Manifeste contre le silence, pour la justice

Plus de mille personnes ont été arrêtées dans tout le pays lors des manifestations importantes qu’a connues Cuba les 11 et 12 juillet dernier. Plus de cinq cents d’entre elles sont passées devant les tribunaux et ont été condamnées à de très lourdes peines d’emprisonnement. Force est de constater que cela n’a guère ému ce qu’on appelle la communauté internationale, qui continue curieusement à établir une incompréhensible hiérarchie des horreurs répressives de par le monde, d’une part, et à accorder d’invraisemblables circonstances atténuantes à la dictature castriste, d’autre part.
L’effroyable répression à laquelle vient de se livrer le régime communiste de l’île a fait réagir nombre d’universitaires et artistes cubains, qui ont rendu public un manifeste publié, avec un texte d’introduction, par le site « El Toque ».

Un groupe d’intellectuels et d’artistes cubains de renom résidant dans l’archipel – et appartenant à des institutions culturelles officielles – a rédigé une lettre ouverte intitulée « Manifeste contre le silence, pour la justice », dont l’objectif central est de demander la libération des manifestants du 11 juillet dernier qui ont été condamnés. Des intellectuels et des universitaires de la diaspora se sont associés à l’esprit et à l’objectif du texte.
Le manifeste devient essentiellement une protestation, qui entend également dénoncer, une fois de plus, la répression étatique déployée pour réprimer les manifestations des 11 et 12 juillet 2021, ainsi que les peines qui se veulent exemplaires infligées aux personnes jugées. La lettre précise que c’est un devoir humaniste de condamner tout épisode de violence et d’arbitraire, quelle que soit l’idéologie du gouvernement qui le commet.
Le texte appelle les intellectuels et les artistes à s’unir et à faire leur cette dénonciation, afin de parvenir à un accompagnement approprié des victimes de l’État et à un véritable arrêt des actes punitifs de l’administration cubaine.
Parmi les signataires figurent les cinéastes Fernando Pérez et Juan Pin Vilar, les historiens Alina Fernández, Mario Navia et Leonardo Fernández, les poètes Alex Fleites et Jorge Fernández Era, ainsi que des activistes – dont certains se trouvent temporairement hors de Cuba, mais résident sur l’île – liés à diverses manifestations publiques qui ont récemment défié le pouvoir de l’État.
Nous reproduisons ci-dessous le contenu intégral du manifeste.
– El Toque.

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A la communauté artistique et intellectuelle cubaine,
Les 11 et 12 juillet 2021, Cuba a été secouée par une explosion sociale qui n’a eu pour réponse qu’un déploiement répressif des forces militaires de l’État. Ces événements ont conduit à un usage excessif de la violence dont les conséquences immédiates ont été la mort de Diubis Laurencio Tejada, des descentes de police dans les maisons, des passages à tabac de manifestants et la détention de plus de 1000 citoyens. Cet épisode de désobéissance civile a été suivi de poursuites à l’encontre de plus de 500 citoyens, dans le cadre desquelles des peines voulues exemplaires ont été prononcées, dépassant dans plusieurs cas 20 ans de prison.
À Cuba, malgré les déclarations des autorités, le droit de manifester est toujours en attente de réglementation. Et face aux événements des 11 et 12 juillet dernier, l’État a répondu par une violence politique et juridique disproportionnée et méthodique qui va bien au-delà des épisodes de violence spontanés et isolés commis par certains citoyens pendant les manifestations. Les responsabilités d’un manifestant qui endommage un bien d’une autre personne ne sont pas les mêmes que celles de quelqu’un qui agresse un autre citoyen, qu’il s’agisse d’un agent des forces de l’ordre ou d’un civil.

Pour toutes les raisons susmentionnées, nous, soussignés, déclarons :
I. Ces Cubains n’ont fait qu’exercer leur droit d’avoir des droits, de la même manière que les citoyens de notre région d’Amérique latine et du reste du monde le font quotidiennement. Et dans toute république, lorsque des excès sont commis lors de manifestations, les personnes impliquées – qu’il s’agisse de citoyens ou d’agents de l’État – doivent être poursuivies proportionnellement et conformément à la loi, jamais de manière punitive.
II- Les condamnations prononcées sont un outrage public à l’encontre de l’ensemble de la société cubaine – indépendamment des sympathies idéologiques ou du militantisme politique – afin d’empêcher toute tentative des gens de jouer un rôle actif dans le destin de leur pays. La majorité des jeunes gens poursuivis sont issus de quartiers vulnérables, touchés par la crise économique aiguë et la mauvaise gestion du gouvernement. On constate une disproportion des peines, des violations des normes procédurales en vigueur – selon les législations cubaine et internationale – et une présentation exhibitionniste des procès par la presse nationale d’État.
III- C’est un devoir intellectuel des universitaires et des artistes, à n’importe quelle époque et dans n’importe quelle société, de condamner la violence et l’arbitraire sans faire deux poids deux mesures ; sans dispenses idéologiques ni subterfuges de realpolitik. De les condamner, en outre, parce que les victimes de cette violence et de cet arbitraire sont presque toujours les sujets dont la vie, les besoins et les intérêts font l’objet de nos recherches et de nos travaux.
IV- C’est un devoir humaniste concret d’accompagner les victimes de la violence d’État si nous comprenons que ce qui s’est passé les 11 et 12 juillet a été, comme dans toute l’Amérique latine, une explosion sociale exprimée par la désobéissance civile, et le résultat de la mauvaise gestion de l’économie par le gouvernement et du mode autoritaire de gérer le conflit et la participation sociopolitique à Cuba.
V- En ce moment sans précédent et triste de l’histoire cubaine, nous appelons nos collègues intellectuels et artistes à nous rejoindre. Les prisonniers sont – ou peuvent être – nos parents, nos voisins, nos amis. Nous-mêmes. À l’ère de la connectivité numérique, nous savons tous ce qui se passe. Personne aujourd’hui n’ignore les événements, les témoignages et les dénouements.

Suivant l’idéologie, il est possible de condamner ou d’approuver la violence du pouvoir. Les postures de dissimulation, de silence ou de complaisance face aux accusations à but punitif envers les manifestants du sursaut social, au lieu de défendre les citoyens vulnérables et de faire changer l’attitude des autorités, ne feront que perpétuer et amplifier les abus et les conflits. Elles rendront chacun d’entre nous, personnes d’idées et de paroles, complice, consciemment ou non, de la violence et de l’injustice.
Par conséquent, étant donné la poursuite des jugements et de leurs vices de procédure, leur connotation exclusivement punitive et les leçons tirées de processus similaires dans notre région, nous demandons la libération de nos compatriotes ; et la délimitation ultérieure – précise, proportionnelle et strictement liée au droit – des responsabilités privées et publiques face à la violence associée à l’explosion sociale. La forme concrète de l’ouverture d’une telle procédure – par le biais d’une amnistie ou d’une formule similaire – peut être débattue, mais pas son contenu. Le droit ne peut pas subordonner la justice.

(Suivent les signatures de 36 personnes.)

Illustration : la justicia cubana par Liév

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Traduction : Floréal Melgar.

Publié sur le Blog de Floréal :

https://florealanar.wordpress.com/2022/03/22/manifeste-contre-le-silence-pour-la-justice/


Enrique   |  Actualité, Politique, Répression, Solidarité   |  03 22nd, 2022    |