La Havane : Une ville avec une âme de femme

Pour les Cubains, le nom de La Havane est féminin, comme son caractère. De même que d’autres villes anciennes de l’île, comme Santiago de Cuba, ou Camagüey – qui n’a pas été appelé par hasard Le Camagüey par ses anciens habitants – ont une saveur et une représentation définitivement masculines, la capitale du pays a toujours été sensible, captivante et subtile, comme une femme allongée au bord de la mer.

C’est peut-être pour cette complexe et mystérieuse féminité que La Havane a été, depuis sa fondation en 1519, une ville aux nombreux visages, derrière lesquels elle a su dissimuler sa véritable nature. Elle se révèle seulement à force de patience et d’amour, comme dans les bons et longs mariages.

Stratifiée et diffuse, chaotique et intense, appauvrie et majestueuse, La Havane s’enorgueillit de ses splendeurs passées. Peuplée de deux millions d’habitants, elle ressemble à un labyrinthe fait de rêves et de réalités ; elle nous enchante à première vue et nous susurre des mensonges à l’oreille, comme la simple femme qui a toujours vécu dans l’esprit de cette ville.

Dans les années 20, la bourgeoisie et le gouvernement de la république naissante abandonnent la Vieille Havane. Le quartier vit alors un déclin de plus de 80 ans. Les anciennes demeures et les commerces sont devenus de sombres cuarterias (maisons de chambres) dans lesquelles coexistent plusieurs familles, dans la promiscuité et la pauvreté. Certains palais coloniaux sont laissés à l’abandon par l’État. Le paysage de la vieille ville a périclité et est devenu une sorte de ghetto, avec des rues étroites, misérables, insalubres et malodorantes.

Malgré les réclamations de nombreux havanais illustres, cette situation tragique paraissait sans appel, et le destin de la Vieille Havane semblait scellé. Pourtant, au début des années 90, alors que l’île et sa capitale subissait une des plus grave crise économique, le gouvernement décida de s’ouvrir au tourisme occidental. Cette stratégie du désespoir a apporté une planche de salut au coeur maladif de La Havane.

Avec l’intention constante de fasciner les visiteurs étrangers, qui parcourent la vieille ville par centaines chaque jour, et plus durablement de préserver un site déclaré Patrimoine de l’Humanité, le projet de récupération de la Vieille Havane se débat dans une des contradictions les pus fortes de Cuba. Le dollar s’impose, apporté par les touristes et les Cubains en exil.

Tandis que les églises, les places, les monuments et les sites d’intérêt culturel sont sauvés pour le bien du patrimoine spirituel de la nation, la vie quotidienne impose une frontière, invisible mais insurmontable. Une bonne partie des natifs reste à l’écart de la possibilité de faire des profits à travers les restaurants, les cafétérias, les hôtels, les magasins de luxe où l’on ne comprend que le langage du dollar.

Tous les gestes du quotidien sont marqués par ce double visage de la société cubaine. Le gouvernement garantit les produits indispensables, vendus en peso cubain dévalué mais le reste des biens, des services et même de l’alimentation sont en dollars.

Partout dans l’île, on voit des signes de cette situation. La prostitution, que l’on considérait disparue du pays, est de retour, et les professionnels, parfois hautement qualifiés, s’exilent à l’étranger où ils peuvent gagner plus.

Parmi ses nombreux caprices, le plus inexplicable est peut-être son obstination à vivre dos à la mer, comme si elle la craignait. Il est vrai que c’est par la mer que sont arrivés certains des pires dangers. En 1555, le pirate Jacques de Sores la prend et l’incendie alors que ce n’est encore qu’une bourgade ; en 1762, la flotte anglaise l’envahit et l’occupe pendant un an ; plusieurs ouragans et épidémies ont été sur le point de la dévaster; le pire et le meilleur de la si envahissante culture nord-américaine… Mais la richesse et le caractère, sont aussi arrivés à La Havane par cette mer que la ville longe sans oser la toucher.

C’est sans doute à cause de cette relation contradictoire avec la mer que l’un des symboles les plus reconnaissables de la capitale cubaine soit le Malecón. Ce parapet de ciment, solide et diviseur, s’étend sur tout le littoral, depuis le cœur de la baie, dans la partie ancienne de la ville, jusqu’aux derniers contreforts du Vedado.

Rustique par moments, sans qu’une embarcation vienne interrompre la monotonie bleue, sans autre relation avec l’environnement que les embruns corrosifs que la mer lance sur la ville, le Malecón est un gaspillage de beauté que les natifs de cette ville n’ont jamais su apprécier comme il le mérite. Aussi oublié que la Vieille Havane, actuellement en restauration, le Malecón est plus un refuge qu’une promenade, plus une fin qu’un début.

Mais La Havane est beaucoup plus que la vitrine à la fois brillante et méprisable que voient généralement les touristes. C’est beaucoup plus que la renaissance et la misère de la Vieille Havane, la majesté décadente du Vedado, les demeures de Miramar, la faune de lutteurs de dollars regroupés sur le Malecón, le rhum, la mer, les jolies mulâtresses et la chaleur. Comme toute ville vivante et comme la femme qu’elle est, La Havane dissimule beaucoup de son intimité et de ses vérités dans les sites où la vie est généralement beaucoup plus réelle. Ni meilleure ni pire : précisément plus réelle.

Dans les divers quartiers de la ville éloignés du trafic perturbateur et salvateur des touristes, on vit une vie non moins dramatique mais plus essentielle, qui est celle de la vraie Havane. Depuis Guanabacoa à Mantilla, depuis Luyanó à Buenavista, depuis Santos Suárez à Santiago de las Vegas, une humanité qui s’entête à avoir une vie logique et digne.

Infinie et diverse, rusée et trompeuse, habile et belle, La Havane est une femme qui vit des temps difficiles. Et en même temps qu’elle vend une partie de son amour sur les marchés, elle dissimule l’autre – sans doute la meilleure – pour sauver cette âme féminine d’une ville de poètes, de peintres et de musiciens, et de gens ordinaires et qui certaines nuits d’été décident de marcher sans but dans la Vieille Havane, et  remédient à la chaleur assis sur le muret rustique du Malecón.

Publié dans Cultura y Sociedad (1), numéro 3, 2001

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1. Cultura y Sociedad est l’une des publications de l’agence de presse IPS (Inter. Press. Service) installée à Cuba depuis 30 ans.

Publiée depuis 1996 par l’écrivain cubain Leonardo Padura, « Cultura y Sociedad » est née un an après la fusion des deux magasines « Magazine de las Religiones » et « Como y por qué ? », toutes deux créés en 1989. Elle bénéficie de la participation d’intellectuels cubains de renommée, tels que le poète Roberto Méndez, le dramaturge Norge Espinosa, ou encore de représentants de la société civile cubaine, tels que le Révérend Raimundo García.

Dans ses publications mensuelles, elle aborde sous forme de chroniques, reportages, entrevues et articles d’opinions, les thèmes les plus divers comme la culture, la religion, l’environnement, les sciences, la femme, la société et ses spécificités, les ONG installées à Cuba ou encore les projets communautaires. Son intention est avant tout de donner une vision générale, plus globale, de l’actualité cubaine, touchant à des sphères qui transcendent le point de vue économique et politique de la société.

Le catalogue de publications d’IPS Cuba comprend, en outre, l’Economics Press Service, les revues Semanal et Mensual, Enfoques, la Cronología Anual et les résumés Político, Económico et Voces, ce dernier traitant plus particulièrement de la société civile sur l’île.

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Enrique   |  Culture, Société   |  09 22nd, 2012    |