Cuba, l’insécurité alimentaire

Face à une production insuffisante, La Havane tente de réformer le secteur agricole sans renier les acquis castristes. Plongée dans un système à bout de souffle

«Eh là, c’est mon tracteur !» Sourire un peu narquois aux lèvres, Miguel Izquierdo désigne d’un vaste mouvement de bras le bœuf tout en muscles qui se protège du soleil dans son abri au toit de palmes. Autour de l’enclos, une dizaine de parcelles de terre rougeâtre sont séparées par des rangées de plants de maïs. «Les épis attirent les insectes et les moucherons, ce qui nous évite de traiter chimiquement les semis», explique Miguel, l’un des 140 agriculteurs associés sur 215 hectares dans la Coopérative Leonor-Perez de la municipalité La Lisa (province de La Havane). A une trentaine de kilomètres de la capitale, La Havane, il cultive environ 3,5 hectares de carottes, tomates, haricots, salades, avocats ou goyaves. Deux vaches pour le lait, une dizaine de cochons pour la viande, un poulailler et quelques clapiers : le tour de la propriété est vite fait.

Traction animale

Bottes en caoutchouc, téléphone portable à la ceinture, Izquierdo insiste sur la qualité des dix tonnes de fruits et légumes que sa coopérative livre chaque jour aux hôpitaux, écoles et centres sociaux de la région. «Tout est écologique, se félicite-t-il en égrenant presque amoureusement le compost bien décomposé qu’il s’apprête à répandre lors d’un prochain labour. Je fume la terre avec ces déchets ménagers ajoutés aux bouses de mes vaches et du bœuf.» Tout «l’avantage de la traction animale» dans les champs, comme la vantait déjà, il y a une vingtaine d’années, l’ex-dirigeant cubain Fidel Castro :«Le bœuf ne tasse pas la terre et ne porte donc pas préjudice aux cultures. Au contraire, il la fertilise par ses excréments et il n’a pas besoin de pétrole».

Ces louables préoccupations environnementales cachent pudiquement une réalité moins soucieuse de la protection de la nature. Les agriculteurs cubains manquent de tout ce qui permettrait d’accroître leur production et d’assurer l’approvisionnement convenable de la population : matériel mécanique, carburant – malgré l’aide du Venezuela qui fournit près de 110 000 barils de pétrole par jour -, mais également semences industrielles et produits phytosanitaires. Cette pénurie d’intrants (fongicides, pesticides, engrais chimiques…) est essentiellement due à l’embargo maintenu envers et contre tout par les Etats-Unis sur Cuba depuis un demi-siècle.

Mais la dramatique insuffisance de la production d’aliments s’explique aussi par la volonté des autorités d’empêcher la reconstitution deslatifundias (grandes propriétés privées d’avant la Révolution), le peu de motivation d’ouvriers agricoles fonctionnarisés, payés moins de 10 euros par mois, le chapardage pour le ravitaillement familial, le bureaucratisme et la corruption, les difficultés d’acheminement des produits frais, le manque d’investissements et le million et demi d’hectares improductifs de l’île.

Usufruit du travail

Pour tenter d’inverser la tendance, l’Etat a pourtant distribué ces deux dernières années plus de 800 000 hectares à des familles de paysans qui, sans être propriétaires au sens capitaliste du terme, peuvent y vivre, cultiver et vendre en direct une partie de leur récolte. «A Leonor-Rodríguez, nous écoulons par contrat 80% de notre production aux collectivités à des prix préférentiels, souligne Pedro Rodríguez Rivera, le président de la coopérative. Le reste est commercialisé directement sur les marchés de l’offre et de la demande aux prix que nous fixons nous-mêmes. Les producteurs peuvent ainsi réellement toucher l’usufruit de leur travail».

Mais les marchés paysans qui s’organisent un peu anarchiquement dans les quartiers des grandes villes sont, la plupart du temps, peu fournis. Les produits proposés le sont à des tarifs qui ne couvrent pas les frais de production et de transport, et le chaland fait souvent défaut.

A quelques dizaines de mètres du Malecón, la grande artère du bord de mer de La Havane, des coopérateurs se sont regroupés dans l’enceinte du Mercado Ideal, un espace communautaire où ils ont installé leurs stands. Cinq pesos (17 centimes d’euro) pour un kilo de tomates, 15 pesos l’ananas, 9 pesos le kilo de patates douces (1). Ce n’est pas l’affluence des grands jours, et, vers midi, Pedro se désespère devant son monticule de fruits et légumes exposés sur un étal dans la courette. «J’ai gagné 55 pesos brut depuis ce matin. De toute façon, les gens n’ont pas d’argent. Le gouvernement nous incite à nous mettre à notre compte, on nous dit qu’il faut développer l’économie de marché mais on ne vend rien. Je ne couvre pas mes frais !» Même son de cloche auprès de cette marchande de quatre saisons du centre-ville qui aligne harmonieusement salades et fruits exotiques sur une carriole bariolée : «Il n’y a que les touristes qui achètent. Les Cubains préfèrent se fournir sur les marchés d’Etat où les produits sont subventionnés. Ça nous fait de la concurrence.»

Des milliers de cuentapropistas – petits commerçants ou artisans qui ont désormais le droit de se mettre à leur compte sans payer de taxes – ont pourtant pris possession des rues de La Havane. Deux régimes de bananes, une dizaine de kilos de tomates, quelques oignons et une vieille remorque déglinguée bricolée avec des roues de bicyclettes suffisent pour se rêver chef d’entreprise. Mais rien n’y fait. Liée notamment à la faiblesse de la production agricole, mais aussi au lent désengagement de l’Etat dans la subvention aux produits alimentaires, l’augmentation des prix des denrées alimentaires grève les budgets déjà extrêmement tendus des familles. Elle a atteint près de 20% sur les douze derniers mois.

Et la consommation baisse. «Tout augmente, rien ne se vend, se lamente Yanne, une jeune mère célibataire qui élève seule sa fille de 8 ans. Et nous, on se serre la ceinture. Ce ne sont pas les vendeurs de rue qui vont changer les choses !» Ancienne dirigeante de la Jeunesse communiste à l’université de La Havane, un père colonel des Forces armées révolutionnaires (FAR, l’armée cubaine) à la retraite avec une pension de 500 pesos par mois (17 euros), cette quadrilingue gagne 300 pesos mensuels dans l’hôtellerie. Pas de quoi s’offrir de la viande tous les jours.

Les volumes de produits agricoles commercialisés l’an dernier ont chuté tant sur les marchés d’Etat, qui représentent encore les trois quarts des ventes totales de produits alimentaires, que dans ceux dits de l’offre et de la demande. Cette baisse est à l’origine d’un déficit fiscal de 14,3 millions de pesos (477 000 euros), selon les comptes de l’Office national de statistiques et d’information (Onei). Avec 2 100 tonnes en moins par rapport à 2010, la consommation de viande est le premier facteur de baisse (notamment le porc, traditionnellement consommé dans l’île).

Mais à Cuba, à la différence de nombreux pays émergents et surtout de ses voisins les plus proches comme Haïti, la population ne meurt pas de faim. Les autorités compensent la médiocre production agricole par des importations sur le marché à prix subventionnés, quasi symboliques afin de permettre aux familles de subvenir à leurs besoins de base. Un «acquis» de la Révolution dont le gouvernement de Raúl Castro – qui a succédé en 2006 à son frère Fidel rongé par la maladie – tente cependant peu à peu de s’affranchir en raison de la situation financière scabreuse du pays. «Car les importations nous coûtent cher, analyse Arturo Allaga Cespedes, conseiller financier de l’Association nationale des petits agriculteurs (Anap). Nous sommes obligésde nous approvisionner sur le marché international et donc de payer en devises.»

Course aux devises

Cuba doit ainsi acheter du maïs, des haricots ou de l’huile au Canada, au Brésil et à la Chine, du riz au Vietnam et même – depuis les mesures d’assouplissement de l’embargo sur les produits alimentaires -, de la viande et des produits textiles aux Etats-Unis. «Non seulement ce dernier pays ne nous fait pas crédit – nous payons cash avant l’embarquement des denrées – mais encore devons-nous envoyer nos bateaux à vide car il n’y a pas de réciprocité commerciale avec Washington. Cela nous coûte donc un aller non rentabilisé», s’insurge Cespedes. Lui-même cubain et noir, il n’a de cesse de stigmatiser la «honte pour la race noire» que représente à ses yeux le président Barack Obama.

Pour financer les importations agricoles, Cuba s’est lancé dans une course aux devises en développant notamment le secteur du tourisme. L’an dernier, l’île a accueilli plus de 2,5 millions d’étrangers, y compris nord-américains. «Tant que l’embargo perdure, il y a peu de marges, reconnaît Cespedes. Avec la disparition de l’URSS et des anciens pays de l’Est frères qui nous achetaient nos produits à prix constants, nous avons perdu des marchés juteux, notamment celui du sucre.»

«Ou nous changeons, ou nous coulons»

Jadis l’un des fleurons de l’économie locale élevée au rang de parangon de la réussite socialiste, la zafra («récolte») de canne à sucre n’est plus que de quelques centaines de milliers de tonnes par an contre 8,2 millions de tonnes il y a une vingtaine d’années. Au point de tout juste couvrir les besoins de la population cubaine et de respecter le contrat de fourniture de 400 000 tonnes annuelles à la Chine. Décision symbolique, Raúl Castro a sabordé en fin d’année dernière le ministère du Sucre – après de nombreuses affaires de corruption – pour le remplacer par une holding d’Etat sous contrôle militaire.

Le président cubain, qui souhaite progressivement libéraliser l’économie du joug de l’administration communiste, ne recule jamais devant une formule choc. «Ou nous changeons, ou nous coulons», a-t-il ainsi récemment lancé pour soutenir sa volonté de «moderniser» le pays et d’imposer les réformes économiques adoptées par le VIe congrès du Parti communiste cubain (PCC) il y a un an. L’Etat cubain est en effet en quasi-faillite. Le chemin vers l’autosuffisance alimentaire et la meilleure productivité des campagnes est donc, selon Castro, une «question de sécurité nationale». Car les Cubains, qui voient déjà les difficultés économiques rogner la qualité de deux autres «acquis» de la Révolution de 1959 – l’éducation et la santé gratuites -, ne supporteraient sans doute pas une nouvelle flambée des prix des produits alimentaires.

(1) Les conversions en euros sont données à titre indicatif. Il existe deux monnaies à Cuba : le peso convertible (CUC), réservé aux étrangers et qui s’échange à raison de 1,28 CUC pour 1 euro, et le peso cubain (30 pesos pour 1 euro).

GÉRARD THOMAS

Envoyé spécial à La Lisa (Cuba) pour Libération.Publié le 22 mai 2012


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