Cuba : Qui a peur de la littérature ? 4ème partie

4. L’IMPOSSIBLE A FRANCHI LA PORTE DU SORTILÈGE

Lezama Lima était un homme énorme. Le soir, quand il se promenait sur les quais du vieux port de La Havane, il aimait à dire qu’il se devait « à la Méditerranée et à son ouverture à l’Atlantique ». D’autres intellectuels qui avaient l’habitude de se réunir en plein air, devant un débit de café au lait, le regardaient marcher « du pas sûr du mulet au bord de l’abîme » que Lezama avait chanté dans un poème. Il y avait quelque chose d’infini chez Lezama, qui écrivit un jour dans une lettre : « Je vis dans l’éternité, dans ce qu’il reste lorsqu’on traverse le miroir ». Il était asthmatique et dans les moments de crise il y faisait référence avec la formule habituelle : « Me voici avec mon gilet mozartien sur mon ventre wagnérien ». Pourtant, c’était un grand fumeur de cigares, qui abusait aussi du Dyspne Inhal, inhalations anti-asthmatiques (devenues introuvables à Cuba dans les années soixante), et un très gros mangeur. Il pouvait, paraît-il, ingurgiter une quantité de nourriture inouïe ; nul plaisir n’était comparable pour lui à ceux de la table et de la conversation. Il était si gros qu’à sa mort, les employés des pompes funèbres ont dû sortir le cercueil par la fenêtre.

Sa sœur Eloisa nous parle avec nostalgie des « dialogues de ce Platon qui haletait en riant et emporta avec lui des ouvrages merveilleux, saturés d’une sensualité baroque débridée qui en firent le plus grand parleur de La Havane en son temps ». Julio Cortazar (Lezama eut, on le verra, des amitiés paradoxales) s’étonne du verbe de Lezama : « En vérité, il ne m’avait pas été donné de connaître un écrivain pour qui l’écriture et la parole fussent à ce point la même chose. »

Bien qu’il n’eût jamais quitté l’île, excepté dans sa jeunesse pour une dizaine de jours à Mexico et presqu’autant en Jamaïque, Lezama était un homme d’une érudition prodigieuse. Il parlait avec une égale aisance de l’art roman, de l’antiquité grecque, des desserts viennois, de la littérature chinoise, de la peinture contemporaine ou des détours de l’histoire américaine. À sa mort, sa bibliothèque personnelle comptait plus de dix mille volumes. Il fut avec Borges et Octavio Paz l’un des plus grand poètes de langue espagnole en ce siècle ; et de l’avis de Cabrera Infante, le plus grand poète que nous ait donné Cuba. Cintio Vitier (un autre ami paradoxal) dit de Lezama qu’il fut « le seul poète américain de ce siècle à se sentir contemporain des théogonies et des révélations ». Il se proposait, à lui seul, de remplir un vide de la culture cubaine (« Un siècle d’or, un poème premier que nous n’avons pas eu »). En 1939, à vingt-neuf ans, il écrivait dans une lettre « Il est temps, déjà, de nous engager tous dans une téléologie insulaire, quelque chose de vraiment grand et nourrissant ».

Lorsque Lezama Lima a commencé à publier dans les années trente, la culture cubaine se scindait en deux courants antagoniques : « poésie pure » et « poésie sociale », dont participait un courant particulier, la « poésie noire ». Des différentes revues qu’il a dirigées, signalons Origenes, publiée de 1944 à 1957 en totale indépendance de la « bureaucratie culturelle » en ces temps de dictature militaire, ce qui serait impensable aujourd’hui. On peut y lire ces lignes adressées aux représentants de la culture officielle : « Si nous avons parcouru dix années dans votre indifférence, ne nous faites pas cadeau, maintenant, nous vous en prions, du fruit fétide de votre admiration. Nous vous remercions, mais nous préférons, décidément, votre indifférence. Elle nous a été utile, nous ne saurions que faire de votre admiration. Nous serions tous confondus, puisqu’il n’y a rien de plus nocif qu’une admiration dont la racine est viciée. Vous êtes vitalement incapables d’admirer. Vous représentez le nihil admirari, devise des plus vieilles décadences. » Imaginons ce qui se passerait si ces lignes s’adressaient à Armando Hart, à Femandez Retamar, à Lizandro Otero ou à Fidel Castro lui-même !

Lezama Lima a apporté une « nouvelle physique culturelle » : comme sa poésie, ses idées (il est infiniment moins connu en tant que penseur) sont d’une rareté fascinante, surtout si l’on considère l’esprit des années cinquante. Toute sa pensée tient dans l’antagonisme entre l’idée de causalité et celle d’inconditionné. Il se refuse à voir dans l’histoire, l’art, la pensée, la société, une série causale ou un déploiement de séries causales. Il y voit « poïesis », création, engendrement de nouvelles causalités, ce qui, chez l’homme, est possible par l’image, par l’imaginaire. Lezama voit dans le déterminisme un élément saturnien : la création qui dévore ses créatures ; il dit en revanche que « tout être est être causal, cherche à être causal pour se différencier de la succession dans l’infinité ». La plus grande preuve de l’inconditionné est l’homme qui, trait d’union entre l’image et la nature, crée la merveille, le monde qui lui est propre : « La pénétration de l’image dans la nature engendre la sumature. Dans cette dimension-là, je n’hésite pas à reprendre la phrase de Pascal, qui fut une véritable révélation pour moi : « la vraie nature s’étant perdue, tout devient nature […] » ; la terrible force affirmative de cette phrase m’a décidé à mettre l’image à la place de la nature perdue ; ainsi au déterminisme de la nature, l’homme répond avec le total arbitraire de l’image. Et devant le pessimisme de la nature perdue, l’homme éprouve la joie invincible de l’image reconstruite. »

Lezama voulait que la poïesis fût « la plus pure expression du monde » et il croyait que c’était possible par la poésie : « Le plus fascinant, c’est que cette rencontre, cette lutte presqu’enfouie entre la causalité et l’inconditionné nous fournit un signe où l’homme-causalité […] pénètre dans l’espace inconditionné, par lequel il acquiert un pouvoir conditionnant, un potens, un possible dont il nous reste les cendres, le vestige, le souvenir, dans le signe du poème. Le merveilleux de la poésie réside dans ce que ce combat entre la causalité et l’inconditionné peut se dérouler et se propager comme l’incendie ». Pour Lezama enfin, « il s’agit de chercher une incarnation de la métaphore et de l’image dans le temporel-historique[…]. C’est une obligation que d’amener la poésie au labyrinthe où l’homme enferme et vainc la bête et de chercher la victoire totale de la poésie contre tous les entrecroisements du chaos. » Fidel Castro venait d’entrer à la Havane lorsque Lezama écrivit ces lignes : les « entrecroisements du chaos » se feront encore plus denses par la suite.

C’est avec un roman, Paradiso, que culmine peut-être l’œuvre poétique de Lezama Lima. Paradiso raconte la formation du poète, comment il apprit l’amitié, l’amour et enfin, grâce à son ami Oppiano Licario — l’Icare, celui qui tente l’imposible — l’infinité, la connaissance. Pour une grande part, ce roman est autobiographique : « José Cemi [1], c’est et ce n’est pas moi. C’est celui qui cherche la connaissance à travers l’image, c’est le poète. Oppiano Licario est celui qui montre la connaissance pure, le causalisme infini de l’Eros cognitif. C’est le mythe du lointain, de ce que l’on voit dans le monde tibétain, où l’invisible se confond avec le visible, c’est le monde du prodige. [Licario] est un Faust américain dévoré par une connaissance infinie et une mémoire hypertrophique ». Ce roman, le chef-d’œuvre d’un écrivain dont le régime castriste veut s’approprier le prestige, est introuvable à Cuba. Paradiso y a été publié en 1966 à cinq mille exemplaires et a ensuite été retiré des librairies pendant trois semaines : la bureaucratie culturelle (celle de Castro cette fois-ci) était scandalisée par cette œuvre qu’elle jugeait dissolvante, pornographique, inintelligible et, entre autres griefs, « peu révolutionnaire ». Un chœur d’oies s’est dressé, plein de rancune et de jalousie tonitruante », déclara Lezama.

Les passages érotiques, d’une sensualité rare, et surtout ceux d’amour homosexuel furent évidemment les cibles privilégiées des fonctionnaires de la « culture ». Mais ces passages n’étaient pas les seuls à faire scandale : l’écriture elle-même et les idées traversant le roman troublaient les censeurs. Quand le problème s’est posé à lui, Castro a voulu éviter un « cas Pasternak » : il a autorisé la vente du livre, mais il en a interdit toute réimpression. En février 1968, le roman était déjà épuisé. L’édition mexicaine, due aux soins de Julio Cortazar, les éditions péruvienne, argentine, française et italienne de Paradiso, ont suivi immédiatement, mais elles n’étaient plus à la portée du lecteur cubain. Cintio Vitier et Julio Cortazar, amis de Lezama quoique défenseurs du totalitarisme cubain, tentèrent de sauver la face du régime : Vitier, poète qui avait participé à Origenes, affirma que la saisie de Paradiso n’avait pas été « un acte de censure du régime, mais résultait de l’initiative d’un petit fonctionnaire ; sa réapparition en librairie avait été au contraire décidée au plus haut niveau… » Mais quel est ce régime de singes où un « petit fonctionnaire » peut faire disparaître un chef-d’œuvre de l’espagnol de ce siècle ? Et si Castro voulait remédier à la situation, pourquoi le roman n’a-t-il pas été réimprimé ? Cortazar, plus candide, fit un curieux parallèle entre Fidel et Gierek, le bureaucrate polonais, et profitant de l’occasion, entre lui et Lezama : « le roman de Lezama est tombé, avec d’autres livres, dans un enfer différent, bureaucratique cette fois-ci, dont on a mis du temps à sortir. La rancune, l’ignorance et la jalousie ont levé leur triple tête pour figurer un cerbère idiot aboyant des slogans prétendument révolutionnaires. On l’a accusé d’immoralité et de pornographie. Paradiso est entré dans une sorte de clandestinité dont il est sorti plus brillant et plus révolutionnaire que jamais, dès que les authentiques responsables de la culture, Fidel Castro en tête, ont redressé le gouvernail d’un bateau qui avait été tout près de s’échouer dans la médiocrité et le conformisme. On dit que Fidel, interrogé dans les escaliers de l’université par un groupe d’étudiants qui ne comprenaient pas pourquoi on avait arrêté la vente de Paradiso, répondit qu’il ne comprenait pas grand’chose dans ce roman, mais qu’il était convaincu que ce n’était pas un ouvrage contre-révolutionnaire, avis qui n’échappa pas aux oreilles de ceux qui l’accompagnaient. Bien que cela m’éloigne un peu du sujet, je voudrais dire que cette anecdote rappelle significativement un propos de Gierek, le dirigeant polonais des années soixante-dix, quand il apprit que les jeunes réclamaient une deuxième édition de Rayuela [2], au moment où les réimpressions n’étaient pas autorisées pour, semble-t-il, économiser le papier. Cette fois-là, Gierek a demandé à voir le livre et l’a rendu en disant “Je ne comprends rien, mais s’il plaît aux lecteurs, que l’on fasse une réimpression” ».

Si Paradiso est « plus brillant et plus révolutionnaire que jamais » (que penserait Lezama de ces qualificatifs, au moins dans le sens qu’on leur donne dans l’île castriste ?), il est aussi plus introuvable que jamais. Mais Fidel et Gierek ne furent pas les seuls censeurs « maximos » en matière littéraire :Paradiso a été censuré aussi dans l’Espagne franquiste, sous prétexte de pornographie. Lezama, déconcerté, s’interrogeait sur la raison de cette interdiction, la « racine » de son livre étant, selon lui, « indéniablement œucuménique, catholique ». Répondant à une lettre de Juan Goytisolo où celui-ci indique des œuvres érotiques comme sources possibles du huitième chapitre de Paradiso, Lezama écrit : « Je n’ai jamais lu l’ouvrage dont vous me parlez, et je ne pense pas qu’il soit nécessaire pour lire le chapitre VIII de voir autre chose que ce qu’on y montre, quelques versets des Lois du Mami et surtout leKamasutra (en particulier le chapitre consacré à l’Opoparika, ou union buccale) que j’ai lus dans mon enfance et dont m’a marqué le sensuel souvenir. Les seuls livres pornographiques que j’ai lus sont, la Genèse, et Platon ».

Lorsque Castro est entré à La Havane, Lezama Lima avait 49 ans ; il était le « symbole du poète ésotérique » et Origines, sa revue, était considérée comme « catholique et hermétique », aux dires de Cabrera Infante. On lui reprochait, par exemple, d’avoir écrit dans un poème : « Naître ici [c’est-à-dire à Cuba] c’est une fête innombrable ». Il devint la cible privilégiée des écrivains favorables à une littérature révolutionnaire. Lunes de la Revolucion (la revue littéraire dirigée par Cabrera Infante) publia notamment un article de Heberto Padilla (connu par la virulence de ses critiques) contre Lezama Lima et sa poésie. Plusieurs années plus tard, Cabrera Infante écrit, à propos de cet article : « C’était un acte d’une grande injustice, on a jeté sur Lezama tout le poids (qui était alors considérable) du journal Revolucion, organe du Mouvement du 26 juillet : c’est-à-dire, le journal officiel. » Cabrera Infante écrit ailleurs : « C’était presque une condamnation officielle, non seulement de la personne mais aussi de l’art poétique de Lezama. Lorsque je l’ai vue publiée, j’ai eu l’impression d’avoir libéré une meute de chiens contre un homme enchaîné. » Le fait que les premières attaques contre Lezama aient été menées par le journal Revolucion (dirigé par Carlos Franqui) et par son supplément littéraire hebdomadaire Lunes de la Revolucion (dirigé par Cabrera Infante) et en plus que l’article ait été écrit par Heberto Padilla, toutes personnes qui se comptent aujourd’hui parmi les principaux opposants (en exil) du régime, a été utilisé par les fonctionnaires de Castro pour essayer d’invalider les critiques relatives à l’exil intérieur que ce dernier avait imposé à Lezama. Or, lors des « conversations dans la Bibliothèque Nationale », Lezama a eu la dignité de ne parler que de la permanence de la littérature et de se refuser à se faire payer sa « livre de viande opportuniste » : il aurait été si facile (et payant) pour lui de critiquer le journal qui l’avait si durement attaqué ! Par ailleurs, Lezama a été membre du jury qui a décerné à Hors du jeu (le livre de poèmes d’Heberto Padilla où celui-ci critique le cours de la révolution) le prix qui lui valu la publication et fut le point de départ du « cas Padilla ».

Lezama Lima salua avec joie la révolution. Dans un poème écrit peu après l’entrée de Fidel à la Havane on peut lire : « Nous montrons la plus grande quantité de lumière que peut montrer un peuple sur la terre ». En janvier 1960, il écrit : « Une phrase à moi qui est comme le résumé de tout ce que j’ai dit, me revient à l’esprit : l’impossible, lorsqu’il agit sur le possible, engendre unpotens, qui est le possible dans l’infinité. Le cubain a acquis maintenant cette possibilité, ce potens. Aujourd’hui toute image a la hauteur et la force de cette possibilité. Tous les possibles traversent la porte des sortilèges. […] La révolution cubaine signifie que toutes les conjurations négatives ont été décapitées. La vague qui était tombée dans l’étang, comme dans les anciennes mythologies, a été retrouvée. » Lezama Lima a essayé de comprendre la révolution de l’intérieur même de son « système poétique » (comme il aimait l’appeler). Au départ, il a parlé des « possibilités » qui s’ouvraient : il n’a jamais fait l’éloge des « acquis ». Il a toujours agi en poète : « Pour moi, la révolution est une métaphore de l’homme dans son devenir. Un éclair qui illumine le proche et le lointain. » « Le poète se sacralise dans les ères imaginaires dont la racine est la révolution. » Or, même si Lezama a toujours parlé de « possibilités » et non des « paradis retrouvés », il est arrivé a des situations paradoxales ; après la mort de Che Guevara il a écrit : « son image est au début des prodiges, de l’ensemencement dans la pierre, du gigantisme qui se fait jour dans les premières théogonies, quand la force se taille un domaine dans l’espace vide. » Ignorait-il certains agissements du Che qui révèlent en lui plus le nettoyeur du champ que le semeur ?

Cabrera Infante raconte que, « en visite à l’ambassade cubaine en Algérie, Che Guevara regardait les livres de la modeste bibliothèque algérienne et y trouva leThéâtre complet de Virgilio Pinera, édité par les Éditions R (R de Revolucion, le journal dirigé par Carlos Franqui, dont la section littéraire était dévolue à Cabrera Infante), l’argentin prit le livre comme pour le feuilleter, mais se tournant vers l’ambassadeur, il lui lança d’une voix âcre : « Comment peux-tu avoir le livre de ce pédé à l’ambassade !Et il jeta, sans plus, le livre à l’autre extrémité de la pièce où il s’écrasa contre le mur tel un œuf purulent, virulent. L’ambassadeur s’excusa de son erreur tandis qu’il jetait le livre à la poubelle. » Virgilio Pinera a été, avec Lezama Lima l’un des pères spirituels de plusieurs générations de bons écrivains cubains : ils représentaient les pôles opposés de la vie littéraire de La Havane ; Virgilio, homosexuel spectaculaire au profil dantesque, était rebelle à la tradition (dans la vie comme dans la littérature) : il a écrit du théatre de l’absurde avant la lettre (avant la Cantatrice chauve). Les livres de Virgilio ne furent pas les seuls à connaître l’enfer : Virgilio lui-même fut emprisonné lors d’une razzia fidéliste dite « des trois P » (pédérastes, prostituées, proxénètes). Il fut libéré au bout de quelques jours grâce à l’intervention de ses amis. Une autre phrase paradoxale chez Lezama est celle où il fait l’éloge, à sa façon, du « Mouvement 26 juillet » : « le 26 juilllet, comme toute la révolution, était machiste d’une manière ostentatoire. Il n’y avait qu’à regarder marcher Fidel Castro ou Che Guevara. »

Au sein de la nouvelle orthodoxie marxiste, Lezama maintint toujours ses opinions sur l’imaginaire et sa critique du déterminisme. « Notre solution doit être poétique, comme celle de Marti, non anti-poétique, non préconçue ni pseudo-scientifique » écrivait-il en août 1964.

Cabrera Infante raconte qu’un jour, dans une salle du Conseil National de la Culture, « un endroit où il pouvait y avoir, sinon des micros, du moins des oreilles attentives, Lezama protesta contre l’anti-américanisme total qui se répandait à l’époque. “Ils oublient” me dit-il “que l’hygiène fût amenée à Cuba par les américains. Ce sont eux qui nous ont débarrassé de la fièvre jaune et d’autres fléaux.” Il parla aussi, avec amertume, d’Alejo Carpentier, très engagé déjà dans sa carrière de propagandiste officiel. “Il fait tant ostentation de sa culture et il vient me demander les références les plus simples.” s’était plaint Lezama. Mais le plus mémorable fut cet avertissement sibyllin qu’il m’adressa, connaissant mes opinions privées qui devenaient publiques : “Dans l’adversité le renard doit se déguiser en brebis.” Je compris ce qu’il voulait me dire et il comprit que j’avais compris. » Le courage de Lezama aida certaines personnes, dont Walterio Carbonell, intellectuel noir de Cuba, qui, après avoir déclaré dans la « Maison des Amériques » qu’à Cuba il n’y avait pas de liberté d’expression (c’était en 1965), fut menacé par la bureaucratie castriste. Lezama dit dans une réunion : « Nous ne sommes pas venus ici pour faire tomber la tête de Walterio Carbonell. Il est habitué à Paris, aux discussions des cafés littéraires sous les peupliers, et c’est dans cet esprit qu’il est venu discuter dans la “Maison des Amériques”. » Cette intervention de Lezama sauva alors Carbonell (plus tard il fut emprisonné sous l’accusation d’avoir mis sur pieds à Cuba une organisation liée au “Black Power”). Immédiatement après la révolution, Lezama a été, de même que Cabrera Infante, l’un des six vice-présidents de l’Union Nationale d’Écrivains et Artistes de Cuba (UNEAC). Il a été aussi conseiller littéraire de l’Imprimerie Nationale, poste qu’il partageait avec Carlos Franqui, Guillermo Cabrera Infante, Herminio Almendros et Alejo Carpentier. Dans ce poste, Lezama eût le courage de proposer la publication de livres jugés « risqués », dont l’œuvre de Proust, Le bal du comte d’Orgel de Raymond Radiguet et Le Procès de Kafka (qu’Alejo Carpentier considéra comme « peu approprié à notre réalité »). Lezama fut également assesseur du Centre Cubain de Recherches Littéraires et collaborateur d’un des principaux journaux de La Havane. Dans tous ces emplois Lezama a eu des difficultés dues à son refus de « politiser » ses activités. Il a perdu tous ces postes et fut transféré, finalement, à la bibliothèque de la Société Économique des Amis du Pays. Voilà le dernier emploi d’un homme qui était appelé à réinventer la culture nationale. Pourtant, Lezama ne se plaignait pas et disait à sa sœur « Je préfère les emplois dans lesquels je n’ai pas à prostituer ma vocation. »

Les souffrances de Lezama commencèrent véritablement le 25 mars 1961, lorsque sa sœur Eloïsa quitta le pays pour aller vivre à Porto-Rico. La dispersion familiale fut particulièrement douloureuse pour cet homme qui disait avoir besoin, pour vivre, de se sentir « entouré d’une enceinte de mères ». Sa propre mère mourut en 1964 (ce coup, presque fatal, fut décisif dans l’écriture deParadiso, publié en 1966). Cintio Vitier, a voulu réduire la tragédie de la vie de Lezama à cette seule destruction de sa famille : « La cause de son désespoir pendant des années et des années a été simplement le départ de Cuba de ses parents et la mort de sa mère. » Mais les lettres de Lezama montrent bien que les raisons de son angoisse ne sont pas « simplement » celles-ci, et que l’évolution de la situation à Cuba contribua à cette angoisse. En juin 1963 Lezama Lima écrit à Carlos M. Luis : « Maintenant, la vie est devenue inhospitalière et dure, […j Vers où marchons-nous ? Qu’est-ce qu’il y a derrière tout ce tapage ? Une marche c’est un rythme, un rythme est une joie profonde et qui peut se sentir gai ? Le temps ne compte pas ; c’est une monnaie sans circulation sous les tropiques. Tout est motif à un bâillement énorme, et de ce bâillement, nous vivons vingt, trente ans ; une nuit a cent ans. Nous payons pour un perroquet le prix d’un faucon. N’importe ; l’homme qui progresse sous les tropiques pense et dit : n’importe, un jour nous paierons pour un faucon le prix d’un perroquet. Encore cent ans. Le temps, parmi nous, ne glisse pas, il pousse comme les végétaux. Un vieux caïman dans l’eau ressemble à un tronc d’arbre. Et toute écorce d’arbre est un calendrier devant lequel baille le cubain […] Notre environnement intellectuel est plus pauvre que jamais. Le “virtuosisme” est à la mode, petits livres, petites choses, moi confessionnel, tentatives d’hymnes niais, le tout accompagné des trompettes de la propagande. La canaille pense à publier et non pas à faire. Lorsqu’ils font, ils ne créent pas. Et s’ils créent, c’est un homuncule fait en coton. »

La chute finale de Lezama est survenue avec le « cas Padilla ». Lezama n’a pas voulu être présent, en 1971, dans la salle des fêtes de l’UNEAC où Padilla fit sa « confession », mais Padilla y fit mention de Lezama comme d’un élément contre-révolutionnaire. La décision de l’État cubain d’éloigner les homosexuels des activités culturelles et éducatives, prise à la suite de la « confession » de Padilla toucha aussi Lezama Lima ; dès lors il subit l’ostracisme et ce jusqu’à sa mort en 1976.

Faisant référence à ses amis et agents à l’étranger qui lui réclamaient désespérément des textes ou des conférences, Lezama écrit à sa sœur Eloisa en septembre 1974 : « Ils savent, ou ils doivent savoir, qu’il m’est impossible d’envoyer un texte à l’étranger […] ils savent parfaitement bien que ma sortie du pays est interdite. On m’a invité à l’étranger six fois environ et je n’ai jamais réussi à obtenir l’autorisation nécessaire au voyage. » Cette interdiction de quitter l’île a été le dernier et le plus grand tourment de Lezama. Il avait été invité à Madrid, à Mexico, à Cali (Colombie) et en Italie. À chaque fois on lui refusait l’autorisation demandée. Il écrivait à sa sœur « Je suis arrivé à un moment de ma vie où il me faut voyager, regarder d’autres paysages. La répercussion de mon œuvre à l’étranger me donnerait la possibilité de le faire. Mais l’ananké, la fatalité est là, avec son œil de cyclope. »

La mort aida Lezama à sortir de l’ostracisme : il commença alors à être exalté par la bureaucratie, qui essaie toujours d’effacer les « erreurs » commises envers lui. Ceci n’est guère étonnant. Ce qui l’est davantage c’est l’attitude de ses amis Cortazar et Vitier. Cortazar part en croisade : « Il faut le défendre des mains sales et des intentions impures de ceux qui se servent de lui maintenant qu’il n’est plus là et les réfuter […] Faisons nous aujourd’hui ses chevaliers : il faut aider à détruire tant de monstres, nains et sorcières postés sur les chemins menant à ce graal splendide qu’est la poésie cubaine. » Cette guerre sainte est menée contre ceux qui osent dire que Lezama a été l’une des victimes de la révolution. Cortazar est explicite : « Ils ne manquent pas ceux qui prétendent faire de Lezama un symbole de l’incompréhension et même de l’inimitié de la part de certains dirigeants et intellectuels de la révolution […] ils cherchent ainsi à ériger le monument à leur manière et ils ne pensent pas au monument lui-même, ils pensent à défigurer l’image de la place sur laquelle il se dresse… » Le ton de Cortazar nous fait frémir : que se serait-il passé si par hasard il avait eu un pouvoir plus direct sur l’île ? Vitier écrit, avec plus de bonhomie : « effectivement, Lezama a eu des difficultés avec la révolution, mais elles étaient la conséquence du “cas Padilla” celui-ci l’ayant accusé publiquement d’avoir une attitude contre-révolutionnaire, ce qui était faux, mais l’accusation a eu des conséquences.[…] On a commis des erreurs et Lezama a eu raison de se plaindre, à partir de juin ou juillet 1972, de ces erreurs, mais jamais dans l’intimité il n’a confondu l’accidentel avec l’essentiel et jamais il ne s’est laissé utilisé pour des campagnes contre la révolution, ni au-dedans ni au-dehors de Cuba. » L’image de Lezama est l’objet, maintenant, de ces tiraillements. À la publication, en 1979 par sa sœur, des lettres de Lezama Lima, les autorités cubaines ont répondu par celle du livre Image et possibilité, recueil d’articles favorables au Che et au « Mouvement du 26 juillet ».

Lezama ne fut pas un dissident, mais seulement un homme qui su maintenir sa dignité au milieu de la barbarie castriste et, qui pour cette raison, en fut la victime. Son ami Armando Alvarez Bravo écrit : « Il y a quelque chose qu’on ne pardonne pas aujourd’hui dans notre patrie : la grandeur. Et c’est la grandeur de Lezama qui lui a fait assumer, comme un devoir de plus, sa façon d’être lorsque l’uniformité soumise est devenue la loi inexorable. »

On peut aussi appliquer à Lezama ce qu’Octavio Paz a écrit dans une autre occasion : « La solitude du poète montre le déclin de la société. La création étant toujours à la même hauteur, elle signale l’abaissement du niveau historique. De là vient que, parfois, nous semblent plus hauts les poètes difficiles. Il s’agit d’une erreur de pespective. Ils ne sont pas plus hauts. Tout simplement, le monde qui les entoure est plus bas. »

Conrado Tostado/Iztok n°13 (septembre 1986)

[1] Le protagoniste de Paradisio

[2] Ouvrage de Lujio Cortazar.

Lire également l’entretien avec le poète et journaliste Félix Guerra, l’un des jeunes chanceux qui ont pu s’entretenir avec Lezama (tout au long de 1965-1976). Ces conversations furent  publiés en 1998 dans le livre “Pour lire sous un sycomore” :

http://www.polemicacubana.fr/?p=1549

Entendre la voix de Lezama lisant le poème “Ah, que tu échappes” :


Enrique   |  Culture   |  09 9th, 2011    |