Une mémorable réplique d’Orson Welles sur Cuba

Avant d’être un immense cinéaste et une vedette de l’écran, Orson Welles avait été un homme de théâtre et de radio. Il en avait gardé le sens de la formule, qu’il se plaisait à glisser dans les dialogues de ses films et dans ceux des autres, où il jouait la comédie avec gourmandise.

Tous les spectateurs du Troisième homme (The Third Man, Carol Reed, 1949), se souviennent de la réplique désabusée de Harry Lime :

“En Italie, pendant les trente ans des Borgia, ils ont eu la guerre, la terreur, le meurtre, le carnage, mais ils ont produit Michel-Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance. En Suisse, ils ont eu la fraternité, cinq cents ans de démocratie et de paix, et ça a produit quoi ? Le coucou !”

Dans un film méconnu, Le voyage des damnés (Voyage of the Damned, Stuart Rosenberg, 1976), Orson Welles interprète un Cubain aussi véreux que Harry Lime. Affublé d’un grand cigare comme les aimait le comédien, le personnage de José Estedes est mêlé aux tractations sur les 907 juifs allemands réfugiés, à la veille de la seconde guerre mondiale, à bord du paquebot Saint Louis, qui seront finalement refoulés aussi bien à La Havane qu’aux Etats-Unis.

A un moment des négociations, le personnage cubain énonce une phrase mémorable, qu’on doit sans doute créditer à Orson Welles lui-même : “A La Havane, la seule chose dont on peut être sûr, ce sont les cigares.”

La réflexion est moins réductrice qu’il ne paraît à première vue.

Elle ne surprendrait certainement pas le grand anthropologue cubain Fernando Ortiz (1881-1969), auteur d’un Contrepoint cubain du tabac et du sucre (1940), chef d’œuvre de la littérature d’Amérique latine, que les éditions québecoises Mémoire d’encrier ont eu l’excellente idée de traduire, en 2011, sous le titre Controverse cubaine entre le tabac et le sucre.

Fernando Ortiz montre la différence de culture et de psychologie induite par l’artisanat du tabac et la plantation à grande échelle de la canne à sucre. Sous sa plume, ils deviennent le Yin et le Yang de l’île, le contraste entre Cubanidad(l’essence de la nationalité) et Extranjeria (cosmopolitisme), inséparables.

L’“irréductible individualisme du tabac” s’oppose au sucre, “qui est toujours masse”.

Le premier favorise l’audace et la rêverie, et même l’anarchie, tandis que le second ne contient pas de rébellion ni de défi.

Dans la production du tabac prédomine l’intelligence : le tabac est libéral, voire révolutionnaire. En revanche, dans la production sucrière prévaut la force : elle est conservatrice, si ce n’est absolutiste.

Ces propos de Fernando Ortiz semblent prémonitoires à l’égard de Fidel Castro et son choix de mettre toutes les forces productives au service d’une zafra (récolte) de dix millions de tonnes de canne à sucre. Cet échec majeur de 1970 allait favoriser la soviétisation des institutions cubaines.

Les affinités d’Orson Welles avec l’Amérique latine et le monde hispanique ne sont pas un mystère. Il a été lié à deux stars latinas, Dolores del Rio et Rita Hayworth, et a laissé inachevés un grand documentaire sud-américain – It’s All True (1942), qui a fait l’objet d’un beau montage posthume (1993) – et une adaptation contemporaine deDon Quichotte. Connaissait-il le Contrepoint cubain du tabac et du sucre, lorsqu’il prononçait sa cinglante réplique sur Cuba ?

Paulo A. Paranagua

Blog Amériques du Monde


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