Samuel Farber : Race et marginalité à Cuba

Introduction du traducteur

Cet arti­cle a été publié intég­ra­lement dans le numéro de la revue New Politics en été 2007 sous le titre « Visiting Raúl Castro’s Cuba ». Nous en avons seu­le­ment tra­duit les pas­sa­ges concer­nant le racisme et la « mar­gi­na­lité » à Cuba. Samuel Farber est un uni­ver­si­taire cubain d’extrême gauche qui vit aux Etats-Unis et est revenu plu­sieurs fois dans so île natale, notam­ment en 2006. Ce texte est intér­essant parce qu’il montre com­ment le régime dis­si­mule le racisme ins­ti­tu­tion­nel qui sévit à Cuba et com­ment Castro jus­ti­fie le racisme en accu­sant une prét­endue « culture de la pau­vreté ». Le tout devant Ignacio Ramonet, son grou­pie béat du Monde diplo­ma­ti­que, qui bien sûr ne prés­ente aucune objec­tion aux propos condes­cen­dants de son idole sur les « mar­gi­naux » et les « hum­bles ». Le dis­cours cas­triste rap­pelle celui des députés de l’UMP sur les « pro­blèmes » des habi­tants des ban­lieues, des « mar­gi­naux » et des « immi­grés d’Afrique noire ». Rien de nou­veau sous le soleil tro­pi­cal, à part la cécité tiers-mon­diste…

Le régime cas­triste est en fait un régime anti-ouvrier où les tra­vailleurs n’ont jamais eu le droit de s’orga­ni­ser de façon indép­end­ante et où les diri­geants (et les « gau­chis­tes » qu’ils invi­tent dans des hôtels luxueux, comme le raconte Krivine lui-même dans son der­nier livre) vivent très bien, pen­dant que les prolét­aires doi­vent se « débrouiller » pour trou­ver à manger, une fois qu’ils ont épuisé les pro­vi­sions four­nies par leur carnet de ration­ne­ment qui leur dure à peine plus d’une semaine.

Ce régime a uti­lisé ses citoyens afro-cubains comme « chair à canon » pour com­bat­tre au ser­vice des objec­tifs géostra­tégiques de l’impér­ial­isme russe en Afrique (selon Castro lui-même, Cuba y a envoyé 300 000 mili­tai­res et 50 000 coopérants, sur une popu­la­tion qui atteint aujourd’hui 11 mil­lions d’habi­tants), mais qui ne les a pas pour autant promus à la direc­tion du pays, tou­jours aussi majo­ri­tai­re­ment « blan­che ».

Tout le monde sait que, à La Havane, seuls les Afro-Cubains sont harassés par les flics (« noirs » ou « blancs » ). C’est une société où 68% des « Blancs » pen­sent qu’il n’est pas adéquat de fonder une famille avec un membre d’une autre « race », même s’ils considèrent « normal » (quand même !) d’avoir des amis « non-Blancs ». Une société où beau­coup de gens nient leurs ori­gi­nes afri­cai­nes, exac­te­ment comme dans le reste de l’Amérique latine. Un pays où les éléments les plus pau­vres, les habi­tants des taudis, les pros­ti­tuées et les pri­son­niers sont en majo­rité des Afro-Cubains.

Mais comme Castro a déc­ouvert (vous allez rire) « la loi de la rela­tion inver­se­ment pro­por­tion­nelle, entre le niveau de connais­sance, la culture et la dél­inqu­ance », qu’il a « pro­noncé des dis­cours très cri­ti­ques » au sujet des dis­cri­mi­na­tions contre les Afro-Cubains (les dis­cours ne coûtent rien), et qu’il se « soucie tou­jours de la com­po­si­tion eth­ni­que » des orga­nes diri­geants, il ne faut pas s’inquiéter puis­que l’on a affaire à une « dis­cri­mi­na­tion objec­tive, liée à la pau­vreté et au mono­pole his­to­ri­que des connais­san­ces ». Bref, cir­cu­lez, y’a rien à voir, c’est « cultu­rel » ! Et, évid­emment toute res­sem­blance avec le dis­cours de Guaino-Sarkozy en juillet der­nier à Dakar sur les pesan­teurs cultu­rel­les de l’Afrique est à pros­crire, n’est-ce pas ?

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Samuel Farber : Race et marginalité à Cuba

Après être arrivé à Cuba au milieu de la pro­tes­ta­tion d’artis­tes et d’intel­lec­tuels contre le retour pos­si­ble des jours les plus som­bres de la pér­iode révo­luti­onn­aire, j’ai assisté à tous les évé­nements artis­ti­ques et intel­lec­tuels dont j’ai entendu parler et qui étaient ouverts au public. Mon but était d’enten­dre ce qui se disait et ce que l’on dis­cu­tait et aussi d’obser­ver pour avoir une idée sur la nature des différents types de publics. J’ai été choqué, bien que pas sur­pris, de voir que la majo­rité écras­ante des ora­teurs et des spec­ta­teurs était blan­che. Pas plus de 5%s des per­son­nes venues à ces divers rendez-vous étaient noires ou « mulâtres » (un terme lar­ge­ment rép­andu à Cuba). Il est intér­essant de noter que la plu­part des non-Blancs qui assis­taient à ces réunions étaient plutôt jeunes : c’était peut-être des étudiants ou des dis­ci­ples des confér­enciers blancs.

Comparé à mon voyage pré­cédent, la situa­tion raciale sem­blait un peu plus équi­librée dans les divers endroits tou­ris­ti­ques que j’ai visités. Si le per­son­nel qui est le plus en contact avec la clientèle dans ces genres de tâches était tou­jours prin­ci­pa­le­ment blanc, il y avait beau­coup plus de Noirs qu’en l’an 2000. C’est peut-être dû à un chan­ge­ment dans la poli­ti­que de recru­te­ment du gou­ver­ne­ment en rép­onse à des cri­ti­ques assez lar­ge­ment rép­andues. En par­ti­cu­lier, les gens liés aux orga­ni­sa­tions étrangères de gauche et des droits civi­ques se sont for­te­ment opposés à la poli­ti­que ouver­te­ment raciste qui consis­tait à exclure les non-Blancs des contacts avec la clientèle dans l’indus­trie du tou­risme, sous prét­exte qu’ils n’avaient pas une « bonne appa­rence ».

Ou peut-être que l’indus­trie du tou­risme reflète sim­ple­ment les chan­ge­ments démog­rap­hiques impor­tants inter­ve­nus à Cuba. Historiquement, le gou­ver­ne­ment cubain actuel n’a jamais été très dis­sert sur la frac­ture raciale au sein du pays, bien qu’il ait reconnu que le der­nier recen­se­ment de 2002 a enre­gis­tré une aug­men­ta­tion de 24,9% du nombre de per­son­nes classées « mét­isses » par rap­port au recen­se­ment de 1981. Selon le recen­se­ment de 1981, 66% de la popu­la­tion cubaine étaient blancs, 12% étaient noirs et 22% étaient métis. Ceci, à son tour, cons­ti­tuait une aug­men­ta­tion signi­fi­ca­tive de la popu­la­tion mét­isse depuis le recen­se­ment de 1953 où seu­le­ment 14,5% de la popu­la­tion avaient été comptés comme métis (la pro­por­tion de Noirs n’a – offi­ciel­le­ment -pas changé sen­si­ble­ment entre 1953 et 1981) (2).

Depuis la révo­lution de 1959, les chif­fres offi­ciels sures­ti­ment cer­tai­ne­ment la taille de la popu­la­tion blan­che à Cuba. Tandis que le taux de nata­lité cubain a été très bas pen­dant une longue pér­iode (sou­le­vant l’inquié­tude du gou­ver­ne­ment en ce qui concerne les taux glo­baux de dép­end­ance dans un proche avenir), l’émig­ration s’est pour­sui­vie à un rythme régulier. Les Etats-Unis se sont engagés à accueillir 20 000 émigrants cubains chaque année (ce chif­fre n’inclut pas les bal­se­ros (3) et tous ceux qui par­vien­nent à arri­ver aux Etats-Unis et ont le droit de deman­der l’asile poli­ti­que selon le Cuban Adjustment Act de 1966). Les Cubains émigrent aussi vers d’autres pays.

À diver­ses occa­sions pen­dant mon voyage, j’ai vu de lon­gues files d’attente devant l’ambas­sade d’Espagne située près de l’entrée du port de La Havane. L’Espagne a élargi les droits à l’immi­gra­tion et à la natu­ra­li­sa­tion aux nom­breux des­cen­dants cubains de plus d’un mil­lion d’Espagnols qui ont émigré dans l’île, une des der­nières colo­nies impor­tan­tes dans l’hém­isphère occi­den­tal, à la fin du XIXeet au début du XXe siècles. Comme on peut l’ima­gi­ner, la plu­part des des­cen­dants de ces émigrants sont blancs, tout comme ceux qui par­tent aux Etats-Unis. Dans le cas des Etats-Unis, l’exis­tence d’un lien de parenté avec quelqu’un qui a déjà émigré dans ce pays est la manière la plus facile d’obte­nir un visa à La Havane. Et puis­que l’écras­ante majo­rité de la com­mu­nauté cubaine aux Etats-Unis est blan­che, c’est évid­emment aussi le cas des nou­veaux émigrants. Il y a, en outre, des critères concer­nant le niveau d’édu­cation et le niveau pro­fes­sion­nel qui faci­li­tent l’entrée aux Etats-Unis, critères aux­quels satis­font beau­coup plus fréqu­emment les Cubains blancs.

Le gou­ver­ne­ment cubain a, depuis les pre­miers jours de la Révolution, sou­tenu une poli­ti­que « indiffér­ente à la cou­leur » (4) qui a permis à cer­tains Cubains noirs et mulâtres de pro­gres­ser un peu, mais qui est très éloignée de ce que l’ « action affir­ma­tive » aurait accom­pli. Dans le cadre de cette poli­ti­que « indiffér­ente à la cou­leur », la ség­régation à la cubaine a été abolie. Si la ség­régation à Cuba n’a, his­to­ri­que­ment, jamais été aussi impor­tante qu’aux Etats-Unis avant la révo­lution de 1959, les Noirs n’avaient pas accès à la plu­part des plages et, dans beau­coup de villes pro­vin­cia­les, ils étaient séparés des Blancs dans les jar­dins publics. Les Noirs ne pou­vaient pas non plus être embau­chés dans de nom­breux emplois de bureau, en par­ti­cu­lier dans le sec­teur privé.

Dans le cadre de la poli­ti­que révo­luti­onn­aire « indiffér­ente à la cou­leur », des non-Blancs, qui cons­ti­tuent une partie dis­pro­por­tion­nel­le­ment impor­tante des pau­vres, ont pu tirer profit des mesu­res conçues pour aider les pau­vres, en par­ti­cu­lier sur le plan de la santé et de l’accès à l’Education. Il y a donc, pro­por­tion­nel­le­ment, beau­coup plus de Noirs qui occu­pent des posi­tions d’influence et de pou­voir qu’avant la révo­lution, mais tou­jours bien moins que ce qu’ils représ­entent dans la popu­la­tion glo­bale (5). Et sur­tout, sous le règne du Parti unique qui sévit à Cuba, les Noirs (comme tous les autres grou­pes tels que les ouvriers, les femmes ou les homo­sexuels) n’ont pas le droit de s’orga­ni­ser indép­end­amment pour déf­endre leurs intérêts. Malgré cette inter­dic­tion, et même si c’est à une petite éch­elle, la jeu­nesse noire com­mence à pro­tes­ter de plus en plus, notam­ment contre la bru­ta­lité de la police et elle s’exprime sou­vent par une ver­sion cubaine du hip hop. Un ami m’a éga­lement informé que des pro­tes­ta­tions avaient eu lieu à l’ICRT (Institut cubain pour la radio et la télé­vision) contre l’omni­prés­ence des Blancs à la télé­vision cubaine.

Les ques­tions de la race et de la classe sont davan­tage mélangées à Cuba qu’aux Etats-Unis ; par conséquent, les pré­oc­cu­pations et l’hos­ti­lité des Blancs à propos des Noirs se sont tel­le­ment mélangées avec la ques­tion de la mar­gi­na­lité sociale qu’il est très dif­fi­cile de séparer ces ques­tions (6). Cet enchevêt­rement his­to­ri­que a été aggravé par les graves effets éco­no­miques de la « Période spéc­iale » après que l’effon­dre­ment de l’URSS eut pro­vo­qué la crois­sance dis­pro­por­tionnée d’une masse de chômeurs noirs ou de per­son­nes noires sous-employées vivant dans condi­tions extrê­mement préc­aires. Aussi bon nombre d’entre elles ont-elles émigré à La Havane qui est tel­le­ment sur­peu­plée que le gou­ver­ne­ment a offi­ciel­le­ment limité les migra­tions vers la capi­tale, bien que per­sonne ne semble savoir si cette poli­ti­que a eu des effets pra­ti­ques réels. Les Cubains ont inventé de nou­veaux termes, comme celui de « Palestinos », pour désigner un groupe mar­gi­na­lisé de plus en plus visi­ble, com­posé sur­tout de Noirs qui émigraient de la pro­vince d’Oriente, la plus à l’est de l’île, vers La Havane. L’écrivain cubain Pedro Juan Gutiérrez a acquis une renommée inter­na­tio­nale avec sa Trilogie sale (7) qui décrit la vie des mar­gi­naux de La Havane dans tous ses détails vio­lents et, par­ti­cu­liè­rement sexuels. La revue com­mu­niste libé­rale sophis­ti­quée Temas (8) a réuni pas moins de onze socio­lo­gues et intel­lec­tuels pour dis­cu­ter de la ques­tion de la « mar­gi­na­lité » dans l’un de ses numéros. La presse étrangère s’est aussi intéressée à cette ques­tion. Par exem­ple, l’impor­tant quo­ti­dien mexi­cain El Universal a réc­emment publié un arti­cle concer­nant « El Fanguito » (« La Petite Boue »), un des bidon­vil­les qui entou­rent La Havana (9).

En réaction à ce phénomène de mar­gi­na­li­sa­tion, j’ai entendu beau­coup plus de Blancs – y com­pris ceux appar­te­nant à l’élite diri­geante – émettre ouver­te­ment des com­men­tai­res hos­ti­les contre les Noirs que j’en avais enten­dus en 2000. Une haut fonc­tion­naire du ministère du Logement, formée dans le bloc sovié­tique, a invo­qué devant moi la théorie de la « culture de la pau­vreté » avancée par Oscar Lewis. Selon elle, cette théorie per­met­trait de com­pren­dre le com­por­te­ment autre­ment inex­pli­ca­ble de nom­breux pau­vres qui avaient emménagé dans de nou­veaux loge­ments qu’elle avait contri­bué à faire cons­truire. Dès qu’ils étaient entrés dans leurs nou­veaux appar­te­ments les pau­vres avaient dém­antelé et débr­anché les ins­tal­la­tions (robi­nets, plom­be­rie, etc.) afin de les vendre sur le marché noir. Pour elle, il s’agis­sait d’ un com­por­te­ment irra­tion­nel qui ne pou­vait s’expli­quer que par la trans­mis­sion des valeurs d’une « culture de la pau­vreté », d’une géné­ration à la sui­vante. Apparemment, le « marxisme » offi­ciel qu’elle avait appris, dans des manuels, à Cuba et en Europe de l’Est, ne l’avait jamais exposée à ce que Marx a appelé « la sem­pi­ter­nelle vieille merde », expres­sion qui fait allu­sion à ce qu’une grave pénurie peut décl­encher dans le com­por­te­ment des per­son­nes. Bien qu’il ait été mal­heu­reux, et même tra­gi­que, que ces nou­veaux loca­tai­res aient détruit les équi­pements que l’État venait de leur four­nir, leur atti­tude n’avait rien d’irra­tion­nel. Ils avaient besoin d’argent, et d’une mon­naie forte, pour s’ali­men­ter et se vêtir. De toute façon, il n’est pas néc­ess­aire de sou­le­ver la ques­tion de ces prét­endues « valeurs », même si nous avan­cions l’hypo­thèse dou­teuse qu’elles pour­raient avoir le moin­dre pou­voir d’expli­ca­tion spé­ci­fique, pour expli­quer pour­quoi ces pau­vres, ces mar­gi­naux se sont com­portés ainsi en s’ins­tal­lant dans leurs nou­veaux loge­ments.

En fait, Fidel Castro lui-même a réc­emment sou­tenu et développé cette théorie de la « culture de la pau­vreté ». Dans son livre-entre­tien avec Ignacio Ramonet, jour­na­liste d’ori­gine espa­gnole et direc­teur du Monde diplo­ma­ti­que, ouvrage publié en 2005, et qui est pro­ba­ble­ment son der­nier livre impor­tant (9), Castro fait référ­ence à cette théorie en quel­ques occa­sions. Ainsi, Fidel Castro a expli­qué à Ramonet : « Au début [de la révo­lution] nous avons démoli quel­ques quar­tiers mar­gi­naux. Mais il y avait déjà une culture de la mar­gi­na­lité. On a beau cons­truire des mai­sons neuves, les phénomènes qui pro­dui­saient avant per­du­rent, à moins qu’une nou­velle culture ne sur­gisse de la connais­sance (10). »

A un autre moment de l’entre­tien, Fidel Castro affirme : « Je m’en sou­viens : nous avons déc­ouvert très tôt qu’il y a une culture des riches et une culture des pau­vres. Celle des riches est en tout point déc­ente : “J’achète donc je paye. » Celle des pau­vres, en revan­che, c’est : “Comment je me débrouille pour me pro­cu­rer ce truc ? Comment est-ce que je vole le riche ou qui que ce soit d’autre ? » Les famil­les hum­bles, de bonnes famil­les très patrio­tes, étaient pour­tant nom­breu­ses à deman­der au fils qui tra­vaillait, par exem­ple, dans le sec­teur hôtelier : ‘Dis, ramène donc un drap, ou un oreiller, rap­porte-moi ceci ou cela.’ Ce com­por­te­ment a son ori­gine dans la culture de la pau­vreté, et de telles habi­tu­des per­du­rent bien au-delà des chan­ge­ments sociaux réalisés par la révo­lution pour y mettre un terme (11). »

Dans cette inter­view, Fidel Castro a ajouté sa petite griffe à la théorie de la « culture de la pau­vreté » qui a une réson­ance spéc­iale dans les sociétés de type sovié­tique comme Cuba qui ont des ins­ti­tu­tions très sél­ec­tives telles que la célèbre école Lénine, aux abords de La Havane. Il a indi­qué à Ramonet que le système cubain d’édu­cation, système sél­ectif et méri­toc­ra­tique, avait créé une situa­tion où les enfants des ouvriers et des Afro-Cubains ten­daient à se main­te­nir aux niveaux les plus bas de la société. Selon Castro, cela s’est pro­duit parce que « le niveau sco­laire des parents, même après la révo­lution, conti­nue d’influer énormément sur la des­tinée des enfants. Et on voit bien que les enfants dont les parents sont issus des milieux les plus modes­tes, ou les moins cultivés, n’obtien­nent pas de notes suf­fi­sam­ment bonnes pour pou­voir intégrer les meilleu­res écoles. Et cela se perpétue depuis des dizai­nes d’années. Si on laisse les choses en l’état, on peut déjà prévoir que les enfants de ces per­son­nes mar­gi­na­lisées ne seront jamais direc­teur d’entre­prise, gérant, et qu’ils n’occu­pe­ront jamais des postes à haute res­pon­sa­bi­lité, car de nos jours seul un niveau uni­ver­si­taire permet d’accéder à des postes de direc­tion. En revan­che ce qui les attend, à coup sûr, c’est la prison (12). »

Selon Fidel Castro, le gou­ver­ne­ment cubain a com­mencé à abor­der le pro­blème en 2001. À ce moment-là, le gou­ver­ne­ment a com­mencé à élargir sen­si­ble­ment l’accès à l’édu­cation supéri­eure en créant des annexes des uni­ver­sités dans des muni­ci­pa­lités éloignées, des mou­lins à sucre, et même des pri­sons. Comme Castro l’a expli­qué, cette expan­sion a trans­formé en étudiants sub­ven­tionnés par l’Etat des per­son­nes entre 17 et 30 ans qui n’avaient pas ter­miné leurs études secondai­res et qui, pour diver­ses rai­sons, n’étaient ni des étudiants ni des tra­vailleurs quand elles avaient été intégrées dans ce pro­gramme. D’autre part, cette exten­sion des ins­tal­la­tions uni­ver­si­tai­res a permis de reconver­tir en pro­fes­seurs auxi­liai­res, des sala­riés licen­ciés appar­te­nant au per­son­nel admi­nis­tra­tif d’entre­pri­ses comme celles de l’indus­trie du sucre. Selon Castro, il y avait 500 000 étudiants à Cuba en 2005 et plus de 90 000 [soit approxi­ma­ti­ve­ment 20% du total] avaient été recrutés par ces nou­veaux moyens (13).

Ce que Castro tait, c’est le fait évident qu’il s’agis­sait, en grande partie, d’un pro­gramme conçu pour rés­orber le chômage. (Je dois men­tion­ner que, lors de ma der­nière visite, une ancienne uni­ver­si­taire m’a expli­qué que la raison prin­ci­pale pour laquelle elle avait pris sa retraite avait été son oppo­si­tion à la faible qua­lité édu­ca­tive du nou­veau pro­gramme.)

Quels que soient les mérites ou les tares intrinsèques des inno­va­tions édu­ca­tives de Fidel Castro, ce qui est cer­tain c’est qu’il atta­che trop d’impor­tance à l’édu­cation lorsqu’il tente d’expli­quer le sort des popu­la­tions mar­gi­na­lisées à Cuba. Cela lui permet de ne pas évoquer l’état de l’éco­nomie cubaine depuis l’effon­dre­ment de l’URSS, et en par­ti­cu­lier les effets dév­as­tateurs et vio­lem­ment iné­ga­lit­aires de l’établ­is­sement d’une éco­nomie à deux vites­ses, fondée d’un côté sur le peso et, de l’autre, sur la devise forte qu’est le dollar. Les propos de Fidel Castro sur les iné­galités liées à l’ édu­cation, même si celles-ci sont réelles, lui per­met­tent de ne pas parler des ques­tions de race et de classe, en tant que telles, ni des iné­galités éco­no­miques fon­da­men­ta­les men­tionnées ci-dessus, et encore moins des iné­galités poli­ti­ques qu’entre­tient un parti-État for­te­ment hiér­archisé. Il reste à voir quel impact auront ces chan­ge­ments dans le système uni­ver­si­taire d’abord, sur le système d’édu­cation lui-même, puis en second lieu, sur la com­po­si­tion des cer­cles diri­geants à Cuba. Il sera intér­essant de déc­ouvrir l’impact qu’un tel pro­gramme, qui n’est pas spé­ci­fiq­uement et expli­ci­te­ment des­tiné à éli­miner l’exclu­sion raciale, pourra avoir sur cette exclu­sion.

Nous ne savons pas, en der­nière ana­lyse, quel rôle des éléments comme la race et la mar­gi­na­lité sont sus­cep­ti­bles de jouer dans la tran­si­tion cubaine. Il est peu pro­ba­ble que la cons­cience raciale à Cuba se dével­oppe comme aux Etats-Unis, et nous igno­rons quel­les formes d’orga­ni­sa­tion poli­ti­que pren­dra la rés­ist­ance popu­laire à la tran­si­tion capi­ta­liste qui sera sans doute entre­prise par l’État.

Samuel Farber (extrait d’un arti­cle paru dans la revue amé­ric­aine New Politics, en été 2007)

Notes de l’auteur (S.F.) et du tra­duc­teur (Y.C.).

1. Alejandro de la Fuente, A Nation for All. Race, Inequality and Politics in Twentieth-Century Cuba, Chapel Hill, N.C. : The University of North Carolina Press, p. 308 ; et « Data from the 2002 Population and Housing Census are offi­cially announ­ced, » Granma Digital Internacional, 14 novem­bre 2005. (S.F.)

2. Balseros : ceux qui ris­quent leur peau dans des embar­ca­tions de for­tune (balsas). (Y.C.)

3. En anglais, il s’agit d’une expres­sion très rép­andue aux Etats-Unis : « colour-blind » (litté­ra­lement, « aveu­gle à la cou­leur » ) qui a, dans le contexte anglo-saxon, une conno­ta­tion péjo­ra­tive. C’est pour­quoi je l’ai tra­duite ici différ­emment. (Y.C.)

4. Un récent arti­cle de Henley C. Adams dans la Latin American Research Review (février 2004) tente d’établir la pro­por­tion de Noirs au sein du Bureau poli­ti­que et du Comité cen­tral du Parti com­mu­niste cubain, au Conseil des minis­tres et parmi les offi­ciers supérieurs des Forces armées cubai­nes. (S.F.).

5. Cette réflexion est plutôt étonn­ante de la part d’un auteur marxiste : le racisme se cache très sou­vent der­rière des propos pater­na­lis­tes sur les pau­vres et les mar­gi­naux ! (Y.C.)

6. Elle a été tra­duite en français par Bernard Cohen. On lira aussi avec profit Le nid du ser­pent, Animal tro­pi­cal, Le Roi de La Havane et Moi et une veille négr­esse volup­tueuse. Un anti­dote par­fait à toutes les âneries que l’on entend sur le « socia­lisme cubain ». (Y.C.)

7. « Controversia. Entendemos la mar­gi­na­li­dad ? » Temas, n° 27, octo­bre-déc­embre 2001, pp. 69-96. (S.F.)

8. César Gonzàlez-Calero, « Cuba : Memorias del Subdesarrollo, » El Universal, lundi 20 novem­bre 2006. (S.F.)

9. Ce pavé de 750 pages s’inti­tule : Fidel Castro, bio­gra­phie à deux voix (Fayard, 2007) et a été tra­duit en français par Laurence Villaume, Eduardo Carrasco, Laurence Tissot et Alexandra Carrasco. Pour ceux qui veu­lent rigo­ler un peu, je conseille l’inter­view du direc­teur du Monde diplo­ma­ti­que parue sur de nom­breux sites néo-sta­li­niens ou tiers­mon­dis­tes qui lui cirent les pompes. Par exem­ple,

http: //www.michel­col­lon.info/arti­cles.php?…;: 52 : 27&log=atten­tionm. Ramonet y évoque sans rire l’« éthique » et « l’honnêteté » de Castro, et bien sûr le pro­fes­sion­na­lisme inat­ta­qua­ble de son tra­vail (on n’est jamais si bien servi que par soi-même). Si le direc­teur du Monde diplo­ma­ti­que n’a rien à faire, nous lui conseillons de se mettre dare-dare à des « bio­gra­phies à deux voix » de Kadhafi, Ahmadinejad, Kim Il Jung ou Hassan Nasrallah. Et qu’il ras­sure son éditeur, il trou­vera cer­tai­ne­ment des finan­ce­ments généreux pour ses entre­pri­ses… Ramonet pleur­ni­che (mais très dis­crè­tement) parce que son livre serait boy­cotté par la presse aux ordres du Grand Capital. Il est tou­jours amu­sant de voir com­ment les « cri­ti­ques pro­fes­sion­nels des médias » dév­oilent sans cesse leurs besoins irrépr­es­sibles de reconnais­sance… mer­dia­ti­que ! On com­prend pour­quoi le même Ramonet ne trouva pas cho­quant que Castro fasse spéc­ia­lement éditer son livre Propagandes silen­cieu­ses (Gallimard, 2002) à quel­ques mil­liers d’exem­plai­res lorsqu’il vint, en février 2003, au Salon du livre de La Havane. On est dans le renvoi d’ascen­seur per­ma­nent, entre ces gens-là (Castro cite de nou­veau le livre de Ramonet dans cette auto­bio­gra­phie que lui a mitonnée ce jour­na­liste « indép­endant » ), tout comme lors­que Chavez fit la pro­mo­tion à la télé­vision vénézué­lienne des écrits de deux obs­curs diri­geants (Alan Woods et Ted Grant) d’un grou­pus­cule trots­kyste bri­tan­ni­que qui encen­sait son régime. Toutes ces mon­da­nités n’auraient aucune impor­tance si ces plu­mi­tifs encensés par des auto­cra­tes qui vivent de la sueur et du sang des prolét­aires ne se dég­uisaient pas en contes­ta­tai­res ou en radi­caux (Y.C.).

10. Pages 205 et 328, op. cit.

11. Page 373, op. cit.

12. Pages 373-374, op. cit.


Enrique   |  Culture, Histoire, Politique, Société   |  05 21st, 2012    |