CUBA, MAI-JUIN 1912 : SOULÈVEMENT ET MASSACRE DES INDÉPENDANTS DE COULEUR

Le 20 mai 1912, jour du dixième anniversaire de la première république cubaine (1902-1959), depuis la localité de Belona dans la province de l’Oriente, les membres du Parti indépendant decouleur (PIC) lancèrent un soulèvement armé porté par les cris de : « A bas la loi Morúa ! ».

La logique du soulèvement

Créé en août 1908 par un vétéran de l’Armée de Libération, Evaristo Estenoz, le PIC s’était assigné la mission d’obtenir pour les Noirs une meilleure représentation au sein des institutions politiques. La fracture raciale dans l’île en ces temps déniait en effet à ceux-ci une participation proportionnelle à leur poids démographique dans ces institutions et plus généralement dans les structures sociopolitiques. Ainsi, en 1908, à peine 13% des membres de la Chambre des représentants étaient noirs et un seul siégeait au Sénat (Martín Morúa Delgado) alors que le recensement de 1907 évaluait à 30% leur proportion au sein de la population totale. Le projet du PIC ne se résumait pas à améliorer la représentativité des Noirs au sein des institutions. Il visait plus largement à construire une société cubaine expurgée de la discrimination raciale sur laquelle elle reposait, évoluant en contradiction totale avec les conceptions de José Martí, le père de la jeune nation.

L’audience recueillie par le P.I.C semble avoir été assez large. Des antennes et des comités furent constitués dans toutes les villes. En janvier 1910, le parti affichait 108 comités répartis dans cinq provinces sur les six que comptait le pays, son nombre d’adhérents oscillant, selon les historiens, entre 10.000 et 20.000 personnes.

L’émergence du P.I.C dans le paysage politique cubain à la veille des élections de novembre 1908, constitua ainsi un évènement majeur de la vie politique du pays au cours de la seconde occupation étasunienne (1906-1909) et obligea les différentes tendances à réajuster leurs stratégies. Toutefois, ces élections furent un désastre pour le parti : aucun candidat issu de ses rangs ne fut élu. Quoiqu’il en soit, les Indépendants de couleur continuèrent à participer au débat public en développant une opposition croissante au gouvernement et au président Gómez et dénonçant de plus en plus virulemment la discrimination raciale. Cette radicalisation du discours des Indépendants de couleur entraîna aussi une vague de répression contre les membres de ce parti (Estenoz fut emprisonné en janvier 1910 puis amnistié en février) et enclencha, le processus de sa mise hors-la-loi. Ce processus fut initié par le vote de la loi Morúa au Sénat le 14 février 1910. En fait, il s’agissait d’un amendement à l’article 17 de la loi électorale, déposé par le sénateur noir Martín Morúa Delgado et deux de ses collègues stipulant : « […] On ne considérera, en aucun cas, comme parti politique ou groupe indépendant, aucun groupement constitués exclusivement par des individus d’une seule race ou couleur, ni par des individus d’une classe en raison de naissance, la richesse ou le titre professionnel ».

Dès lors, les Indépendants de couleur engagèrent une vaste campagne afin que cet amendement, menaçant l’existence de leur parti, ne soit pas votée à la Chambre des représentants et surtout que le président ne l’approuvât pas. Dans plusieurs provinces, particulièrement l’Oriente où la population noire était plus dense, ils tinrent meeting contre cet amendement. Dans les colonnes de leur journal, Previsón, plusieurs articles tentaient de démontrer que le P.I.C n’était pas un parti raciste. Estenoz eut même une entrevue avec l’ambassadeur des Etats-Unis, lui demandant d’intercéder en faveur de sa cause et lui rappelant que son parti avait été légalisé sous une administration étasunienne.

Peine perdue. Le 2 mai 1910, la Chambre des représentants votait l’amendement Morúa par 42 voix contre 20 et le président Gómez l’approuva. Le P.I.C devenait définitivement illégal et ses principaux dirigeants derrière les barreaux, la justice leur réclamant une caution de 10.000 $.

Acquittés et libérés fin 1910, les dirigeants du P.I.C poursuivirent leur action afin de faire abroger l’amendement Morúa. Durant toute l’année 1911 et le début de 1912, ils multiplièrent les initiatives en ce sens et leur activisme renaquit. En février 1912, les dirigeants du P.I.C menacèrent le gouvernement de provoquer des désordres publics dans le but d’entraîner une nouvelle intervention si l’amendement n’était pas abrogé ce qui provoqua, en avril, des pourparlers avec le président Gómez qui aurait promit d’user de son influence pour cette abrogation.

Sur un autre front, Fernando Freyre de Andrade le leader du Parti conservateur, décidé à s’attirer les faveurs de l’électorat noir, poursuivait une procédure d’abrogation contre l’amendement Morúa à la Chambre des représentants qu’il avait entamée six mois plus tôt. Du 26 avril au 17 mai, il tenta de faire inscrire à l’ordre du jour de cette assemblée le projet de loi qu’il avait rédigé à cet effet mais la chambre ne discuta jamais son projet. Dans ce contexte, les membres du P.I.C voyaient sérieusement compromises leurs chances de participer aux élections générales du 1er novembre. Au début du mois de mai, le Comité exécutif national du parti prit donc la décision de lancer un soulèvement armé afin de contraindre le gouvernement à abroger l’amendement Morúa. Le 17, Estenoz et Ivonnet arrivèrent à Santiago de Cuba. Le 20, ils lancèrent le soulèvement.

L’essentiel des opérations se concentrèrent dans la province de l’Oriente et encore, dans une zone comprise entre Guantánamo et San Luis. Quelques escarmouches eurent lieu dans la région de Santa Clara, mais elles furent vite réduites. Le nombre de révoltés oscillait entre 300 et 600 hommes. En réalité, ce soulèvement se réduisit très vite pour les groupes d’insurgés à tenter d’échapper aux troupes gouvernementales lancées à leur poursuite. Estenoz et Ivonnet n’avaient semble-t-il pas prévu une riposte aussi prompte et surtout la répression d’aussi grande ampleur que mena le gouvernement durant tout le mois de juin contre leur mouvement. Misant sur une intervention rapide des Etats-Unis pour imposer l’abrogation de l’amendement Morúa, ils s’étaient lancés dans un soulèvement qui n’avait pas été préparé sur le plan tactique. Le soulèvement des Indépendants de couleur dura jusqu’à la mi-juillet 1912. Le 27 juin, Estenoz tombait près d’Alto Songo, le 18 juillet, Ivonnet subissait le même sort près de El Caney. Avec la mort de ses deux chefs, le soulèvement des Indépendants de couleur prit fin. L’amendement Morúa ne fut pas abrogé et des centaines de Noirs furent accusés et détenus pour rébellion.

Le massacre comme réponse au soulèvement

La répression du soulèvement du PIC donna lieu à la mobilisation de moyens exceptionnels de l’Armée, la garde rurale, la police et des milices formées principalement de Blancs. Comme le signale, Henri Bryois, le consul de France à Santiago de Cuba : « Il semblerait que le général Monteagudo [Général chargé du commandement des forces répressives] ait donné le tocsin de la Saint Barthélemy des Noirs » .

Au total, les effectifs des forces chargées de contenir le soulèvement sur la province de l’Oriente peuvent être évalués autour de 4.000 hommes. Par ailleurs, le Congrès, en sa session du 5 juin, approuva la suspension des garanties constitutionnelles dans la province de l’Oriente, quasiment à l’unanimité. Le 7 juin, il accorda aussi un budget de 1.000.000 de pesos à l’Etat pour faire face aux différentes dépenses des corps chargés de la répression.

Celle-ci débuta rapidement et toucha aussi des zones où il ne fut pas signalé de soulèvements des habitants noirs ou de membres du P.I.C. Dans ces provinces où les opérations militaires furent limitées ou inexistantes, une vague d’arrestations et de détentions, d’agressions et de brutalités se produisit contre beaucoup de membres de la population noire. Cette vague n’épargna pas non plus les Blancs et les Noirs étrangers accusés ou soupçonnés d’aider les insurgés. Par exemple, le 30 mai, deux Haïtiens, coupeurs de cannes furent abattus par la Garde Rurale qui leur spécifia bien que Noirs cubains ou Noirs haïtiens, c’était pareil.

Aussi, beaucoup de prisonniers capturés ou qui se rendaient aux forces gouvernementales étaient exécutés sans autre forme de procès. Officiellement, ces exécutions étaient justifiées par le fait qu’ils avaient tenté de fuir. On leur appliquait la « loi de la fuite ». Ce type de répression prit une telle ampleur que le quotidien La Discusión, en son édition du 7 juin, n’hésita pas à titrer : « Monsieur Lynch est-il arrivé ? ».

Cette pratique de l’assassinat des prisonniers fut appliquée aux principaux chefs de l’insurrection. Estenoz, dont les circonstances de la mort restent toutefois encore non-élucidées, aurait été assassiné par Lutgardo de la Torre, le lieutenant de la garde rurale qui l’avait capturé, et 50 de ses compagnons fusillés le 27 juin 1912, mais, selon d’autres versions il se serait suicidé . Ramón Miranda fut lui assassiné par le sergent Carlos Mirela. Pedro Ivonnet, capturé le 16 juillet, aurait été abattu deux jours plus tard par Arsenio Ortiz qui deviendra célèbre sous la dictature de Machado dans la chasse des opposants à ce régime.

La violence de cette répression est attestée aussi par le consul de France à Santiago de Cuba, Henri Bryois qui en donna une description précise : « Les routes sont jonchées de leurs cadavres [les Noirs]. Les coupe-choux, dénommés « machete », abat des membres au hasard. On coupe des oreilles, et l’on tranche des têtes ; on fusille surtout. Les réguliers cubains, la « permanente », la Garde Rurale et les guerillas font revivre la sinistre époque de la répression espagnole, féroce et barbare. La « reconcentracion » ordonnée par le général cubain [Monteagudo] videra la campagne de toutes les familles indigènes ou étrangères, laissant livrés à la merci des impitoyables exécuteurs des basses œuvres de l’administration militaire, tous les malheureux et inoffensifs journaliers noirs, travailleurs de la campagne, ramasseurs de café, coupeurs de canne, gardiens de troupeaux et domestiques. Je tremble pour cette chair noire » . La violence de la répression se mesure enfin au grand nombre de morts qu’elle occasionna. Les chiffres officiels font état de près de 2.000 morts mais de nombreux historiens cubains les fixe à un peu plus de 3.000 . Enfin, d’autres sources évaluent ce bilan autour de 5.000 à 6.000 morts . Menée contre les membres d’un groupe racial déterminé, les Noirs, la répression du soulèvement du P.I.C revêt ainsi nombre de caractères d’un véritable massacre. Le rapport de force inégal entre les belligérants, l’exacerbation de la haine du Noir provoquée notamment par une presse prompte à démontrer la barbarie noire, le désaveu des insurgés par les principaux leaders noirs, tout concourut à une élimination totale de l’insurrection.

La logique du massacre

Dans une société au sein de laquelle le « mythe du péril noir » opérait encore même au début du XXe siècle, le stéréotype du Noir violent et agitateur politique et social était réactivé chaque fois que les Noirs tentaient de se regrouper pour revendiquer des droits ou une plus forte intégration à la vie politique et sociale du pays. Ce « mythe du péril noir », fondé sur le soupçon du Noir à vouloir transformer Cuba en second Haïti, est antérieur au soulèvement du PIC. Mais, c’est au cours de cet évènement qu’il opéra pleinement et que ce stéréotype connut sa plus forte et intense expression : de Clerq écrivait alors dans un rapport daté du 12 juin 1912 : « Le bruit avait couru que les Blancs était voués partout au massacre » . Le « mythe du péril noir » et le stéréotype du Noir agitateur politique et social sur lequel il était fondé furent ainsi régulièrement présents dans la presse, notamment sous forme de dessins ou de caricatures. La plus caractéristique émane du journal El Triunfo daté du 18 février 1910, montrant un Noir invité par un sombre personnage à s’emparer d’une dague sur laquelle est inscrit le mot « racismo » afin d’assassiner Cuba, idéalisée par une femme blanche coiffée d’un bonnet phrygien et tenant en ses mains une table de loi sur laquelle est inscrit que « tous les cubains sont égaux devant la loi » (article 11 de la Constitution). Au bas de l’image on peut lire : « Sinistre hôte qui menace la vie de la nation avec la dague empoisonnée de la haine et de l’ambition » .

Le caricaturiste Ricardo de la Torriente, dans son hebdomadaire satirique, La Política Cómica, fit souvent référence au « mythe du péril noir » et développa intensément le stéréotype du Noir agitateur politique et social dans ses œuvres . Dès les débuts de la formation du P.I.C et dans le contexte des élections de 1908, il livra une caricature d’Evaristo Estenoz à cheval, accoutré en général haïtien et brandissant une épée . Le titre et le texte accompagnant le dessin étaient en outre parsemés de certaines caractéristiques phonétiques relevant du stéréotype du Noir sot et inconsistant. Il s’intitulait : « Evarito Etenó. Vers le triomphe ». Le texte disait : « Un général illustre qui se prend pour un orateur et qui a inventé un parti de couleur. C’est un patriote exemplaire qui atteint même l’héroïsme : il veut sauver sa race… en commençant par lui-même ». D’autres caricatures du même auteur, véhiculant le même « mythe du péril noir » et les mêmes stéréotypes afférents, parurent lors du soulèvement du P.I.C.

La répression s’effectua dans un climat où la haine du Noir et l’incitation au massacre de ce groupe racial connurent une ampleur et un impact qui n’avaient pas été atteints depuis les grands soulèvements d’esclaves marrons au cours du XIXe siècle. Ainsi, le 6 juin 1912, le président Gómez, dans une allocution, demandait aux cubains de se porter volontaires « afin de lutter pour la civilisation contre la férocité sauvage des indépendants » . Dans l’éditorial du quotidien ultraconservateur El Día en date du 26 mai 1912, on pouvait lire aussi que la seule réponse à donner au soulèvement était : « la voix des canons qui est la voix de la civilisation […] il s’agit d’un soulèvement raciste, d’un soulèvement de Noirs, c’est-à-dire d’un danger énorme et d’un danger commun » . Dans ce même éditorial, les grands préparatifs de la répression furent présentés comme la défense de la société cubaine contre « une manifestation atavique de sauvages instinctifs et fanatiques ».

Lors du soulèvement du PIC et en marge de la répression menée par le gouvernement, la violence négrophobe prit une certaine ampleur. Des agressions spontanées contre les Noirs se multiplièrent : à Regla, le 1er juin 1912, un Noir fut sauvé du lynchage par la police . Dans la même ville, Crispín Rodríguez, un Noir, fut poursuivi par un groupe de Blancs et blessé par plusieurs coups de feu, après une dispute avec un autre Blanc . Dans son rapport sur ce soulèvement, l’ambassadeur de France, de Clerq, note aussi que : « très excités les étudiants de La Havane ont décidé de donner une leçon aux Noirs. Aussi au soir du samedi 9 de ce mois, ils se sont livrés dans les rues de la ville et dans les squares à une véritable chasse des gens de couleur, les maltraitant et les battant sans rimes ni raison. La police a du intervenir pour rétablir l’ordre, mais il m’a été affirmé par des témoins qu’elle a été partiale pour les Blancs » .

La ségrégation raciale qui imprégnait le système répressif à Cuba au début du XXe siècle constitue un révélateur de la généralisation et l’intensité de ce phénomène dans ce pays. Cette intensité se mesure par le fait que le soulèvement de quelques centaines de membres de ce groupe racial ait donné lieu à un massacre sans précédent dans l’histoire cubaine et sans équivalent véritable dans la Caraïbe et même l’Amérique latine au XXe siècle.

L’échec du P.I.C dans sa tentative d’installer un mouvement noir à Cuba par un soulèvement armé fut total. Il démontra aux Noirs de ce pays que dans la lutte pour l’égalité qu’ils avaient entreprise depuis la déroute du pouvoir colonial espagnol (1898), certaines voies ne seraient pas tolérées, notamment celle de la lutte armée. La minorité qu’ils représentaient au sein de la nation cubaine ne leur permettait pas de donner une forme aussi radicale à cette lutte.

Cela impliqua alors la mise en place de nouvelles stratégies dans leur lutte pour l’égalité. L’affirmation de l’identité afro-cubaine devient ainsi l’arme principale de cette lutte et révèle en fait que les Noirs cubains l’ont envisagée dans des sphères autres que sociale, économique ou politiques. La deuxième moitié des années 1920 et le début des années 1930 sont de ce fait marqués par une explosion de genres et d’œuvres artistiques et littéraires directement inspirées de la culture afro-cubaine dont la vivacité ne se dément pas jusqu’à nos jours. C’est à cette époque par exemple que se situe la naissance du Son et de la Rumba. C’est à cette époque aussi que Nicolas Guillén et Emilio Ballagas initient le mouvement littéraire afrocubaniste dont on a peut-être sous-estimé l’antériorité et l’apport capital à la négritude de Césaire et Senghor.

Cette profusion d’œuvres afro-cubaines, participa donc à l’invasion de l’espace socioculturel cubain par le Noir discriminé. Elle contribua à faire accepter et reconnaître les influences particulières que leur histoire dans l’île avait laissées sur la culture nationale. De ce fait, cette profusion procède de cette intrusion collective au sein de toutes les sphères nationales qui s’impose à toute minorité en quête d’égalité et qui a trouvé dans son identité même, les armes de cette intrusion.

Sachons méditer ce cas des Noirs cubains en ces temps d’interrogation sur notre intégration ou non à la république et la nation françaises et plus généralement sur notre place en leur sein.

Marc Sefil


Enrique   |  Histoire, Politique, Société   |  10 27th, 2012    |