Cuba : retour sur l’affaire Padilla

L’écrivain cubain Norberto Fuentes a diffusé sur son blog une transcription inédite de la tristement célèbre « autocritique » du poète Heberto Padilla, un des tournants de l’histoire du castrisme.

En 1971, cette affaire provoqua une rupture majeure entre l’intelligentsia internationale de gauche et le régime de Fidel Castro.

Bien sûr, d’autres intellectuels étrangers n’avaient pas attendu cette date. René Dumont, pionnier de l’écologie, avait contesté la réforme agraire et osé demander : Cuba est-il socialiste ? (Seuil, 1970). D’autres n’avaient pas avalé le soutien de Castro à l’intervention militaire en Tchécoslovaquie, en 1968.

Le castrisme jouissait encore de la sympathie et du soutien de nombreux intellectuels, car la guerre froide favorisait l’antiaméricanisme pavlovien. Cependant, la mise en scène d’une « autocritique » de Padilla devant ses camarades de l’Union nationale des écrivains et artistes de Cuba (UNEAC), après plusieurs jours passés dans les geôles de la Sécurité de l’Etat à La Havane, allait bouleverser l’intelligentzia.

La similitude avec les vieilles méthodes staliniennes, remises au goût du jour par le maoïsme, n’échappait à personne. Comme dans les « déclarations » devant la Commission d’enquête à l’époque du maccarthysme aux Etats-Unis, le poète cubain entraînait dans ses aveux des créateurs coupables de « faiblesses idéologiques ». Au lieu de la prison, ils devaient s’estimer heureux de subir une peine apparemment légère, l’ostracisme, qui équivalait pour certains à la mort en vie.

Norberto Fuentes était un des personnages de cet épisode sinistre de l’histoire cubaine. Mis en cause par son ami Heberto Padilla, il refuse de battre sa coulpe et se défend comme un diable, au point de troubler l’ambiance de consensus imposée par la peur. La transcription de la réunion qu’il diffuse sur son blog est plus longue que celles connues jusqu’à présent.

Fuentes était en délicatesse avec le pouvoir, privé de tout salaire et emploi, à la suite de la publication de son récit Condenados de Condado (1968), primé par Casa de las Américas. L’auteur avait été « embedded » avec les forces de la Sécurité de l’Etat dans la répression de la guérilla anticastriste de l’Escambray, qui se solda par 3 000 morts.

Fuentes se vantait d’avoir participé à des exécutions sommaires. Pourtant, son récit lyrique de cette « lutte contre les bandits » (dénomination officielle du conflit), eut le malheur de déplaire en haut lieu. L’ambigüité propre à toute création littéraire ou artistique n’était plus admise et la culture était ravalée au rang de propagande (Congrès national d’éducation et culture, 1971).

Norberto Fuentes va se refaire une virginité avec un ouvrage sur Hemingway à Cuba (1984), mais ne pourra pas s’empêcher de repartir « embedded » avec les troupes cubaines en Angola. Lorsque le commandant de l’expédition, le général Arnaldo Ochoa, et ses amis du ministère de l’intérieur, deviennent les proies du « procès numéro 1 », à La Havane en 1989, l’écrivain plonge à nouveau. Contrairement aux officiers, il échappe au peloton d’exécution et à la prison, mais il est aux abois. Grâce à Gabriel Garcia Marquez, il obtiendra la permission de s’exiler aux Etats-Unis.

Norberto Fuentes écrit ensuite sur les Dulces guerreros cubanos (1999), ces hommes d’armes qu’il admire tant, et surtout une œuvre énorme à tous les points de vue, l’Autobiographie de Fidel Castro, en deux gros volumes (2004 et 2007). Une version plus ramassée est parue en anglais (2010). Aucun de ces ouvrages n’a été traduit en français.

Fuentes est un grand amateur de potins et de secrets, d’alcôve ou de caserne. Il a fréquenté à la fois les hautes sphères et les exécutants des basses œuvres de La Havane pendant trente ans, il a recueilli leurs confidences, accompagné leurs virées. Il ne tient aucunement à dissimuler son ambivalence, au contraire il en a fait son fonds de commerce.

Avec l’Autobiographie de Fidel Castro, le résultat est assez époustouflant. Le narrateur unique est bien entendu le Comandante, plus mégalo que jamais, sans la dimension parodique de l’Autobiographie du général Franco de Manuel Vazquez Montalban (Moi, Franco, aux éditions du Seuil), qui a peut-être inspiré Norberto Fuentes.

L’information de Fuentes est puisée aux meilleures sources, dans un régime caractérisé par l’opacité – l’auteur prétend que tout est documenté, même si l’alibi de la fiction lui évite de présenter ses références.

Que révèle ce retour sur l’affaire Padilla ? L’imposition d’une histoire officielle à Cuba pendant un demi-siècle s’est faite au prix de l’étouffement des mémoires individuelles et collectives. La crise idéologique du castrisme ouvre désormais les vannes d’un retour sur le passé. Même les épisodes connus et les personnages proches du pouvoir recèlent des parts d’ombre et de silence. Les Cubains vont assister de plus en plus à une déferlante de versions et à une dispute mémorielle qui obligeront, à terme, à réviser de fond en comble l’histoire du castrisme.

Paulo A. Paranagua

Blog  du Monde. America latina (VO)

http://america-latina.blog.lemonde.fr/2012/07/09/cuba-retour-sur-laffaire-padilla/


Enrique   |  Culture, Histoire, Politique   |  07 9th, 2012    |