estiment à environ 500 %.

Pour aggraver les choses, un réseau de magasins en devises étrangères a été mis en place pour acheter des produits de première nécessité, avec un bénéfice de 240 %, et où le poulet importé des États-Unis est vendu à 7 dollars la livre. Cette situation a créé de nouvelles inégalités sociales. Les chiffres officiels sont rares, mais il est évident qu’il y a une augmentation de la pauvreté à Cuba. Ces chiffres montrent une baisse des dépenses d’assistance sociale de 2,2 % à 0,4 % du PIB entre 2006 et 2019, et une baisse de 5,3 à 1,5 des bénéficiaires d’assistance pour 1 000 habitants au cours de la même période.

Des investissements dans l’industrie touristique au bénéfice des militaires

Les investissements dans le tourisme, ont augmenté bien plus que la moyenne de l’économie cubaine depuis 2015, selon l’Annuaire statistique officiel, dont les données les plus récentes datent de 2019, ainsi que les rapports anticipés pour 2020 et le premier trimestre de 2021, qui servent de source aux observateurs. Deux faits révélateurs mettent en doute la justification économique de ces investissements : plus de la moitié d’entre eux se trouvent à La Havane et sont liés au secteur immobilier du tourisme, à des hôtels monstrueux et luxueux qui ne sont pas utilisés et ne le seront pas à court terme, car le tourisme s’est effondré et mettra du temps à repartir dans les Caraïbes et dans le monde. Entre janvier et mars 2021, en pleine pandémie et avec des hôtels pratiquement vides, 50,3 % des investissements ont été réalisés dans le secteur immobilier, tandis que 0,6 % ont été investis dans l’innovation technologique, 2,6 % dans l’agriculture et 9,5 % dans l’industrie. Et ce, alors que les données officielles pour 2019 font état d’un taux d’occupation des hôtels de 48 %, qui a chuté de manière encore plus drastique avec la pandémie. La seule explication que nous avons pour comprendre pourquoi Cuba continue à investir dans ce domaine est que les militaires, qui sont à la tête des hôtels et de l’industrie touristique à travers plusieurs sociétés, s’enrichissent grâce à leur construction et à leur exploitation, en prélevant des commissions très importantes.

Dans le même temps, le gouvernement affirme ne pas avoir les ressources nécessaires pour réparer les centrales électriques, importer de la nourriture, acheter des médicaments ou investir dans l’industrie ou dans l’agriculture.

Une crise sans issue

C’est la crise la plus grave depuis des décennies, elle est sans échappatoire possible. Sans le leadership charismatique  de Fidel Castro, ni la légitimité historique de son frère Raúl, le gouvernement Diaz-Canel a dû chercher la légitimité par les résultats économiques et ils n’ont pas été au rendez-vous. Cuba connaît la pire crise économique et sociale depuis l’apogée de la période dite spéciale (2) et ne dispose même pas des soupapes de sécurité dont elle disposait alors. Il n’y a plus, comme dans les années 1990, l’option du tourisme pour réintégrer le pays dans l’économie mondiale après l’effondrement du camp socialiste.

Daniel Pinós

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1. 40 000 Cubains émigrés sont revenus depuis la réforme migratoire de 2013, qui leur facilite cette démarche. Sur l’île socialiste, on les critiquait en les traitant de « gusanos » (vers de terre) quand ils partirent. Désormais, ils sont joliment appelés « mariposas » (papillons) car leurs finances leur permettent d’investir dans l’île.

2. La « Période spéciale » désigne la grave crise économique traversée par Cuba dans les années 1990, après la chute de l’URSS, alors son principal soutien financier. Son évocation reste traumatisante pour une grande partie de la population : le pays avait souffert de pénuries de carburant et d’aliments, ce qui avait entraîné l’apparition de maladies incurables comme la polynévrite, causée par la malnutrition, et l’exode de 45 000 habitants en 1994.


Enrique   |  Actualité, Analyse, Politique, Économie   |  09 25th, 2021    |