Mélenchon : « Cuba n’est pas une dictature. » Ah bon ? !

26 juillet 1972, La Havane, en écoutant Fidel. Enthousiastes ou perplexes ? (Nestor Romero)

J’ai entendu, le 5 janvier, Jean-Luc Mélenchon affirmer sur France Inter que Cuba n’est pas, n’a jamais été, depuis la prise du pouvoir par Castro, une dictature. Ne vient-il pas, ainsi, de se déconsidérer définitivement ? Mais c’était peut-être déjà fait, je ne sais pas. (Voir l’extrait, isolé par Arrêt sur images)

Je ne sais pas non plus s’il a jamais été à Cuba. J’ai fait, quant à moi, le voyage en juillet 1972, époque à laquelle on ne se faisait déjà plus guère d’illusions sur le « socialisme des tropiques ». Il fallait passer par le Parti communiste ou le Parti socialiste unifié (PSU) pour pouvoir partir. Je passai par le PSU. On rejoignait Prague par autocar et là on embarquait dans un Iliouchine qui, douze heures plus tard, nous posait à La Havane.

Immédiatement, contrôle de police, comme partout, bien sûr. Entre autres livres, j’avais dans mon sac « Les Guérilleros au pouvoir » de K.S. Karol (journaliste au Nouvel Observateur). Confisqué ! : « No, compañero, esto no ! » Inutile d’argumenter.

La sono déverse ses souhaits de bienvenue : » guerrillero »… « adelante »… « guerrillero »… « venceremos »… « Comandante »… « presente ! »
Nous allons donner notre sang pour le Viêt Nam (mot d’ordre de l’année) sur fond de « linda, qué linda es Cuba »…

Puis l’autocar, la wawa : « Bienvenidos compañeros ! » Direction Jibacoa, une plage paradisiaque qui fut la propriété d’on ne sait quel milliardaire du temps de Batista, aménagée de paillotes style Club je ne sais quoi. Bar, restaurant, « cafecito », daiquiris et ananas farcis à la langouste.

Mais nous – ma compagne et moi – ne sommes pas venus pour ça. Une navette nous ramène à La Havane où nous pouvons vaquer à d’autres occupations, tous les jours, jusqu’à minuit.

Miguel : « La Havane, cette ville dans laquelle j’étouffe »

Rencontre avec Miguel, un grand jeune homme blond qui déambule autour de l’université. Il m’entend parler espagnol, nous suit puis nous fait signe de l’accompagner discrètement.

Nous voici tous les trois assis dans l’herbe rêche sous un palmier du parc de l’hôtel Habana libre. Nous nous retrouverons tous les jours ou presque en divers lieux de la ville, les yeux (de Miguel) toujours aux aguets.

Il est étudiant en médecine. Elevé par le régime, il ne croit plus un mot de la propagande déversée sans relâche par les haut-parleurs dans toute la ville, dans tout le pays.

Il ne croit même plus que le régime de Batista fut si terrible : puisque la propagande officielle le dit, puisque Fidel le dit… c’est faux. « Ils ne savent que mentir », assène-t-il.

Mais enfin, répondons-nous, la médecine, l’éducation sont les meilleures de toute l’Amérique latine, non ? Il en doute. « En tout cas, dit-il – les citations de cette note sont rapportées de mémoire ! –, un médecin en France ou aux Etats-Unis dispose d’un certain statut, vit bien, dans un milieu cultivé »…

« Ici, quand je serai médecin, je vivrai comme n’importe quel ouvrier, je n’aurai pas de cabinet, pas de voiture, je prendrai la wawa avec tous les Noirs… »

Car, en outre, Miguel donne dans le racisme comme bien des Cubains.

Nous essayons d’argumenter mais rien n’y fait :

« Vous, dans quelques jours vous reprendrez l’avion, vous retrouverez votre appartement confortable et votre réfrigérateur plein, vos journaux, et vous parlerez dans la rue sans baisser la voix, vous voterez pour qui vous voudrez ou vous ne voterez pas, vous manifesterez sans risquer votre peau.

Et moi je serai là sans pouvoir quitter cette ville dans laquelle j’étouffe, ma Libreta [carte de rationnement toujours en vigueur, ndlr] dans la poche… »

Avant de nous séparer, Miguel nous a fait un cadeau : une vertèbre humaine dérobée à la fac. « C’est la seule chose que je puisse vous donner, en souvenir », dit-il.

Luis : « Vous savez pourquoi le Che est parti ? »

Rencontre avec Luis, un Noir coiffé parfois d’un chapeau de paille à larges bords. Nous ne pouvons pas marcher à ses côtés dans la rue. Il va toujours une vingtaine de mètres devant.

Nous le suivons la nuit venue jusque chez lui. Il nous fait signe avant de pénétrer dans l’immeuble. Les portes des appartements sont toutes ouvertes, les voisins entrent et sortent comme s’ils étaient partout chez eux.

Luis nous présente sa compagne, disparaît et revient une assiette de riz blanc dans une main, une cuillère dans l’autre. Il engouffre à grandes cuillerées et nous repartons alors qu’il dispense des saluts à gauche et à droite.

Luis ne travaille pas, volontairement, en forme de protestation silencieuse, ce qui en fait un marginal absolu car sans travail pas de Libreta, et sans Libreta, pas de nourriture. « Jamais, dit-il, jamais je ne travaillerai pour ces gens-là ».

Il vit, cependant, car il est adroit de ses mains : des copains sortent du cuir d’une fabrique où ils travaillent et lui confectionne des chaussures, cousues main, qu’il échange contre ce dont il a besoin.

Il risque gros, il le sait mais il ne peut se résoudre à collaborer à ce qu’il considère comme une farce tragique. « Regardez », dit-il en ouvrant son porte-feuille sur une photo de Che Guevara :

« Regardez, vous savez pourquoi il est parti ? Pour se faire tuer ! Pour ne plus voir ce qui se passe ici, l’inverse de ce pourquoi il a lutté. Il savait qu’il ne pourrait pas ouvrir un autre front en Bolivie et il savait qu’il n’en reviendrait pas… »

On entendait cela, il est vrai, à l’époque.

Il poursuit, véhément, alors que nous nous dirigeons vers l’hôtel Deauville, non loin du Malecón, où les touristes peuvent se restaurer et boire du rhum à volonté :

« Est-ce que vous vous rendez compte de ce qui se passe ici ? Est-ce que vous vous rendez compte que nous ne pouvons lire qu’un seul journal ? Que nous ne pouvons nous ravitailler que dans un seul magasin ce qui nous interdit pratiquement tout déplacement dans le pays ?
Que nous subissons sans cesse cette propagande assourdissante et niaise qui me donne envie, parfois, de me taper la tête contre un mur pour ne plus l’entendre ? Qu’à la moindre parole déplacée nous pouvons nous retrouver en prison ? »
Nous voici parvenus à quelques dizaines de mètres du Deauville. Il s’arrête : « Je vous attends ici. » Nous protestons : « Mais non, nous t’invitons, viens… » Il rit, tristement, nous l’entraînons, il a retiré son chapeau de paille à larges bords. Le portier nous salut, lui jette un coup d’œil : « Tú, fuera ! (toi, de l’air !) »
Luis nous regarde, sourit et s’éloigne en s’éventant de son chapeau. Nous achetons une bouteille de rhum et ressortons aussitôt. Il vient à notre rencontre toujours souriant : « Qué linda es Cuba ! »
Raul Castro : « Nous avons confondu le socialisme avec la gratuité »

La nuit de notre départ Luis nous a accompagnés jusqu’à la wawa. Il tient toujours son chapeau à la main :

« Vous savez pourquoi je porte ce chapeau ? Parce que c’est le même que celui de Camilo Cienfuegos. Ne croyez pas qu’il soit mort dans un accident d’avion, personne ici ne le croit… »

Nous sommes montés dans la wawa. Nous tournons la tête pour un dernier regard. Luis a coiffé son chapeau. Il nous fait un tout petit signe de la main.

Et voici que le vieux Fidel s’attriste, paraît-il, d’avoir pourchassé les homosexuels, va même jusqu’à reconnaître des erreurs, et voici que son frère Raul, qui le remplace au pouvoir, ratiocine :

« Nous avons confondu le socialisme avec la gratuité et les subsides, l’égalité avec l’égalitarisme. » (Le Monde, 7 janvier 2011)

Et voici que l’on licencie dans le secteur public et que la Libreta semble s’assouplir un peu. Qué linda, qué linda es Cuba, compañero Mélenchon !


Nestor Romero

Publié le 10/01/2012 sur les blogs de Rue 89


Enrique   |  Actualité, Politique   |  04 8th, 2012    |